Les Siècles morts/Préface du tome I

Les Siècles mortsAlphonse Lemerre éd.I. L’Orient antique (p. i-xvi).
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PRÉFACE


On a dit que ce siècle était le siècle de l’Histoire. À nulle autre époque, en effet, la poussière des temps n’a été remuée plus profondément ; et les civilisations antiques en sortent aujourd’hui dans leur rude majesté. L’homme préhistorique est apparu ; la science a reconstitué les états successifs du globe, les types des races, leurs habitations diverses, leurs industries primitives. Nous pouvons nous représenter vaguement, ce que furent les grands exodes des premières familles, à travers un monde inconnu, le long des fleuves immenses, luttant chaque jour contre de nouveaux dangers et s’établissant enfin dans ces solitudes innommées où s’élèveront plus tard des cités et des temples. Nous concevons de quelle manière les forces naturelles sont devenues des formes divines, bienfaisantes ou néfastes. Les prières et les incantations peuvent rendre plus favorables encore les Esprits protecteurs ou chasser les Esprits mauvais. Les sacrifices offerts par l’homme sont des échanges avec les Dieux. Combien de siècles ont été nécessaires pour élaborer la pensée religieuse de l’Humanité ? Nul ne le saura jamais. Mais elle nous apparaît, presque complète déjà, dans les grandes civilisations historiques d’Égypte et de Khaldée.

Et la découverte de leurs mystérieuses archives est bien l’œuvre du xixe siècle. Babylone, l’Assyrie, l’Égypte, la Perse, n’étaient connues naguère que par les historiens grecs. Hérodote, Diodore de Sicile avaient recueilli de précieuses légendes. Les renseignements transmis par eux étaient loin d’être sans valeur. Néanmoins le vieux monde n’était qu’un monde grec. Les noms déformés étaient grecs : les discours, la pensée même, avaient revêtu une apparence hellénique.

Un seul livre, la Bible, semblait reproduire fidèlement quelques traits de la vie antique. Entouré de peuples ennemis, foulé par les conquérants d’Assyrie et d’Égypte, Israël en avait gardé la marque profonde. Israël avait connu les cultes étrangers et s’en était enivré ; il avait souffert dans la vallée du Nil, trafiqué avec Tyr et Zidôn, pleuré au bord des fleuves de la Babylonie. Et son Livre Sacré conservait, en le maudissant, le souvenir des rois vainqueurs et de leurs dieux barbares. Mais que de lacunes encore et de mystères subsistaient dans la Bible ! Les études nouvelles ont éclairé en bien des points ce qui était obscur, et confirmé d’une éclatante manière ce qui était acquis à l’Histoire.

L’auteur regrette de ne pouvoir retracer, en téle d’un volume de vers, l’histoire des études orientales, et celle des découvertes faites dans leur domaine. Il eût été intéressant de montrer au lecteur quels dévouements à la science, quelle merveilleuse intuition, quel pénétrant génie ont été nécessaires aux premiers initiateurs. De nombreux et illustres savants suivent aujourd’hui les glorieux maîtres de l’Égyptologie et de l’Assyriologie. Une littérature immense a été révélée, qui s’augmente chaque jour de richesses inespérées. Sœur de la langue hébraïque, appartenant à la même famille, possédant les mêmes racines, la littérature khaldéo-assyrienne nous a déjà livré un récit du déluge parallèle à celui de la Genèse, des épopées mythologiques, des hymnes, des incantations, de véritables lexiques, et d’innombrables inscriptions historiques. À peine quelques lignes d’écritures indéchiffrables, quelques ruines enfouies sous les sables, attestaient encore la puissance des royautés disparues. De même pour l’Égypte, pour la Perse. Et c’est à l’aide de ces fragments épars qu’ont été restituées, avec une étonnante certitude, la langue, la religion, la poésie, l’histoire des vieux empires de l’Orient.

