Librairie Germer Baillière (p. 29-49).

CHAPITRE IV

Suite du séjour à Cirey. — Le laboratoire de physique. — Les Éléments de la philosophie de Newton.

Dans la période qui nous occupe surtout maintenant, c’est-à-dire dans les années qui s’écoulent de 1736 à 1740, la galerie de Voltaire ou plutôt le laboratoire de physique et de chimie qu’il y avait installé était l’objet de tous ses soins. Il voulait mettre ce laboratoire sur un excellent pied. À chaque instant il commandait à l’abbé Moussinot de nouveaux instruments, tantôt une machine pneumatique, tantôt un télescope ; le roulage était incessamment occupé à transporter à Cirey des livres et des colis scientifiques. Il ne reculait devant aucune dépense. Ayant appris que S’Gravesande, célèbre professeur de mathématiques qu’il avait connu en Hollande, venait d’inventer un instrument nommé héliostat pour fixer un rayon de soleil, il lui en demande aussitôt le dessin et se hâte de faire construire l’appareil ; il se réjouissait de pouvoir entreprendre ainsi des expériences d’optique que la mobilité du soleil lui rendait auparavant fort difficiles. « Depuis Josué, écrivait-il à S’Gravesande, personne avant vous n’avait arrêté le soleil. »

Non-seulement il mettait des instruments dans son laboratoire, mais il voulait y placer aussi des préparateurs, des jeunes gens capables de l’aider dans ses expériences. À l’abbé Moussinot, il demandait de lui chercher un jeune chimiste ; il est vrai qu’il voulait un chimiste à deux fins, qui fût en état de régler les combinaisons des corps et de dire la messe dans la chapelle de Cirey. À son ami Thiriot, il demandait un aide-physicien versé dans la pratique de l’astronomie. Moussinot ne paraît pas avoir trouvé de chimiste ; mais Thiriot fournit son physicien ; ce fut un jeune homme nommé Cousin, que Voltaire entretint quelque temps à Paris, en lui donnant l’ordre de suivre les travaux de l’Observatoire et de s’habituer à la manipulation des instruments.


Pour compter comme physicien, c’est déjà quelque chose que d’avoir un laboratoire et aussi un préparateur. Pourtant ce n’est pas tout, et il est temps que nous jugions Voltaire d’après ses travaux.

Deux œuvres principales, deux petits traités, marquent la période pendant laquelle il s’adonna aux sciences dans la retraite de Cirey : ce sont d’une part les Éléments de la philosophie de Newton, et d’autre part un Essai sur la nature du feu.

Le premier de ces livres est ce que nous appelons maintenant une œuvre de vulgarisation ; cependant Voltaire n’a pas laissé d’y introduire quelques vues personelles.

Quant à l’essai sur le feu, c’est un travail tout à fait original, et le résultat d’études intéressantes.


Les Éléments de la philosophie de Newton sont divisés en trois parties, dont la première se rapporte à la métaphysique, la seconde contient l’exposé des travaux de Newton sur l’optique, la troisième est consacrée à la grande découverte de l’attraction universelle.

La première partie était le résumé d’une polémique qui avait été soulevée vers 1715 par Leibniz au sujet des idées de Newton. Newton, déjà vieux et affaibli, avait laissé Clarke, son disciple, entrer en lice à sa place, et les deux adversaires avaient donné au monde littéraire le spectacle d’une sorte de tournoi philosophique. On y avait traité des principales questions qui intéressent la conception de l’univers, et qui formaient dans les idées du temps les préliminaires obligés de toute théorie physique.

D’accord sur l’existence de Dieu et sur la preuve qu’on en peut donner par l’ordre qui règne dans l’univers, les deux adversaires se séparaient sur la question de la liberté divine. Newton soutenait que Dieu, infiniment libre comme infiniment puissant, a fait toutes choses sans autre raison que sa seule volonté. Par exemple, que les planètes se meuvent d’occident en orient plutôt qu’en sens inverse, que les animaux, que les étoiles, les mondes, soient en tel nombre plutôt qu’en tel autre, ce sont là des choses dont la volonté de l’être suprême est la seule raison. Leibniz, se fondant sur cet ancien axiome que « rien ne se fait sans cause ou sans volonté suffisante », prétendait que Dieu avait été nécessairement déterminé à faire en tout le meilleur. Il n’y a pas de meilleur, disait Clarke, dans les choses indifférentes. — Mais il n’y a pas de choses indifférentes, répondait Leibniz. — Votre idée mène à la fatalité absolue, disait le philosophe anglais ; votre Dieu est un être qui agit par nécessité. — Le vôtre, répondait le philosophe allemand, est un ouvrier capricieux qui se détermine sans raison suffisante. — En somme, ajoutait Voltaire par manière de conclusion, l’étude de l’univers nous montre bien qu’il y a un Dieu ; mais elle est impuissante à nous apprendre ce qu’il est, ce qu’il fait, comment et pourquoi il le fait, s’il est dans le temps, s’il est dans l’espace, s’il a commandé une fois, s’il est dans la matière, s’il n’y est pas : il faudrait être lui-même pour le savoir.

