Calmann-Lévy éditeurs (p. 282-303).

II

Hélène avait passé toute cette journée dans le trouble le plus cruel. Chez son patron, ce n’avait été que par un effort de volonté qu’elle avait pu se livrer aux manipulations ordinaires. En revenant dîner le soir, le cœur lui battait à la pensée de revoir Marcelle. « Marcelle a un amant ; Marcelle a trahi cousine Jeanne ! » Ces mots qui l’effarouchaient encore par une espèce de crudité, lui revenaient continuellement à la bouche ; elle les prononçait à mi-voix, pour être totalement convaincue de la triste vérité qu’ils affirmaient.

Les deux sœurs se rencontrèrent dans l’escalier. Avec une défiance mutuelle, elles se dévisagèrent. à la lueur jaune du gaz, sans rien se dire. Hélène fut terrifiée par l’expression farouche du visage de Marcelle, par sa pâleur, l’altération de ses traits. Elle ne lui demanda même pas si sa promenade avait été agréable. Il lui semblait être à côté d’une étrangère ; pire, d’une ennemie.

Le dîner fut pénible. Après s’être forcée à avaler quelques cuillerées de potage, pour mieux donner le change sur l’affreux état de son cœur, Marcelle, étranglée par la douleur, dut se retirer dans sa chambre. Jenny Fontœuvre, un peu fâchée, déclara qu’Houchemagne l’avait sans doute entraînée dans quelque course exagérée, et que c’était une folie de l’avoir fatiguée ainsi. Hélène, pour qui cette journée représentait le troublant mystère de l’amour lui-même, restait distraite, absente, emportée par un sentiment de colère contre la cadette qui l’avait trompée.

— Il n’y a rien à faire ce soir à la pharmacie, dit-elle, au dessert, mon patron n’a nul besoin de moi, je reste.

Et elle prit un ouvrage de couture. Au fond, elle n’était retenue que par la dévorante curiosité de déchiffrer Marcelle. Car Marcelle souffrait, elle en était sûre, et une certaine compassion adoucissait même la sévérité, l’indignation de l’aînée.

Quand, avant de se mettre au lit, Jenny Fontœuvre voulut aller voir Marcelle, celle-ci était déjà couchée. Le mince corps s’allongeait sous les draps, rigide, immobile : les bras étaient noués au-dessus de la tête ; les yeux grands ouverts, qui regardaient dans les ténèbres, clignèrent à l’irruption de la lumière dans la chambre. La mère approcha la lampe du visage illisible.

— Quelle imprudence de te fatiguer ainsi ! Tu n’iras plus te promener avec Houchemagne ; je m’y oppose. Ma pauvre chérie, tu as l’air exténuée.

— Je le suis aussi, dit Marcelle avec effort.

— Pourquoi ne dors-tu pas ?

— Je ne peux pas. Je voudrais dormir, oh ! je voudrais…

— Ferme tes yeux, va, le sommeil va venir ; ce n’est pas long à ton âge !

Hélène, bonne ménagère, employait de son mieux sa soirée aux travaux de lingerie qu’elle avait entrepris. Par moments, l’envie lui venait d’aller suprendre Marcelle, de lui arracher des confidences. Elle s’en défendait par dignité. À minuit, elle cousait encore. Le bruit de l’heure la fit sursauter ; sa rêverie plutôt que son application, lui avait laissé oublier le temps. Elle commença à se déshabiller avec précaution, songeant qu’une simple cloison la séparait de sa sœur ; elle marchait sur ses pointes, quand soudain, des pieds à la nuque, elle frissonna d’avoir entendu la plainte terrifiante, le soupir douloureux, le soupir d’agonie qui venait de la chambre de Marcelle. Les sentiments de sévérité qu’elle nourrissait depuis le matin cédèrent vite à son horrible émotion toute blême et tremblante, elle écouta quelques secondes, et rien ne l’eût alors retenue de courir à Marcelle. Le temps d’ouvrir deux portes, et elle fut en présence de sa sœur.

Marcelle semblait n’avoir pas fait un mouvement depuis qu’elle était au lit ; pas un pli des couvertures n’était dérangé ; mais ses bras se croisaient maintenant sur sa poitrine, et son visage tuméfié ruisselait de larmes. La même faiblesse qui lui avait laissé échapper tout à l’heure ce cri de détresse, l’empêcha de dérober sa douleur à Hélène ; elle eut en la voyant deux ou trois sanglots, et elle la regardait d’un regard inexpressif. Puis aussi l’habitude déjà profonde qu’elle avait aujourd’hui des caresses d’un autre être, lui rendait plus difficile son stoïcisme ancien, cette opiniâtreté qu’elle avait montrée, tout enfant, à souffrir sans consolation, à taire aux siens toutes ses peines. Quand Hélène affectueusement lui demanda ce qu’elle avait, elle ne fit rien pour repousser cette tendresse ; elle répondit seulement :

— Tu ne peux pas savoir, ma pauvre Hélène…

— Ah ! s’écria en la couvrant de baisers, la douce Hélène vaincue, je n’ignore plus rien, Marcelle ! tu t’en doutes bien, et je n’ai plus qu’à te plaindre. Ta douleur paraît si grande !…

— Tu savais que j’appartenais à Nicolas ?