Chaque année de nouvelles fouilles sont exécutées, de nouvelles ruines sont découvertes et explorées. Récemment encore, l’antique civilisation sumérienne surgissait des monticules de la Basse-Khaldée. Et voici que depuis peu un autre empire, celui des Hitthites, que la Bible et les textes égyptiens mentionnent souvent, semble sortir de l’ombre, et qu’une langue inconnue fait entendre ses premiers bégaiements. Le déchiffrement des inscriptions a été tenté, et l’on est en droit d’espérer que les ruines de la Syrie, comune celles de Tello, nous dévoileront prochainement leurs mystères.

Ainsi, de toutes parts, les puissants empires d’autrefois ressuscitent et semblent revivre à nos yeux, dans leur réalité. Les documents abondent : les poèmes cosmogoniques et mythologiques, les hymnes, les rituels, les formules magiques, nous font connaître les religions et les superstitions : les monuments figurés, cylindres, bas-reliefs, peintures, objets usuels, nous restituent les cérémonies du culte, les types physiques, les costumes, les mœurs et d’innombrables scènes de l’existence journalière ; les inscriptions royales racontent les guerres, rappellent les fondations ou les restaurations des édifices dont les ruines sont rendues à la lumière : des tablettes et des manuscrits nous initient à la vie civile, aux procès même, aux transactions de toute nature.

À la suite de l’histoire régénérée, guidée par elle, la Poésie a-t-elle le droit de pénétrer dans les mystères du passé ? Sans réveiller ici les discussions sur l’essence et le but de la Poésie, on est néanmoins en droit de se demander s’il ne lui est pas permis d’échapper aux fugitives impressions du moment, et d’errer, comme au milieu d’une vaste nécropole, parmi les cendres des temps qui ne sont plus. Car, de ces ruines, l’homme se dégage encore. Il souffre, il aime, il espère, il meurt. Ses Dieux, dont il peuple l’univers, sont les formes les plus hautes et, pendant de longs siècles, l’unique expression de sa pensée. La Poésie a-t-elle le droit de s’emparer des mythes, de ressusciter ces Dieux et d’essayer de peindre les races antiques dans leur milieu propre et dans toute leur barbarie ou leur civilisation, avec leurs croyances et leurs mœurs ?

L’auteur le croit : et ce recueil de poèmes n’a pas d’autre but. Il serait impossible de rappeler ici les nombreux essais de poésie « archéologique » tentés jusqu’à ce jour, depuis le xvie siècle, tels que les traductions des psaumes ou les poèmes inspirés par les récits bibliques. De grands exemples s’imposent du reste entre tous. André Chénier, le premier, puisa ses inspirations à la source de la véritable antiquité grecque. En 1815, Alfred de Vigny, imitant Théocrite, écrivait la Dryade ; en 1817 le court fragment intitulé le Bain d’une Dame romaine, plus tard, Moïse, la fille de Jephté et d’autres admirables poèmes, tels que la Colère de Samson. Mais, comme le fait remarquer très justement M. Leconte de Lisle, dans son Discours de réception à l’Académie Française, — et ce qu’il dit de Moïse peut s’appliquer aux autres poèmes d’Alfred de Vigny : « Le poème de Moïse n’est qu’une étude de l’âme dans une situation donnée, n’appartient à aucune époque nettement définie et ne met en lumière aucun caractère individuel original. » Victor Hugo, avec son prodigieux génie, embrassa, dans la Légende des Siècles, toutes les périodes de l’humanité, tous les temps, toutes les races. Ici encore je citerai M. Leconte de Lisle : « Mais si la Légende des Siècles, dit-il, est plutôt, çà et là, l’écho superbe de sentiments modernes, attribués aux hommes des époques passées, qu’une résurrection historique ou légendaire, il faut reconnaître que la foi déiste et panthéiste de Victor Hugo, son attachement exclusif à certaines traditions, lui interdisaient d’accorder une part égale aux diverses conceptions religieuses dont l’humanité a vécu et qui toutes ont été vraies à leur heure, puisqu’elles étaient les formes idéales de ses rêves et de ses espérances. »