Si la question de la liberté divine demeure obscure, celle de la liberté humaine n’est pas plus claire. Suivant Newton et Clarke, l’être infiniment libre a communiqué à l’homme, sa créature, une portion limitée de cette liberté, de telle sorte qu’il peut vouloir, au moins de temps en temps, sans autre raison que sa volonté ; mais c’est là un point de vue auquel refuse de se placer l’auteur du système de la raison suffisante.


Sur la constitution de l’homme, c’est-à-dire sur les rapports de l’âme et du corps, Leibniz avait émis sa théorie bizarre de l’harmonie préétablie.

Cette théorie avait une sorte de précédent dans le système des causes occasionnelles imaginé par Descartes et développé par Malebranche. Suivant Malebranche, l’âme ne peut pas avoir d’influence sur le corps ni réciproquement. Qu’arrive-t-il donc ? La matière, comme cause occasionnelle, fait une impression sur notre corps, et alors Dieu produit une idée dans notre âme. Réciproquement, l’homme produit un acte de volonté, et Dieu agit immédiatement sur le corps en conséquence de cette volonté. Tous les actes humains ont ainsi Dieu pour intermédiaire, l’homme n’agit et ne pense que par une sorte de réflexion en Dieu.

Leibniz résolvait le problème d’une façon encore plus bizarre. « Dans son hypothèse, dit Voltaire, l’âme n’a aucun commerce avec son corps ; ce sont deux horloges que Dieu a faites, qui ont chacune un ressort, et qui vont un certain temps dans une correspondance parfaite : l’une montre les heures, l’autre sonne. L’horloge qui montre l’heure ne la montre pas parce que l’autre sonne ; mais Dieu a établi leur mouvement de façon que l’aiguille et la sonnerie se rapportent continuellement. Ainsi l’âme de Virgile produisait l’Énéide, et sa main écrivait l’Énéide sans que cette main obéit en aucune façon à l’intention de l’auteur ; mais Dieu avait réglé de tout temps que l’âme de Virgile ferait des vers et qu’une main attachée au corps de Virgile les mettrait par écrit. »

Newton et Clarke, en entendant parler d’une telle opinion, jetèrent les hauts cris ; ils ne s’étaient point fait d’ailleurs de système sur la manière dont l’âme est unie au corps, et ils s’en tenaient à peu près aux sages hésitations de Locke. « Si l’on veut savoir, dit Voltaire, ce que Newton pensait sur l’âme et sur la manière dont elle opère et quel sentiment il embrassait parmi ceux qui ont été émis à cet égard, je répondrai qu’il n’en suivait aucun. Que savait donc sur cette matière celui qui avait soumis l’infini au calcul et qui avait découvert les lois de la pesanteur ? Il savait douter. »


Quant à la nature de la matière, Leibniz avait essayé de l’expliquer au moyen des monades. Tout corps, disait-il, est composé de parties étendues ; mais les parties étendues, de quoi sont-elles composées ? Quelle est leur raison suffisante ? Chercher dans l’étendue la raison suffisante de l’étendue, ce serait faire un cercle vicieux ; il faut donc trouver la raison, la cause des êtres étendus dans des êtres qui ne le sont pas, dans des êtres simples, dans des monades ; la matière n’est ainsi qu’un assemblage de monades. Était-il bien facile de comprendre comment un composé n’a rien de semblable à ce qui le compose ? Leibniz se comprenait-il lui-même quand il produisait ce système ? Ce qui est certain, c’est que ni les Anglais, ni Voltaire, ne le prirent au sérieux.

Newton, sans prétendre à connaître l’essence de la matière, prenait pour base de ses calculs l’existence d’atomes à peu près semblables à ceux qu’admettent les chimistes de nos jours. Il s’en tenait à la conception des quatre éléments, — air, eau, terre et feu, — qui était celle de la physique de l’époque ; mais il inclinait pourtant à penser qu’il y a une matière unique, uniforme, qui, par des arrangements divers, produit tous les corps.

