Les Singularitez de la France antarctique/79

Texte établi par Paul GaffarelMaisonneuve (p. 419-426).


CHAPITRE LXXIX.

La maniere de leur guerre.


Comme ce peuple semble auoir presque mesmes meurs que les autres Barbares sauuages, Canadiens peuple belliqueux. aussi après eux ne se trouue autre plus prôpt et coustumier de faire guerre l’côtre l’un autre, et qui approche plus de leur manière de guerre, aucunes choses exceptées. Tontaniens ennemis de ceux de Canada. Les Tontaniens, les Guadalpes, et Chicorins font guerre ordinaire contre les Canadiens, et autres peuples diuers, Ochelagua et Saguené fleuues de Canada. qui descendent de ce grand fleuue d’Ochelagua[1] et Saguené. Lesquelles riuieres sont merueilleusement belles et grandes, portans tresbons poissons et en grande quantité : aussi par icelles peut on entrer bien trois cens lieues en païs, et es terres de leurs ennemis auec petites barques, sans pouuoir user de plus grands vaisseaux pour le danger des rochers[2]. Et disent les anciens du païs, que qui voudrait suyure ces deux riuieres, qu’en peu de Lunes, qui est leur maniere de nombrer le temps, lon trouueroit diuersité de peuples, et abondance d’or et d’argent. Outre que ces deux fleuues separez l’un de l’autre, se trouuentet ioignent ensemble en certain endroit, tout ainsi que le Rhosne et la Saone à Lyon : et ainsi assemblez se rendent bien auant dans la nouuelle Espagne : car ils sont confins l’un à l’autre[3], comme la France et l’Italie. Preparatiue de guerre des Canadiens. Et pour ce quâd il est question de guerre[4] en Canada, leur grand Agahanna, qui vaut autant à dire que Roy ou Signeur, commande aux autres Seigneurs de son obeissance, ainsi que chacun village à son superieur, qu’ils se deliberent de venir et trouuer par deuers luy en bon et suffisant equipage de gens, viures et autres munitiôs, ainsi que leur coustume est de faire. Lesquels incontinent chacun en son endroit, se mettent en effort et deuoir d’obeir au commandement de leurs Seigneurs, sans en rien y faillir, ou aller au contraire. Et ainsi s’en viennent sur l’eau, auec leurs petites barquettes, longues, et larges bien peu, faites d’escore de bois, ainsi qu’en l’Amerique et autres lieux circonuoisins.



Puis l’assemblée faite, s’en vont chercher leurs ennemis : et lors qu’ils sçauent les deuoir rencontrer, se mettront en si bon ordre pour combatre et donner assaut qu’il est possible, auec infinité de ruses et stratagemes, selon leur mode. Stratagème de guerre usité des Canadiens. Les attendans se fortifient leurs loges et cabanes, auec quelques pieces de bois, fagots, ramages, engressez de certaine gresse de loup marin, ou autre poisson : et ce à fin qu’ils empoisonnent leurs ennemis s’ils approchent, mettans le feu dedans, dont il en sort une fumée grosse et noire, et dangereuse à sentir pour la puanteur tant excessiue, qu’elle fait mourir ceux qui la sentent : outre ce qu’elle aueugle les ennemis, qu’ils ne se peuuent voir l’un l’autre. Et vous sçauent adresser et disposer ceste fumée de telle methode que le vêt la chasse de leur costé à celuy des ennemis. Autre stratageme. Ils usent pareillement de poisons faits d’aucunes fueilles d’arbres, herbes, et fruits, lesquelles matières sechées au Soleil, ils meslent parmi ces fagots et ramages, puis y mettent le feu de loing, voyans approcher leurs ennemis. Ainsi se voulurent ils defendre contre les premiers, qui allerent decouurir leur païs, faisâs effort, auec quelques gresses et huiles, de mettre le feu la nuict es nauires des autres abordées au riuage de la mer. Dont les nostres informez de ceste entreprise, y donnerent tel ordre, qu’ils ne furent aucunement incommodez. Toutesfois i’ay entendu que ces pauures Sauuages n’auoient machiné ceste entreprise, que iustement et à bône raison, côsideré le tort qu’ils auoient receu des autres. C’est qu’estans les nostres descenduz en terre, aucuns ieunes folastres par passetemps, vicieux toutefois et irraisonnables, comme par une maniere de tyrannie[5] couppoient bras et iambes à quelques uns de ces pauures gens, seulemêt disoient-ils pour essayer, si leurs espées trenchoient bien, nonobstàt que ces pauures Barbares les eussent receu humainement, auecques toute douceur et amytié. Et par ainsi depuis n’ont permis aucuns Chrestiens aborder et mettre pié à terre en leurs riuages et limites, ne faire traffique quelcôque comme depuis lon a bien congneu par experience.