— Oui, je le savais ; ou plutôt je m’en doutais ; et ce matin, quand je vous ai vus vous regarder. j’ai compris tout… Quelle révolte j’ai eue contre lui, contre toi !…

Marcelle ferma les yeux, ses traits se détendirent, elle eut un sourire de béatitude.

— Il ne fallait pas regretter ; nous étions si heureux ! C’est si bon de s’aimer ! Oh ! comme nous nous sommes aimés, Hélène !

Hélène, effrayée de sa propre indulgence, l’écoutait, troublée.

— Et maintenant, continua Marcelle, c’est fini ; nous avons juré de nous séparer, nous ne nous reverrons plus.

Hélène eut un sursaut de bonheur. Comment ! il n’était plus question de péché ? Sa sœur et l’artiste ne restaient donc plus liés que par une sorte d’amour mystique, d’autant plus pur qu’il était plus douloureux, sanctifié par le sacrifice ? Elle pouvait donc, sans scrupule, s’intéresser maintenant à la troublante idylle ? Elle prit la main de Marcelle,

— Vous avez enfin compris votre faute, n’est-ce pas ?

— Notre faute ? Notre faute ? Quelle était notre faute ? Moi, je n’ai jamais su : mais Nicolas était ravagé par un remords insupportable. Je voyais qu’il souffrait. Je n’ai pas voulu être cause d’une si grande douleur ; je l’aimais trop ; j’ai préféré renoncer à lui. C’est fini maintenant. Mais moi, je mourrai…, je l’espère du moins…

Et comme Hélène se penchait tendrement vers elle, Marcelle lui crispa ses mains aux épaules :

— Comment veux-tu que je vive sans lui ? Tu ne sais pas, toi, tu ne peux pas savoir…

— Ma pauvre Marcelle, calme-toi. J’essayerai de te consoler, je t’aimerai bien, ma petite Marcelle. Quand je suis revenue ici, j’avais pour toi une grosse provision de tendresse ; tu n’en as pas voulu. Tu es froide, peu démonstrative, j’ai pensé que tu n’avais que faire de mon affection. Je me suis tue. Mais aujourd’hui, Marcelle, puisque je sais ton secret et que je ne te gronde pas, car, tu vois, je n’ai pas un blâme pour ta conduite, fais-moi confiance, laisse-toi aimer, ma petite sœur, mon chéri…

Et la bonne Hélène pleurait aussi, en serrant contre sa poitrine la fine tête de Marcelle dont elle baisait les cheveux. Marcelle se laissait faire, passivement. De temps en temps, elle répétait cette phrase qui exprimait un peu de sa souffrance :

— Ah ! c’était si bon de s’aimer !

Quand elles se séparèrent à l’aube, Hélène toute frissonnante, revint à son lit, désespérée de s’être heurtée une nuit entière à cette morne douleur d’amante.

La nuit de Nicolas avait été aussi tragique dans la solitude de sa chambre. Et ce fut au matin de cette nuit où il n’avait pas connu même une heure de sommeil, que brisé et se sentant vraiment le cadavre insensible qu’il s’était vanté d’être la veille, il revint à sa femme pour se remettre entre ses mains et lui confier sa nouvelle destinée.

Jeanne fut terrifiée tout d’abord, à le voir, car elle était de ces épouses maternelles tout occupées de celui qu’elles aiment, et habituées à se désintéresser d’elles-mêmes pour épier chez leur mari les moindres indices de joie, de peine, de santé ou de mal. À peine si ce matin Nicolas était reconnaissable. De plus, l’indifférence qu’il se sentait à l’égard de celle qui lui coûtait son bonheur, était lisible en sa physionomie déjà éteinte par l’excès de souffrance. Néanmoins, il s’avançait délibérément vers sa femme, avec l’illusion que, de l’acte de sa volonté, dépendait l’abolition de sa faute, et qu’il appartient à l’homme coupable d’annuler les conséquences du mal commis.

Elle lui tendit les bras. Il prit froidement sa main, et il regarda un moment, sans parler, cette main charmante qui était une des perfections physiques de Jeanne, et dans laquelle il voyait, lui, le secours, l’appui d’un être supérieur s’offrant à lui.

— Jeanne, dit-il enfin, j’ai été bien dur pour toi, veux-tu me pardonner ? veux-tu m’accueillir comme un malade, veux-tu soigner mon âme ?