Cette vue le conduisait à admettre la transmutabilité des éléments. Une expérience autrefois célèbre et due à l’illustre Robert Boyle, le fondateur de la physique en Angleterre, avait beaucoup contribué à confirmer Newton dans cette dernière pensée. En chauffant de l’eau distillée dans un vase de verre hermétiquement clos, Boyle finissait par trouver une poudre fine qu’il regardait comme de l’eau changée en terre. Newton avait pu vérifier cette expérience ; il en tirait cette conclusion que les divers éléments pouvaient se changer les uns dans les autres, et que ce qu’il constatait ou croyait constater sur deux d’entre eux arriverait à se vérifier d’une façon générale.

Voltaire, ennemi des hypothèses, se prononce énergiquement contre la conception newtonienne.

Il commence par arguer des progrès de la chimie qui retirent à Newton le bénéfice de l’expérience sur laquelle il s’appuyait. Boerhaave, célèbre médecin et chimiste, est venu prouver que le résidu trouvé au fond du vase provenait, pour la plus grande partie au moins, de la substance même du verre décomposé par l’eau à la longue ; il n’y a donc plus là de transmutation d’éléments ; ce ne sont pas les parties primitives de l’eau qui se changent en parties primitives de terre.

Aussi bien Voltaire ne voit nulle part de transmutation d’éléments, et ce n’est pas lui qui admettra un système sans preuve. Il s’en tient prudemment aux données vulgaires de l’expérience, et non-seulement il regarde les éléments comme irréductibles, mais il attribue la même vertu à un certain nombre d’espèces qui correspondent à peu près à ce qu’on appelle maintenant en chimie les corps simples. « Pour que les parties primitives de sel se changent en parties primitives d’or, il faut, je crois, deux choses : anéantir les éléments du sel et créer les éléments de l’or ; voilà au fond ce que c’est que ces prétendues métamorphoses d’une matière homogène et uniforme admises par certains philosophes. »


La seconde partie de l’essai de Voltaire contient l’exposé des travaux de Newton sur l’optique. Voltaire se contente d’exposer avec clarté les lois de la réflexion et de la réfraction ; il donne, d’après Newton, la théorie générale des couleurs et quelques théories particulières, comme celles des anneaux colorés et de l’arc-en-ciel.

S’il faut en croire Voltaire, les physiciens français n’admettaient encore qu’avec répugnance la différente réfrangibilité des rayons lumineux. Il prétend que Mariotte, un des expérimentateurs les plus autorisés du xviie siècle, ayant essayé de reproduire les expériences de Newton sur le prisme et les ayant manquées, sans doute par l’imperfection de ses appareils, les savants français étaient restés étrangers aux nouvelles théories de l’optique. Il les accuse même d’y mettre une sorte d’amour-propre national et il les objurgue en leur disant : « Il n’y a, pour quiconque pense, ni Français ni Anglais ; celui qui nous instruit est notre compatriote. »

Ici Voltaire est entraîné trop loin par son zèle ; il ne tient aucun compte d’une controverse qui s’était élevée au sujet des idées de Newton sur la nature de la lumière, et dont l’initiative revenait à Malebranche et à Huyghens, c’est-à-dire à la France. Newton, pour rendre compte de la lumière, avait supposé que les corps lumineux lancent de petits corpuscules dont le choc vient émouvoir notre rétine. C’est la théorie de l’émission. À cette théorie, on ne laissait pas de faire de graves objections. On demandait à Newton : « où va la lumière quand elle s’éteint ? que deviennent à la longue ces corpuscules qui sortent sans cesse des sources lumineuses ? » Descartes avait, comme on sait, émis l’idée qu’une matière subtile remplit les espaces planétaires. On s’empara de cette conjecture à l’aide de laquelle il avait vainement essayé d’expliquer les phénomènes astronomiques ; on l’appliqua à la lumière. Malebranche fut des premiers à soupçonner que la lumière est produite par les ondulations d’un éther, et que les différences des longueurs d’ondes constituent les couleurs. Huyghens adopta ce système et en soumit les déductions au calcul.

Newton et Clarke, ayant eu connaissance de ces travaux, défendirent énergiquement leur théorie de l’émission. Huyghens faisait remarquer que, si l’on ouvre un très-petit trou dans le volet d’une chambre obscure, on reçoit un faisceau lumineux qui diverge du trou sous forme conique ; or, des corpuscules qui viendraient directement du soleil suivant l’opinion newtonienne et qui passeraient par le trou du volet devraient former, au sortir de ce trou, un cylindre étroit et non un cône. Newton retournait l’argument. Si la lumière est le mouvement d’une matière subtile, disait-il, elle ne devrait pas rester confinée dans un cône étroit ; elle devrait se répandre dans tous les sens et se disperser en sphère autour de chaque point d’ébranlement. — Sans doute, répondait Huyghens, en chaque point du rayon lumineux des ondulations sphériques partent latéralement à ce rayon et se répandent dans tout l’espace environnant ; mais elles ne sont pas assez répétées pour produire la sensation de lumière, elles n’obéissent pas à une discipline aussi forte que celles qui se trouvent dans le sens même du rayon et elles se détruisent les unes les autres dans leur confusion.