Cette prédominance du sentiment moderne et personnel dans la Poésie historique, que M. Leconte de Lisle constatait chez A. de Vigny et chez V. Hugo, n’existe pas chez lui-même, sauf peut-être dans son chef-d’œuvre, Kaïn, qui, dans un cadre sémilique, enferme tous les regrets, toutes les revendications, toutes les haines et toutes les souffrances de l’humanité, accablée sous le poids de la Fatalité divine et se redressant enfin contre son éternel perséculeur. M. Leconte de Lisle, admiré aujourd’hui comme le maître incontesté de la Poésie contemporaine, à qui l’avenir réserve la plus noble place parmi les plus grands Poëtes français, a le premier donné le modèle de ce que devait étre la restitution poétique de l’Antiquité. Son imagination, précise et savante, a su laisser à chacune des mythologies, des religions et des races qu’il a chantées leur caractère propre et leur physionomie ethnique, avec leur grâce, leur splendeur, ou leur rudesse particulière. Son œuvre parcourt le cycle entier de l’Histoire. Dans une langue d’une étonnante variété, merveilleusement souple et appropriée à chaque sujet, le poète retrace puissamment les civilisations diverses. Les réves de l’Inde et ceux de la Grèce, l’Esprit de l’Orient et celui du Nord, l’âme obscure et féroce du Moyen-Âge, se réveillent et palpitent dans ses vers évocateurs.

D’autres poètes encore ont soulevé quelque coin du voile mystérieux du passé. Les Noces Corinthiennes, de M. Anatole France, doux et mélancolique reflet des âmes troublées par le souvenir des Dieux anciens et l’avènement du Dieu nouveau, ne sont pas oubliées. Même quelques poèmes, inspirés par les traductions publiées des textes cunéiformes ou hiéroglyphiques, ont déjà paru. La même curiosité intellectuelle ramène à la fois vers la plus haute antiquité plusieurs poètes contemporains.

Ainsi du mouvement historique procède le mouvement poétique actuel. Profiter des découvertes archéologiques, évoquer dans leur milieu les hommes et les choses, et tenter de représenter à son tour, dans une suite de poèmes, le long déroulement des siècles, telle fut l’ambition de l’auteur. Les Siècles morts, avec leur sous-titre l’Orient antique, ne sont que la première partie d'une œuvre que l’auteur essayera de réaliser si la force et le talent nécessaires ne lui font pas défaut.

Le volume qu’il présente aujourd’hui au jugement de ses maîtres, de ses amis et de quelques rares lecteurs, est particulièrement austère. L’Orient primitif, surtout, l’Orient sémitique, laisse peu de place au rêve et aux longues méditations, propres au génie aryen. Une civilisation grandiose, mais rude et sanglante, éclate de toutes parts. Guerres sans fin, villes incendiées ou rasées, princes et guerriers mis en croix, livrés aux plus cruels supplices, femmes, enfants, nations lout entières trainées en esclavage et transplantées d’un bout à l’autre des empires : tels sont les plus fréquents tableaux que retracent les annales de Babylone et d’Assyrie. Les livres de la Bible, sauf quelques traits de la vie pastorale, sont pleins des vengeances d’Iahvé, des abominations des Rois, des luites des tribus. Les malédictions des Prophètes tonnent sans cesse sur le peuple choisi et sur les nations de l’univers. Partout la haine bouillonne ; partout le sang ruisselle.

Et cependant, au fond des temples khaldéens, les vieux récits cosmogoniques sont recueillis, le cours des astres est étudié et interprété, les générations divines sont expliquées. Les Dieux exercent leur action sur le monde. Les conquérants les invoquent et les interrogent. Des cultes sanglants et voluplueux une pensée religieuse se dégage ; les mythes se transforment et se développent. Le mythe d’Istar et de Douzi engendre celui d’Aschtoreth et d’Adôni. Tout s’enchaîne et tout contribue à former le patrimoine religieux de l’humanité successive. Israël conçoit l’unilé de son Dieu jaloux, élève le temple et, par la voix de ses nabis, jette son cri d’espérance au Messie idéal.