Or pour n’elongner dauantage de nostre propos, Côme les Canadiens marchêt en guerre. ces Canadiens marchent en guerre quatre à quatre, faisans, quand ils se voyent, ou approchent les uns des autres, cris et hurlemens merueilleux et espouuentables (ainsi qu’auons dit des Amazones[6]) pour donner terreur, et espouenter leurs ennemis. Ils portent force enseignes, faites de branches de boulleaux, enrichies de pennages et plumages de cygnes. Façon de leurs tabourins, et côme ils les portent. Leurs tabourins sont de certaines peaux tendues et bendées en maniere d’une herse, où lon fait le parchemin, portées par deux homes de chacun costé, et un autre estât derriere frappant à deux bastons le plus impetueusement qu’il luy est possible. Leurs flustes sont faites d’os de iambes de cerf, ou autre sauuagine. Maniere de leur combat. Ainsi se combatent ces Canadiens à coups de fleches[7], rondes massues, bastons de bois à quatre quarres, lances, et piques de bois, aguisées par le bout d’os au lieu de fer. Leurs bouclierssontdepennacb.es, qu’ils portent au col, les tournàs dauant ou derriere, quand bon leur semble. Maniere que tenoyêt les anciens à côbatre. Les autres portent une sorte de morion fait de peaux d’ours fort espesses, pour la defence de la teste. Ainsi en usoient les anciens à la maniere des Sauuages : ils côbattoient à coups de poing, à coups de pié, mordoient à belles dents, se prenoient aux cheueux et autres manieres semblables. Depuis à côbattre ils userent de pierres, qu’ils iettoient l’un contre l’autre : côme il appert mesmement par la Sainte Bible. D’auâtage Herodote en son quatrieme liure, parlât de certain peuple qui se côbattoit à coups de bastôs et de massue : Côbat de vierges aux festes de Minerve. il dit en outre que les vierges de ce païs auoient coustume de batailler tous les ans auec pierres et bastôs les unes contre les autres, à l’honneur de la déesse Minerue, le iour de son anniuersaire. Aussi Diodore au premier liure recite, que les massues et peaux de liôs estoient propres à Hercules pour côbatre : car auparauant n’estoient encores les autres armes en usage. Qui voudra voir Plutarque et Iustin, et autres auteurs trouuera que les anciens Romains côbatoient tous nuds. Les Thebains et Lacedemoniens se vengerêt de leurs ennemis à coups de leuiers et grosses massues de bois. Et ne faut estimer que lors ce pauure peuple ne fust autant hardi comme celui d’auiourd’huy, pour auoir demeuré tous nuds sans estre aucunement vestuz, côme à present sont noz Canadiens de grosses peaux, destituez semblablement de moyens et ruses de guerre, dont ces Sauuages se sçauent ayder maintenât. Ie vous pourroys amener plusieurs auteurs parlâs de la maniere que tenoient les anciens en guerre, mais suffira pour le present ce que i’ê ay allegué, pour retourner au peuple de Canada, qui est nostre principal propos. Ce peuple n’use de l’ennemy pris en guerre, côme l’ô fait en toute l’Amerique, c’est à sçauoir qu’ils ne les mangent aucunement, ainsi que les autres. Ce qu’est beaucoup plus tolerable. Vray est, que s’ils prennêt aucûs de leurs ennemis, ou autremêt demeurent victorieux[8], ils leur escorchent la teste et le visage, et l’estendent à un cercle pour la secher : puis l’emportent en leur païs, la monstrâs auec une gloire à leurs amis, femmes et vieillards, qui pour l’aage imbecille ne peuuent plus porter le fais, en signe de victoire. Au reste ils ne sont si enclins à faire guerre, comme les Perusiens, et ceux du Bresil, pour la difficulté parauenture, que causent les neiges et autres incommoditez, qu’ils ont par delà.