Ainsi la théorie des ondulations lumineuses se présentait déjà dans ses lignes principales, et, bien que le triomphe ne dût en être assuré que beaucoup plus tard, grâce aux travaux de Young, de Malus et de Fresnel, elle faisait déjà bonne figure en regard de la théorie de l’émission ; mais elle échappe complétement à Voltaire, qui ne la mentionne même pas. Il n’y vit sans doute qu’une des réveries qu’inspirait aux cartésiens l’hypothèse de la matière subtile.

Voltaire reste donc sur les traces de Newton, il s’en tient à la théorie de l’émission lumineuse ; mais en même temps il exagère sur un point la pensée de son guide. Dès l’instant que Newton supposait que le soleil et les autres sources lumineuses émettent incessamment des corpuscules, il était naturel de regarder ces corpuscules comme soumis à l’attraction universelle ; c’est ce que fait Newton sans s’attacher d’ailleurs à cette vue. Voltaire au contraire s’enflamme à cette idée, et s’ingénie à expliquer toutes les lois de la lumière par l’action attractive des milieux qu’elle traverse. Ainsi, quand un rayon lumineux tombe d’une substance plus légère, comme l’air, dans une substance plus dense, comme l’eau, s’il se brise en se rapprochant de la perpendiculaire, c’est que la matière de l’eau l’attire dans ce sens.

Il y a plus, Voltaire montre que la lumière peut être attirée, déviée de sa route, par un milieu dans lequel elle ne pénètre pas ; il suffit que le rayon passe dans le voisinage de l’arête d’un prisme pour qu’il s’infléchisse par attraction.

C’est à cet ordre d’idées que se rapporte une expérience que Voltaire avait organisée dans la chambre obscure de sa galerie de Cirey et dont il aimait à donner le spectacle à ses visiteurs.

Cette expérience est basée sur ce que nous appelons maintenant la réflexion totale. Si l’on place un prisme de verre de façon qu’une des faces soit horizontale et qu’on reçoive un rayon lumineux sur un des autres côtés, sous un certain angle, une partie du rayon réfracté dans le prisme se réfléchit sur la face horizontale et vient ressortir par le troisième côté ; cette portion de rayon qui suit ainsi une sorte de ligne courbe dans le cristal varie avec l’angle d’incidence ; le maximum a lieu pour une incidence donnée. Voltaire supposa, en partant d’indications fournies par Newton, que, si on pouvait enlever l’air de dessous la face horizontale du prisme, le rayon en viendrait à se réfléchir entièrement, et que toute la lumière ressortirait ainsi par le prisme même. « J’en ai fait l’expérience, dit-il. Je fis enchâsser un excellent prisme dans le milieu d’une platine de cuivre ; j’appliquai cette platine au haut d’un récipient ouvert posé sur la machine pneumatique ; je fis porter la machine dans ma chambre obscure. Là, recevant la lumière par un trou sur le prisme et la faisant tomber à l’angle requis, je pompai l’air très-longtemps : ceux qui étaient présents virent qu’à mesure qu’on pompait l’air, il passait moins de lumière dans le récipient, et qu’enfin il n’en passa presque plus du tout. C’était un spectacle très-agréable de voir cette lumière se réfléchir par le prisme tout entière au plancher. »

Voltaire explique ce phénomène par l’attraction que la substance du verre exerce sur le rayon lumineux, et qui n’est plus contre-balancée par rien dès que l’air a été enlevé sous le prisme. Cette explication est plus qu’arbitraire, et Voltaire montre ici trop d’enthousiasme pour l’attraction ; mais du moins nous le voyons dès maintenant, comme nous le verrons mieux tout à l’heure, jaloux de faire lui-même des expériences et de mesurer les phénomènes avec des instruments précis.


Aussi bien c’est l’exposé complet de cette grande découverte de l’attraction universelle qui constitue, à vrai dire, le principal titre scientifique de Voltaire. Cet exposé remplit la troisième et dernière partie des Éléments de philosophie de Newton.

Voltaire s’était instruit sérieusement depuis l’époque où nous l’avons vu consulter Maupertuis sur l’attraction. Sans avoir poussé bien loin l’étude de la géométrie et de l’analyse mathématique, il en avait assez appris pour pouvoir suivre la pensée de Newton et pour la traduire fidèlement.

Un pareil travail n’était pas une œuvre inutile, car, même parmi les savants, il y avait alors bien peu de gens qui eussent une idée nette de l’attraction, et qui comprissent exactement la nature des problèmes que Newton avait résolus dans une vaste synthèse. Les indications données par Voltaire furent décisives. La publication de son livre assura le triomphe définitif du newtonianisme et la ruine de la physique cartésienne.