N’appartenant pas au monde sémitique, mais ayant exercé une influence considérable au moins sur Israël et sur la Phénicie, l’Égypte semble sortir de la nuit des temps en pleine possession d’elle-même. Dans les plus anciens monuments de sa littérature, une âme existe et pense. Éternellement agenouillée devant son Dieu solaire, elle l’adore sous toutes les formes et sous tous les noms. La vie et la mort de l’homme sont assimilées à l’existence même du soleil. Il naît au jour avec le soleil, parcourt ses phases lumineuses, disparaît avec lui dans le ciel inférieur, et, justifié, presque divinisé, ressuscite avec Horus à l’horizon du matin.

Le Livre des Morts, dont les exemplaires complets ou des fragments se retrouvent à côté de chaque momie, est un recueil d’hymnes, d’incantations, de formules conjuratoires, une sorte de rituel funéraire, ainsi que l’a appelé Emmanuel de Rougé, où la vie d’outre-tombe du défunt, assimilé à Osiris, est retracée tout entière, depuis le moment où, pénétrant dans « la Divine Région inférieure, » l’âme paraît devant les Dieux, jusqu’à celui où, après avoir accompli les travaux ordonnés et avoir été jugée digne de la béatitude suprême, elle accomprgne, réunie à son corps, la barque du Soleil et « opère toutes les transformations désirables. » Le chapitre CXXV, avec sa vignette peinte, est particulièrement intéressant. Il contient ce que Champollion a nommé la confession négative. Le défunt se glorifie du mal qu’il n’a pas fait pendant sa vie. C’est une exposition de la haute morale pratiquée dans l’ancienne Égypte. La traduction que M. Paul Pierret, le savant conservateur du Musée Égyptien du Louvre, a donnée du Livre des Morts, a surtout servi à l’auteur pour le poème intitulé l’Amenti.

Une autre partie des Siècles morts est consacrée à la littérature avestique. La lutte d’Ahoûra-Mazdà (Ormuz) et d’Agro-Mainyous (Arhiman) est indiquée dans les Créations d’Ahoùra-Mazdàä. D’autres hymnes, empruntés à la traduction de l’Avesta par Mgr de Harlez, sont condensés et peuvent donner une idée de ce que fut le génie de l’Eran. Quoique aryenne et étrangère au vieil Orient sémitique, la religion de Zoroastre ne devait pas être négligée ici. Fut-elle, telle du moins qu’elle nous apparaît dans l’Avesta. la religion des Akhéménides ? Ce point est obscur et controversé. Elle fut, en tout cas, la religion de la Perse. L’influence du Parsisme se fait sentir en Judée après la captivité. L’empire Perse fut le dernier des grands empires asiatiques. Il succomba lui-même sous les coups d’Alexandre ; et la conquête grecque, en établissant dans le monde la prédominance hellénique, marque véritablement la fin du monde antique.

Avec lui se termine ce premier volume. Ceux qui suivront, sous le titre général des Siècles morts, seront consacrés, l’un à l’Orient grec, le deuxième à Rome et à Byzance. L’auteur demande la permission d’esquisser rapidement le plan qu’il a conçu et qu’il essayera d’exécuter dans ses livres postérieurs.

Alexandre a porté ses armes triomphantes jusqu’au delà de l’Indus. Après sa mort, de nouveaux royaumes se fondent sur les ruines des empires écroulés. L’Hellénisme s’infiltre en Asie avec les Séleucides, en Égypte avec les Lagides et les Ptolémées. Israël résiste seul encore à l’invasion morale de l’esprit grec. Mais, dompté à son tour, il inculque à ses vainqueurs sa propre pensée. Avec Philon et son école, la doctrine du monothéisme se répand. Alexandrie, devenue le centre intellectuel du monde, voit tous les mythes se métamorphoser et se mélanger. Les plus antiques doctrines sont restaurées ; la philosophie grecque les interprète et les épure, tandis que la philosophie juive affirme son dogme de l’unité divine. Mais un mouvement particulier agitait toujours les sectes et les écoles de la Judée, soumise maintenant aux Romains. L’idée messianique se réveille, plus ardente que jamais, et du fond de la Galilée une voix se fait entendre qui répèle : « Le royaume de Dieu est proche. » Jésus sème dans les cœurs déshérités sa parole inspirée : et la dernière des grandes religions sémiliques germe dans les âmes, pleines d’espérances inconnues.

