Les Singularitez de la France antarctique/42

Texte établi par Paul GaffarelMaisonneuve (p. 210-215).


CHAPITRE XLII.

Du mariage des Sauuages Ameriques.


C’est chose digne de grande commiseration, la creature, encore qu’elle soit capable de raison, viure neantmoins brutallemêt. Par cela pourrons congnoistre que nous ayons apporté quelque naturel du vêtre de nostre mere, que nous demeurerions brutaux, si Dieu par sa bonté n’illuminoit noz esprits. Côme se marient ceux de l’Amerique. Et pour ce ne faut penser, que noz Ameriques soient plus discrets en leurs mariages, qu’en autres choses. Ils se marient les uns auec les autres, sans aucunes cerimonies[1]. Le cousin prendra la cousine, et l’oncle prendra la niece sans difference ou reprehension, mais non le frere la sœur. Un homme d’autant plus qu’il est estimé grand pour ses prouesses et vaillantises en guerre, et plus[2] luy est permis auoir de femmes pour le seruir : et aux autres moins. Car à vray dire, les femmes trauaillent plus sans comparaison, c’est à sçauoir à cueillir racines, faire farines, bruuages, amasser les fruits, faire iardins et autres choses qui appartiennent au mesnage. L’homme seulement va aucunefois pescher, ou aux bois prendre venaison pour viure. Les autres s’occupent seulement à faire arcs et flesches, laissant le surplus à leurs femmes. Défloration des filles auât qu’estre mariées. Ils vous donneront une fille[3] pour vous seruir le temps que vous y serez, ou autrement ainsi que vous voudrez : et vous sera libre de la rendre, quand bon vous semblera, et en usent ainsi coustumierement. Incontinent que serez là, ils vous interrogeront ainsi en leur langage : Viença, que me donneras-tu, et ie te bailleray ma fille qui est belle, elle te seruira pour faire de la farine, et autres nécessitez ? Difense du Seigneur de Villegagnô aux François de ne s’accointer aux femmes Sauuages. Pour obuier à cela, le seigneur de Villegagnon[4] à nostre arriuée défendit sus peine de la mort, de ne les acointer, côme chose illicite au Chrestiê. Vray est, qu’après qu’une femme est mariée il ne faut pas qu’elle se ioüe ailleurs : car si elle est surprise en adultère, son mary ne se fera faute de la tuer : car ils ont cela en grand horreur[5]. Et quât à l’hôme, il ne luy fera riê, estimât que s’il le touchoit il acquerrait l’inimitié de tous les amis de l’autre, engêdreroit une perpétuelle guerre et diuorse. Pour le moins ne craidra de la répudier : ce qui leur est loisible, pour adultère : aussi pour estre sterile, et ne pouuoir engendrer enfans : et pour quelques autres occasions. Dauâtage ils n’auront iamais compagnée de iour auec leur femmes, mais la nuit seulement[6], ne en places publiques, ainsi que plusieurs estimêt par deça : comme les Cris, peuple de Thrace et autres Barbares en quelques isles de la mer Magellanique, chose merueilleusemêt detestable, et indigne de Chrestien auquel peuuêt seruir d’exêple en cest endroit ces pauures brutaux. Les femmes pendant qu’elles sont grosses ne porteront pesans fardeaux, et ne feront chose pénible, ains se garderont tresbien d’estre offensées. La femme accouchée, quelques autres femmes portent l’enfant tout nud lauer à la mer ou à quelque riuiere, puis le reportent à la mere, qui ne demeure que vingt et quatre heures en couche. Le pere coupera le nombril à l’enfant auec les dents[7] : comme i’ay veu y estant. Au reste traittent la femme en trauail autant songneusement, comme l’on fait par deçà. La nourriture du petit enfant est le laict de la mere : toutesfois que peu de iours apres sa natiuité luy bailleront quelques gros alimens, comme farine maschée, ou quelques fruits. Le pere incontinent que l’enfant est né luy baillera[8] un arc et flesche à la main, comme un commencement et protestation de guerre et vengeance de leurs ennemis. Mais il y a une chose qui gaste tout : que auant que marier leurs filles, les pères et mères les prosternent au premier venu, pour quelque petite chose, principalement aux Chrestiens, allans par delà, s’ils en veulent user, comme nous auons ia dit. Coustume ancienne des Lydiens, Armeniens, et habitans de Cypre. A ce propos de noz Sauuages nous trouuons par les histoires, aucuns peuples auoir approché de telle façon de faire en leurs mariages. Seneque en une de ses epistres, et Strabon en sa Cosmographie escriuent que les Lydiens[9] et Arméniens auoyent de coustume d’enuoyer leurs filles aux riuages de la mer, pour là se prosternans à tous venans gaigner leurs mariages. Autant, selon Iustin, en faisoyent les vierges de l’isle de Cypre, pour gaigner leur douaire et mariage : lesquelles estans quittes et bien iustifiées, offroyent par après quelque chose à la déesse Venus. Il s’en pourrait trouuer auiourd’huy par deçà, lesquelles faisans grande profession de vertu et de religion, en feraient bien autant ou plus, sans toutesfois offrir ne present ne chàdelle. Et de ce ie m’en rapporte à la verité. Au surplus de la consanguinité en mariage, Saint Hierosme escrit, que les Atheniens auoyent de coustume marier les freres auec les sœurs et nô les tantes aux nepueux : ce qui est au contraire de noz Ameriques. Pareillement en Angleterre, une femme auoit iadis liberté de se marier à cinq hommes, et non au contraire. En outre nous voyons les Turcs et Arabes prendre plusieurs femmes : non pas qu’il soit honneste ne tolerable en nostre Christianisme. Conclusion noz Sauuages en usent en la maniere que nous auons dit, tellement que bien à peine une fille est mariée, ayant sa virginité : mais estans mariées elles n’oseroyent faire faute : car les maris les regardent de pres comme tachez de ialousie. Vray est qu’elle peut laisser son mari, quand elle est maltraitée : ce qui aduient souuent. Comme nous lisons des Egyptiens, qui faisoyent le semblable auant qu’ils eussent aucunes loix. Les Sauuages ont plusieurs femmes. En ceste pluralité de femmes dont ils usent, comme nous auons dit, il y en a une tousiours par sus les autres plus fauorisée, approchant plus pres de la personne, qui n’est tant subiecte au trauail comme les autres. Tous les enfants qui prouiennent en mariage de ces femmes, sont reputez legitimes, disants que le principal auteur de generation est le pere, et la mere non. Qui est cause que bien souuent ils font perir les enfans masles de leurs ennemis estants prisonniers, pour ce que tels enfants à l’aduenir pourroyent estre leurs ennemis.