Les éléments dont Newton avait pu disposer étaient, d’une part, les trois grandes lois astronomiques proclamées par Kepler, et de l’autre, les lois de la chute des corps découvertes par Galilée. Voltaire rapporte, conformément à la tradition, que Newton, retiré à la campagne pendant l’année 1666, vit une pomme tomber d’un arbre, et que, sa pensée s’étant alors dirigée vers le système du monde, il conçut l’idée que cette force qui attirait les corps vers la surface du sol était aussi celle qui faisait tourner la lune autour de la terre et les planètes autour du soleil. Combinant alors les lois de Kepler, il s’éleva au principe d’où elles dérivent toutes les trois.

Chaque planète décrit dans sa course céleste une ellipse dont le soleil occupe un foyer.

Les aires décrites autour du foyer par le rayon vecteur qui le joint à la planète sont égales dans des temps égaux.

Telles sont les deux premières lois indiquées par Kepler.

La troisième consiste en ce que les carrés des temps des révolutions planétaires sont proportionnels aux cubes des grands axes des orbites.

C’est de cet ensemble de données que Newton, avec une merveilleuse sagacité, tira les conséquences analytiques les plus brillantes. De la loi des aires proportionnelles aux temps, il conclut que chaque planète est soumise à une attraction constamment dirigée vers le soleil. Du mouvement elliptique, il conclut que, pour une même planète, la tendance vers le soleil varie d’un point à l’autre de l’orbite en raison inverse des carrés des distances ; il avait donc le moyen de comparer les gravitations d’une même planète vers le soleil en deux points quelconques de son orbite ; mais cela n’était pas suffisant : il fallait de plus savoir comparer les gravitations de deux planètes différentes, car il pouvait se faire que d’une planète à l’autre il y eût un changement dans l’attraction. La troisième loi de Kepler, la proportionnalité entre les carrés des temps et les cubes des grands axes, permit à Newton de compléter sa théorie et de ramener toutes les attractions à l’unité. Cette loi signifie, en effet, que toutes les planètes, à masses et à distances égales, seraient également attirées par le soleil. La même égalité de pesanteur existe dans tous les systèmes de satellites, et Newton s’en assura pour la lune, ainsi que pour les satellites de Jupiter.

C’est par l’attraction lunaire qu’il commença la vérification de sa théorie. Il s’agissait d’examiner si la force accélératrice qui dévie sans cesse la lune vers la terre est identique avec la pesanteur terrestre. Dans ce cas, les actions de ces forces rapportées au centre de la terre devaient être dans le rapport du rayon terrestre pris pour unité au carré de la distance qui sépare les deux astres. Newton entreprit cette vérification en partant des expériences de Galilée sur les corps graves ; mais on n’avait alors qu’une mesure grossièrement inexacte du rayon terrestre. Newton s’en tint à l’estime erronée des pilotes, qui comptaient 60 milles d’Angleterre, c’est-à-dire 20 lieues de France, pour 1 degré de latitude, tandis qu’il fallait compter environ 70 milles ; il arriva donc au bout de son calcul à un résultat qui était en désaccord avec son hypothèse. Persuadé dès lors que des forces inconnues s’ajoutaient à la pesanteur lunaire, il renonça pour un temps à ses idées. Quelques années plus tard, en 1677, notre Académie des sciences chargea l’astronome Picard de mesurer à nouveau un degré du méridien, et, une nouvelle mesure du rayon terrestre étant résultée de ce travail, Newton reprit ses recherches. Cette fois, il trouva que la lune était retenue dans son orbite par le seul pouvoir de la gravité. La vue de ce résultat dont il avait désespéré lui causa, au dire de ses biographes, une si vive excitation qu’il ne put vérifier son calcul, et qu’il dut confier ce soin à un ami.

Une même loi, une loi unique et grandiose, expliquait donc tous les mouvements des corps à la surface des planètes et ceux des astres dans l’espace ! Voltaire indique ainsi avec une grande netteté la route qu’a suivie Newton pour s’élever à un principe qui embrassé l’ensemble de l’univers ; il fait voir comment s’est opérée cette grande synthèse, la plus puissante que l’esprit humain ait encore faite.

Une fois maître de la loi de l’attraction, Newton en tira les principales conséquences.

Il montra comment la terre, par suite de sa rotation, a dû s’aplatir vers les pôles, et il détermina la mesure suivant laquelle doivent varier les degrés du méridien.

Il vit comment les actions du soleil et de la lune font naître et entretiennent dans l’océan les oscillations qui en constituent le flux et le reflux.