La même haine que les anciens Nabis portaient à Babel et à Asiour vit toujours chez leurs descendants ; et les mêmes anathèmes sont lancés contre Rome. Le fanatisme est à son comble : Jérusalem, qui en est le foyer, périt dans des flots de sang et des tourbillons de fumée. Le Temple indestructible est détruit : mais Israël dispersé emporte sa Thora, les premiers éléments de la Mischna et du Thalmud, et élève dans son cœur ur nouveau temple à sa Loi.

À partir de la chute de Jérusalem, le monde entier est devenu Romain. Rien ne subsiste plus de l’Asie ni de la Grèce, rien, si ce n’est cependant le germe déposé par Jésus de Nazareth dans l’âme des Galiléens. Il grandit ; la légende se dessine peu à peu ; Paul la propage parmi les gentils, et l’avènement du Christianisme devient le fait historique le plus important de l’époque. Au sein d’une civilisation à outrance, les âmes sont envahies par une mélancolie inconnue. Les Dieux grecs et latins ont perdu leur noblesse primitive ; la piété a déserté leurs autels ; les Jupiter et les Vénus sont de simples personnages mythologiques, dont les aventures servent de canevas aux amplifications poétiques. C’est alors que les cultes de l’Orient ressuscitent dans le monde romain. Mitra, le Dieu avestique de la bonne foi et des pâturages, devient le mystérieux sacrificateur du Taureau ; Sarapis sort des sanctuaires égyptiens. Les anciennes religions orientales jettent une troublante et dernière lueur avant de s’éteindre pour jamais.

Les mystères chrétiens se glissent hors des catacombes, et les femmes d’abord sont charmées par eux. Les associations pieuses les attirent ; elles, à leur tour, entraînent les hommes vers le culte qui les console et les enivre. Le Christianisme grandissant est persécuté. Les philosophes l’attaquent et le raillent : et les docteurs de la nouvelle Église se lèvent et proclament ses dogmes à la face du monde. Enfin l’Église du Christ triomphe officiellement, et c’est alors surtout que les schismes et les hérésies la déchirent. Les conciles condamnent l’erreur, fixent la Foi des siècles futurs, et la théologie byzantine s’égare dans les plus incroyables spéculations. L’évêque de Rome s’est assis sur le trône des Césars. Malgré la réaction de Julien, les derniers vestiges de l’hellénisme s’effacent, et le Christianisme, soumettant les barbares à son joug, victorieux de la philosophie agonisante, se dresse à son tour, dans toute sa puissance universelle, violente et persécutrice.

Voici l’œuvre que le poète a rêvé d’écrire, et qu’il écrira peut-être. Elle ne dépassera pas le seuil du Moyen-Âge et l’heure même où tout est mort de ce qui fit la force ou la beauté de la haute antiquité.

Quelques mots sont nécessaires pour expliquer de quelle manière ces poèmes ont été conçus. Ils ne sont pas, en général, des traductions ou des interprétations ; mais l’auteur a essayé, en s’inspirant des textes et des monuments connus, en groupant les détails d’une même époque, en ne s’écartant pas des données admises par la science, d’imaginer une action et un cadre où puisse se développer poétiquement quelque tableau mythique, religieux ou historique. L’auteur croit, par exemple, que pour donner une idée vraie de la poésie des Prophètes, il ne suffit pas, en principe, de prendre une traduction et de transposer en vers un morceau d’Isaïe ou d’Ézéchiel, fût-ce le plus beau et le plus éloquent : mais que c’est à l’écrivain même, possédant à fond toute la littérature prophétique, imprégné de l’esprit des temps et des circonstances, à composer un poème qui contienne la substance des diverses œuvres qui l’inspirent et qui soit, en quelque sorte, une nouvelle et véritable prophétie.

L’auteur ne se dissimule pas que ce volume aurait besoin d’être accompagné de notes nombreuses. Mais un appareil d’érudition n’ajouterait rien à la valeur intrinsèque des poèmes, si toutefois ils en possèdent quelqu’une. Les poèles qui voudront bien lire ces vers, jugeront si la matière historique a été convenablement transformée en matière poétique. Les érudits s’apercevront peut-être que ce livre n’a pas été composé légèrement et que de sérieuses études en ont précédé l’exécution et, pour ainsi dire, formé l’ossature.