  1. L’Hochelagua correspond au Saint-Laurent. Le Saguenay a conservé son nom. Le premier de ces cours d’eau est navigable pour les plus grands vaisseaux jusqu’à Québec, à 150 lieues de son embouchure, pour les navires de 600 tonneaux jusqu’à Montréal à 60 autres lieues. Quant au Saguenay, on peut le remonter jusqu’au lac Saint-Jean, auquel il sert de déversoir.
  2. Allusion aux Sauts, assez fréquents sur le Saint-Laurent, (Cascades, Saint-Louis, Long Saut, Sainte-Marie, La Chine.)
  3. Géographie fantastique : Inutile de faire remarquer que le Saguenay et le Saint-Laurent ne se joignent qu’à leur confluent, et qu’ils n’ont jamais arrosé la Nouvelle Espagne ou Mexique.
  4. Thevet dans sa Cosmographie universelle, a longuement raconté ces guerres Canadiennes. Il a même ajouté de curieux détails à ceux qu’il donne ici. Lescarbot (vi, 25) a consacré tout un chapitre à la guerre. « Auant que partir, les nôtres ont la coutume de faire un fort, dans lequel se met toute la ieunesse de l’armée ; où estans, les femmes les viennent enuironner et tenir comme assiegés. Se voyans ainsi enueloppés, ils font des sorties pour euader et se liberer de prison. Les femmes qui sont au guet les repoussent, les arrêtent, font leur effort de les prendre. Et s’ils sont pris, elles chargent dessus, les battent, les dépouillent, et d’un tel succès, prennent bon augure de la guerre qui se va mener. S’ils eschappent, c’est mauuais presage.
  5. Ce furent surtout les Espagnols qui prirent plaisir à massacrer les indigènes sans motif : aussi exciterent-ils contre eux des haines inexpiables. Il faut lire dans Las Casas l’abominable récit de leurs cruautés gratuites. Voir premier mémoire contenant la Relation des cruautés commises par les Espagnols conquérans de l’Amérique. Trad. Llorente. T. I, P. 1, 116.
  6. Voir plus haut, § liii.
  7. Sagard (§ 27) a décrit tout au long les armes et les usages guerriers des Canadiens. « Ils n’ont pour toutes armes que la masse, l’arc et les fleches, lesquelles ils empannent de plumes d’aigles, comme les meilleures de toutes, et à faute d’icelles ils y en accommodent d’autres. Ils y appliquent aussi fort proprement des pierres tranchantes collées au bois, auec une colle de poisson tres forte, et de ces fleches, ils en emplissent leur carquois, qui est fait d’une peau de chien passée. Ils portent aussi de certaines armures et cuirasse qu’ils appellent aquientor… Ces cuirasses sont faites auec des baguettes couppées de mesures et serrées les unes contre les autres, tissues et entrelassées de cordelettes fort durement et proprement. Ils se seruent aussi d’une rondache ou bouclier fait d’un cuir bouilly fort dure, et d’autres faits de planches de bois de cedre fort grands, larges et legers qui leur conurent presque tout le corps, etc. » /
  8. Lescarbot (vi, 15,) : « La victoire acquise d’une part ou d’autre, les victorieux retiennent prisonniers les femmes et enfans, et leur tondent les cheueux, comme on faisoit anciennement par ignominie, ainsi qu’il se voit en l’histoire sacrée… Quant aux morts, ils leur coupent les têtes en si grand nombre qu’ils en peuuent trouuer, lesquelles se diuisent entre les capitaines, mais ils laissent la carcasse, se contentans de la peau, qu’ils font secher, ou la couroyent, et en font des trophées en leurs cabanes… et auenant quelque fête solennelle entre eux ils les prennent, et dansent auec, pendues au col, ou au bras, ou à la ceinture, et de rage quelquefois mordent dedans. » — Cf. le chapitre 28 de Sagard intitulé : « Des prisonniers de guerre, lesquels ils mangent en festin, apres les auoir faict cruellement mourir. » Au chapitre 27 le même auteur fait remarquer « qu’il y a des na- tions en nostre Amerique qui auoient accoustumé d’escorcher ceux qu’ils prenoient à la guerre, et de remplir de cendres leurs peaux, qu’ils appendoient à leurs places publiques, comme autant de trophées et de monumens de leurs beaux faits. Il y en auoit neantmoins plusieurs d’entre eux qui employoient ces peaux à d’autres usages, et en faisoient des tambours, disans que ces caisses quand on venoit à les batre, auoient une secrette vertu de mettre en fuite leurs ennemis. »