Il analysa enfin le phénomène de la précession des équinoxes, et montra qu’il s’explique naturellement par le renflement de la terre à l’équateur et l’inclinaison de l’axe terrestre sur l’écliptique. L’ensemble du renflement terrestre, tout ce qui forme la partie extra-sphérique, peut être considéré, pour la facilité de la démonstration, comme une sorte d’anneau concentré à l’équateur. Le plan de cet anneau fait ainsi avec celui de l’écliptique un angle de 23 degrés environ. Or la partie de l’anneau qui est la plus proche du soleil en est plus attirée que la plus éloignée ; le plan de l’anneau tend donc à se redresser pour se confondre avec l’écliptique et à redresser en conséquence l’axe des pôles. Il en résulterait, si la terre ne tournait pas sur elle-même, un mouvement oscillatoire de cet axe des pôles ; il se déplacerait comme un pendule dont la course aurait 23 degrés de chaque côté de sa position moyenne. La rotation de la terre intervient pour transformer ce mouvement pendulaire en un mouvement conique ; l’axe terrestre décrit en réalité un cône de 23 degrés d’ouverture, entraînant avec lui la ligne des équinoxes, c’est-à-dire la ligne suivant laquelle l’écliptique est coupée par l’équateur terrestre. Ce déplacement de l’axe polaire s’accomplit d’ailleurs avec une extrême lenteur, puisque la révolution n’en est complète qu’au bout de vingt-six mille ans.

Newton étudia aussi quelques-unes des perturbations que les planètes exercent les unes sur les autres. Si l’on considère une seule planète gravitant vers le centre du soleil, elle doit obéir strictement aux lois de Kepler ; mais il n’en est plus de même, si l’on considère l’attraction de plusieurs astres les uns vers les autres, si au lieu de deux corps on en prend trois ; les conditions changent alors, et les mouvements se compliquent jusqu’à devenir très-difficilement abordables à l’analyse. Newton put cependant assigner la valeur numérique de quelques-unes des perturbations les plus simples ; mais en considérant la complication de ces phénomènes, en voyant que d’une part les orbites sidérales ne restent pas toujours également inclinées sur un plan fixe, qu’elles coupent l’écliptique suivant des lignes qui se meuvent dans l’espace, et que d’autre part les ellipses planétaires se déforment à la longue, qu’elles s’approchent ou s’éloignent successivement de la forme circulaire, une pensée décourageante entra dans son esprit : il craignit pour l’ordre du monde qu’il venait de découvrir, il lui semble que les faibles valeurs de toutes ces variations, en s’ajoutant à la suite des siècles, doivent bouleverser l’univers, et il déclara que le monde a besoin d’être remis en place à certains intervalles par une puissance supérieure (manum emendatricem desiderat).

Aussi bien il fallut par la suite de longs et mémorables travaux pour que l’ordre constant du système solaire parut conciliable avec les perturbations planétaires ; cela ne demanda pas moins que les efforts accumulés de Clairaut, d’Euler, de d’Alembert, de Lagrange, de Laplace, et encore ne peut-on pas dire que tout soit fait à l’heure qu’il est.
Les Éléments de la philosophie de Newton furent imprimés en 1738, et il semblait, d’après l’analyse que nous venons d’en faire, qu’un pareil livre dût voir le jour sans difficulté. C’était ainsi que l’entendait Voltaire ; il écrivait à M. d’Argental : « C’est un ouvrage purement physique, où le plus imbécile fanatique et l’hypocrite le plus envenimé ne sauraient rien entendre et rien trouver à redire. » Cependant le chancelier Daguesseau refusa l’autorisation d’imprimer le livre, et Voltaire dut aller en Hollande pour en publier une édition.

Quel était le motif de la sévérité du chancelier ? Était-il offusqué des doctrines de Locke sur la matière pensante ? était-il scandalisé de quelques-uns de ces traits que Voltaire savait toujours, quelque sujet qu’il traitât, décocher par occasion contre le fanatisme et l’intolérance ? C’étaient peut-être là des motifs secondaires ; mais la principale raison pour laquelle le chancelier proscrivit les Éléments, c’est l’irrévérence avec laquelle y étaient traitées les doctrines cartésiennes. Il se faisait, la loi à la main, le champion de Descartes.