Quelques remarques encore sur l’orthographe et la prononciation des noms propres. Autant que possible ils ont été transcrits sous la forme la plus généralement adoptée par la science philologique. L’auteur a cru cependant devoir faire quelques concessions, soit à l’euphonie, soit aux habitudes de la langue française. C’est ainsi que le nom de Iahvé, par exemple, qui, d’après la rigoureuse orthographe hébraïque, doit être scandé Iah-vé, en deux syllabes, en compte trois. De même Iehouda est décomposé en I-e-hou-da. Plusieurs autres noms encore sont dans le même cas. Il est certain aussi que le nom de Abd- Eschmoun, le nom de Ên-quédi, commençant par un aïn, consonne forte, il eût fallu écrire : la maison que Abd-Eschmoun, la vigne de Ên-guédi. Était-il possible, avec la prononciation française, de ne pas élider l’e muet ? L’auteur ne l’a pas pensé. Ces détails, du reste, ne doivent pas avoir plus d’importance qu’ils n’en comportent dans un livre de vers. Le poète n’a jamais consenti à oublier qu’il écrivait avant tout une œuvre poétique et que l’harmonie devait toujours y conserver ses droits.

Certains noms de pays se rencontrent dans divers poèmes, avec une articulation différente. Le nom de l’Égypte peut servir d’exemple. Lorsqu’il se trouve dans un poème assyrien, il est écrit Mousri, tel que le donnent les inscriplions cunéiformes : la Terre de Kem, dans les poèmes égyptiens, selon la lecture hiéroglyphique ; Micraïm, dans les poèmes bibliques ou directement inspirés par le Livre hébreu.

Dans la prononciation des noms propres, le son doit, en général, être ouvert, toutes les lettres ayant leur valeur propre[1]. Ainsi dans le nom du Dieu-Lune Šin, le n final sera prononcé comme si le nom élait écrit Schine ; dans Schomron (Samarie), le m et le n doivent être sonores. Comme dans ce même nom de Šin, dans celui d’Asšour, dans celui de Šamaš, etc., le s, surmonté de l’accent conventionnel š, a la valeur Sch, comme si les noms étaient transcrits Schin. Asschour, Schamasch. Le s n’a, du reste, été employé que dans la transcription des noms et des formes assyriennes. Le s simple se prononce dur entre deux voyelles. Ces exemples suffisent et le poète s’excuse de les donner. Mais il lui a semblé que bien des vers contenant des noms propres et leur devant une harmonie particulière, la perdraient totalement si la prononciation était chargée ou assourdie.

Encore une fois, l’auteur n’ignore pas toutes les lacunes et toutes les imperfections que présente ce livre, tout ce qu’il a d’austère et à quel petit nombre de lecteurs il il s’adresse. Heureux si, parmi les poètes et les écrivains, quelques-uns veulent bien s’intéresser à ces vers, si complètement étrangers à l’âme moderne et aux sentiments du présent, rendre justice aux efforts du poète et juger qu’il n’a pas été trop inférieur à la tâche qu’il s’était imposée. Heureux surtout si son Maître illustre et vénéré, M. Leconte de Lisle, veut permettre à son modeste disciple de lui dédier les Siècles morts comme un témoignage de respectueuse affection et de profonde admiration.

Paris, juin 1889.
  1. Il est cependant nécessaire de remarquer que deux exceptions se rencontrent dans ce livre. Page 78, vers 3 :

    Hors des monts de Mâdaï, bondir le mulet Perse,


    le premier hémistiche paraîtrait faux, si le lecteur n’était averti que le mot Mâdaï doit se prononcer comme s’il était écrit Mâdail. De même, page 131, vers 11, El-Schaddaï sera lu El-Schaddail. Deux exceptions à cette règle ont été faites pour les mots Sinaï et Adonaï, la décomposition de la syllabe finale de ces noms ayant été consacrée par l’usage.