  1. Léry. § xvii : « Pour l’esgard des cerémonies, il n’en font point d’autre, sinon que celuy qui voudra auoir femme soit vefue ou fille, apres auoir sceu sa volonté, s’adressant au pere, ou au defaut d’icelluy aux plus proches parens d’icelles, demandera si on luy veut bailler une telle en mariage. Que si on respond qu’ouy, des lors sans passer autre contrat il la tiendra auec soy pour sa femme. »
  2. D’après H. Staden (P. 274) : J’ai vu des chefs qui en avaient treize ou quatorze. Abbati Bossange, mon dernier maître, en avait un très-grand nombre. » Cf. Léry. § xvii. « Et en ay veu un qui en auoit huict, desquelles il faisoit ordinairement des contes à sa louange. » — Thevet. Cosm. univ. P. 933 : « Ce que i’ay veu en la maison d’un nommé Quoniambec, lequel entretenoit auecluy huict, et cinq qu’il auoit hors sa maison. » — Orbigny. L’Homme américain. I. 193.
  3. Voir les curieux exemples cités par Lubbock. Origines de la Civilisation. P. 67 et suivantes. D’après le capitaine Lewin (Hill tracts of Chittatong. P. 116), les tribus de Chittatong regardent le mariage comme une simple union animale et comme une commodité. Ils n’ont aucune idée de tendresse et de dévouement. Charlevoix (Histoire du Paraguay. I. 91) raconte que chez les Guayacurus du Paraguay « les liens du mariage sont si légers, que, quand les deux parties ne se conviennent pas, ils se séparent sans autre cérémonie. » Même indifférence chez les Guaranis. (Id. P. 352.)
  4. Lery. § vi : « Villegaignon, par l’aduis du conseil, fit deffense à peine de la vie, que nul ayant titre de chrestien n’habitast auec les femmes des Sauuages. Il est vrai que l’ordonnance portoit, que si quelques unes estoyent attirées et appelées à la cognoissance de Dieu, qu’après qu’elles seroient baptizées, il seroit permis de les espouser. »
  5. Lery. § xvii : « L’adultère du costé des femmes leur est en tel horreur, que sans qu’ils ayent autre loy que celle de nature, si quelqu’une mariée s’abandonne à autre qu’à son mary, il a puissance de la tuer, ou pour le moins la répudier et renvoyer auec honte. » Cf. Thevet. Cosm. univ. P. 933. — Osorio. Ouv. cité, ii, 50.
  6. Cet usage se retrouve dans bien des pays, et particulièrement dans l’Amérique du Nord. Voir Lafitau. Mœurs des Sauvages Américains. Vol. 1. P. 576.
  7. Léry. § xvii : « Le père après qu’il eut reçu l’enfant entre ses bras, luy ayant premièrement noué le petit boyau du nombril, il le coupa puis apres à belles dents. » Thevet (Cosm. univ. P. 916.) rapporte un autre usage : « Quand le nombril de l’enfant est sec et tombé, le père le prend et en fait de petits morceaux lesquels il attache au front d’autant de piliers qu’il y a en la maison, à fin que l’enfant susdit soit grand père de famille. »
  8. Léry. § xvii : « Si c’est un masle, il luy fera une petite espée de bois, un petit arc et de petites flesches empennées de plumes de perroquets : puis mettant le tout aupres de l’enfant… luy dira, mon fils, quand tu seras venu en aage, à fin que tu te venges de tes ennemis, sois adextre aux armes, fort, vaillant et bien aguerri. » Cet usage se retrouvait chez les Canadiens. V. H. Perrot. P. 31. « Si le père est bon chasseur, il y fait mettre tous ses apiffements ; quand c’est un garçon, il y aura un arc attaché ; si c’est une fille, il n’y a que les apiffements simplement. »
  9. On peut ajouter les passages suivants : Hérodote. Liv. iv. § 172, à propos des Nasamons. Id. Liv. I. § 199. — Diodore. V, 18, à propos des îles Baléares. — Mela. I, 18, à propos des Auziles, tribu Ethiopienne. « Feminis solemne est, nocte, qua nubunt, omnium stupro patere, qui cum munere advenerint : et tum, cum plurimis concubuisse, maximum decus. »