Le cartésianisme, comme il a été dit tout à l’heure, était encore en pleine faveur à cette époque, et la physique même de Descartes n’avait été que faiblement ébranlée par les doctrines nouvelles. Toute la société polie était cartésienne ; il était de bon ton de faire acte de foi aux trois éléments et aux tourbillons. Les grandes dames et les petites-maîtresses avaient sur leur toilette les Entretiens sur la pluralité des mondes de Fontenelle, où toutes les grâces du style étaient mises au service du système astronomique de Descartes. On défendait Descartes dans les cercles les plus élégants, on l’étudiait à la petite cour de Sceaux, chez la duchesse du Maine, comme en témoigne ce couplet du marquis de Saint-Aulaire, un des « bergers » de Sceaux, qui, lui du moins, met Descartes et Newton dans le même sac :

Bergère, détachons-nous

De Newton, de Descartes.
Ces deux espèces de fous
N’ont jamais vu le dessous

Des cartes, des cartes, des cartes.

Et ce n’étaient pas seulement les gens du monde, c’étaient les savants mêmes qui étaient cartésiens ; à peine comptait-on à l’Académie des sciences trois ou quatre jeunes géomètres, comme Clairaut et Maupertuis, qui fissent profession de connaître et de comprendre Newton.


Les bases mêmes de la théorie newtonienne, les faits élémentaires, les lois de Kepler, par exemple, n’étaient pas encore à l’abri de la discussion.

Dans les premières années du xviiie siècle, le célèbre Dominique Cassini, le directeur de l’observatoire de Paris, prétendait encore que l’ellipse de Kepler rend imparfaitement compte de la marche des planètes, et il essayait d’y substituer une courbe qui a pris le nom de cassinoïde. Dans l’ellipse, la somme des rayons vecteurs menés d’un point aux deux foyers est constante ; dans la cassinoïde, c’est le produit des deux rayons qui est constant. Faire cette substitution dans la théorie des orbites planétaires, c’était neutraliser la synthèse de Newton.

Les fils de Cassini, héritiers des traditions paternelles, niaient les principales conséquences que Newton avait tirées de la gravité universelle, l’aplatissement des pôles, par exemple. Non-seulement les Cassini contestaient cet aplatissement, mais ils prétendaient que la terre était un sphéroïde allongé dans le sens des pôles, et les faits semblaient leur donner raison. Dans un sphéroïde aplati la longueur des degrés va en augmentant à mesure qu’on avance de l’équateur vers les pôles[1]. On avait mesuré plusieurs arcs de méridien dans les premières années du siècle ; on avait fait notamment une mesure en France, entre les Pyrénées et Dunkerque, et l’on trouvait que les degrés étaient d’autant plus petits qu’on approchait plus du nord ; on en concluait naturellement qu’on avait affaire à un sphéroïde allongé. C’était là une circonstance d’un grand poids et qui tenait à elle seule en échec les partisans de Newton.

Cependant la mesure du méridien faite en France inspirait des doutes. En 1735, l’Académie des sciences organisa une grande expédition pour étudier cette question tant controversée. Bouguer et La Condamine partirent pour le Pérou. Clairaut et Maupertuis allèrent en Laponie, accompagnés de Lemonnier et de l’abbé Outhier comme assistants. En mesurant un arc près de l’équateur, un autre près du pôle, et comparant les résultats ainsi obtenus aux mesures exécutées en France, on devait avoir tous les éléments nécessaires pour trancher le litige. Cette vérification solennelle donna raison à ceux qui tenaient pour l’aplatissement du sphéroïde terrestre. Les travaux des quatre associés ne purent être réunis et comparés que vers 1743, la mission du Pérou ayant été retardée par divers contretemps ; mais, dès l’année 1736, Maupertuis revint, rapportant les mesures prises en Laponie et dont la comparaison avec les mesures françaises suffisait à la rigueur pour décider la question. Les degrés voisins du pôle étaient décidément les plus longs. Maupertuis proclama ce résultat, en fit retentir tous les échos ; dès l’année 1738, sans attendre le retour de Bouguer et de La Condamine, il publia un livre sur La figure de la terre qui fut considéré comme décisif. Il usurpa ainsi auprès du public la gloire de l’œuvre commune. Les gravures du temps le représentent, en costume de Lapon, écrasant de sa main le pôle du monde, et Voltaire, dont il était alors l’ami, put le féliciter hautement d’avoir « aplati les pôles et les Cassini. » Voltaire fit même graver au bas d’un portrait de Maupertuis le quatrain suivant :

Ce globe mal connu qu’il a su mesurer

Devient un monument où sa gloire se fonde ;
Son sort est de fixer la figure du monde,

      De lui plaire et de l’éclairer.

La mesure des degrés polaires fit tomber la principale défense que le cartésianisme opposait à la physique de Newton. Celle-ci dès lors ne cessa de gagner du terrain, et les Éléments de Voltaire, répandus en France malgré les prohibitions du chancelier Daguesseau, la portèrent dans tous les esprits cultivés.

Les Éléments de la philosophie de Newton sont, comme nous le disions tout à l’heure, un pur ouvrage de vulgarisation, et c’est un lieu commun de faire remarquer combien le talent de Voltaire se prêtait à une œuvre de cette nature. La clarté, la simplicité du style y sont en effet les premières qualités requises, et les vérités scientifiques ne brillent jamais d’un si vif éclat que quand elles sont débarrassées de tout ornement étranger.

Voltaire à ce sujet avait à réagir contre les mauvaises habitudes de ses contemporains. Fontenelle avait eu un grand succès en prêtant à la science des ajustements élégants ; il était d’ailleurs tombé parfois dans l’afféterie, et ses imitateurs, comme il arrive toujours, avaient outré plutôt ses défauts que ses qualités. Pour parler de science au public, on employait un langage affecté et maniéré. Écoutez la leçon que Voltaire donne à ce sujet aux écrivains de son temps. Peut-être elle peut encore servir à plus d’un. Micromégas, le géant voyageur venu de l’étoile Sirius, cause avec le secrétaire de l’Académie de la planète Saturne. « Il faut avouer, dit le géant, que la nature est bien variée. — Oui, dit le saturnien, la nature est comme un parterre dont les fleurs… — Ah ! dit l’autre, laissez là votre parterre. — Elle est, reprit le secrétaire, comme une assemblée de blondes et de brunes, dont les parures… — Eh ! qu’ai-je à faire de vos brunes ? dit l’autre… — Elle est donc comme une galerie de peintures dont les traits… — Eh non ! dit le voyageur, encore une fois la nature est comme la nature. Pourquoi lui chercher des comparaisons ? — Pour vous plaire lui répondit le secrétaire. — Je ne veux point qu’on me plaise, répondit le voyageur, je veux qu’on m’instruise. » Ce secrétaire de l’Académie de Saturne, ainsi mis en scène dans le roman de Micromégas, « homme de beaucoup d’esprit, qui n’avait à la vérité rien inventé, mais qui rendait un fort bon compte des inventions des autres, qui faisait passablement de petits vers et de grands calculs, » n’était rien autre que M. de Fontenelle, lequel se montra fort mécontent des critiques de Voltaire et trouva fort déplaisant le rôle qu’on lui prêtait.

On rencontre donc dans les Éléments le ton de la véritable vulgarisation scientifique, de celle qui s’adresse aux esprits capables de comprendre les sciences. Aussi Voltaire ne voulut-il pas souffrir qu’on dit que son livre était écrit « pour tout le monde. » Un libraire d’Amsterdam, Lédet, en l’imprimant, avait eu la malheureuse idée d’employer cette formule dans le titre même de son édition. Il publiait « les Éléments de Newton mis à la portée de tout le monde. » Grande colère de Voltaire. Il injurie d’importance ce maroufle, cet âne bâté qui s’imagine que tout le monde peut comprendre Newton. Voltaire a la prétention de n’écrire que pour un certain nombre d’esprits délicats, et c’est déjà une difficulté de premier ordre que de faire entendre Newton à cette élite. Il n’y a qu’un libraire ignorant et brutal qui puisse prétendre autre chose[2] !

Le sentiment que Voltaire exprime avec trop de vivacité peut-être ne laisse pas d’être juste. Beaucoup de vulgarisateurs affectent en vain des allures enfantines pour se mettre à la portée d’un public nombreux. Il est des vérités qui restent inaccessibles au vulgaire, quelque forme qu’on leur donne.




  1. Pour mesurer un degré terrestre, on cherche deux points situés sur un même méridien, et dont les verticales fassent entre elles un angle d’un degré. Il est bien clair que, si le méridien était rigoureusement circulaire, toutes ces distances, c’est—à-dire tous les degrés seraient égaux, quelle que fût la latitude. Mais il n’en est plus de même si le méridien est elliptique. Près de l’équateur, c’est-à-dire près du grand axe de l’ellipse, la courbure est plus forte, les verticales de deux points voisins sont plus divergentes ; on rencontre donc, pour une moindre distance, deux points dont les verticales fassent entre elles un angle d’un degré. Cette distance s’allonge à mesure que l’on avance de l’équateur vers le pôle, parce que la courbure de l’ellipse va sans cesse en diminuant.
  2. Ce n’était pas là d’ailleurs le seul reproche que Voltaire eût à faire au libraire Lédet au sujet de cette édition des Éléments. Pressé de la publier, malgré l’avis de l’auteur, et n’ayant pas encore les deux derniers chapitres du manuscrit, Lédet n’avait pas craint de faire terminer l’ouvrage par un mathématicien de Hollande. Voltaire ne découvrit que plus tard cette fraude inqualifiable pour laquelle il désavoua l’édition. La première édition reconnue par l’auteur parut en France en 1741 sous la rubrique de Londres.