Jeanne l’écoutait interdite, rayonnante de bonheur, à ce point que, dans l’instant, son visage s’illumina de toute l’ancienne et divine beauté. Elle ne put rien répondre, tant l’émotion la paralysait, mais elle attira la main qui tenait la sienne, la haussa jusqu’à ses lèvres, la baisa en tremblant.

— Pauvre amie, dit Nicolas en qui naissait un peu de compassion, pauvre femme blessée qui ne m’as même jamais montré ta souffrance, rien que ta douceur !

Jeanne murmura, la voix étranglée :

— Que veux-tu de moi ?

— Ton pardon, ta pitié.

Elle demanda, plus hésitante encore :

— M’aimes-tu, maintenant ?

Il restait silencieux. Alors elle le prit entre ses bras et le serra passionnément sans rien dire. N’était-ce pas déjà beaucoup qu’elle lui pût témoigner sa tendresse ! Et ce fut lorsqu’il sentit complètement cet amour d’épouse inattaquable, indestructible, tout-puissant dans sa générosité, que Nicolas laissa échapper ce cri de faiblesse, qui devait briser le cœur de Jeanne en soulageant le sien :

— Pauvre femme que j’ai trahie !

Elle ne proféra pas un mot, mais ses bras se dénouèrent… Elle qui n’avait jamais, dans son admiration pour son idole, permis à son esprit un soupçon, entrevoyait tout à coup les plus banales images de l’adultère, et la conscience de Nicolas souillée par la plus vulgaire des fautes. Elle n’avait cru qu’à une lassitude de l’amour chez cette âme supérieure ; et Nicolas avait été victime d’un entraînement de ses sens ! Il avait aimé hors de son foyer ; une autre femme le possédait encore ! Jeanne était accablée. Lui, sans s’apercevoir de ce qu’elle endurait, continuait :

— Tu peux être le médecin de mon âme malade. Mon âme est encore pleine, oh ! toute pleine de mon coupable amour ; et je voudrais te revenir. Je t’offre ma souffrance, Jeanne, je t’offre mon martyre. Je me suis arraché d’elle pour toi, à cause de toi, mais je l’aime encore, tu sais, je l’aime !…

Un sanglot l’arrêta ; il reprit la main de Jeanne, et la serra convulsivement ; mais elle se retira glacée par l’étonnement, par le désenchantement, par la douleur inconnue qui la mordait au cœur.

— Tu es une sainte, poursuivait Nicolas, tu peux tout entendre ; veux-tu, sachant ce que je t’ai appris, m’absoudre, m’aider à me relever de mon péché que je porte toujours en moi tout vivant ?… Vas-tu me repousser ?

Jeanne balbutia enfin d’une voix altérée :

— Qui est cette femme ?

Houchemagne refusa de répondre ; mais ce fut comme si Marcelle était entrée soudain dans la chambre avec son sourire d’amoureuse, les caresses de son col flexible, de ses bras tendus, car il mit ses mains devant ses yeux, et cette fois, sans qu’il pût les retenir, ses sanglots éclatèrent. Jeanne ne versait pas une larme. Elle redemanda froidement :

— Dis-moi son nom ?

Nicolas fit un geste d’impuissance.

— Que suis-je donc devenue pour toi ? dit enfin Jeanne douloureusement.

— La rédemptrice, la confidente unique, mon refuge. Je mettrai mon âme à nu devant toi tu sauras mes luttes, mes déchirements. Quand les cris de l’Autre, qui m’appellera secrètement, viendront jusqu’à moi, tu me retiendras dans le devoir, tu m’y retiendras de force, tu me lieras de tes bras, tu entends. Et je t’obéirai parce que je te vénère, parce que tu es demeurée ma compagne incomparable.

Alors Jeanne entrevit ce rôle austère de prêtre qui devenait le sien. Leur amour était à jamais aboli. Celui en qui elle voyait toujours la chair de sa chair n’était plus qu’un corps sans âme ramené au foyer par les impulsions d’une conscience impérieuse et impitoyable, un farouche pénitent incapable d’étouffer en lui le désir de l’Autre. Et cette Autre, inconnue peut-être abjecte, garderait le bénéfice d’un amour abdiqué en pleine ivresse, tandis qu’elle récolterait toutes les rancœurs que la Règle, même respectée, inspire aux malheureux passionnés qu’elle meurtrit. C’était pour elle la fin de toute espérance. Néanmoins, elle dit à Nicolas :

— Mon pauvre ami, je suis toujours tienne, en toute circonstance. Mais que peut la tendre pitié que je t’offre dans l’état où je te vois ?

— Fais de moi ce que tu voudras. Je suis une chose inerte entre tes mains. Je suivrai les directions que tu me donneras : ton âme remplacera la mienne, et c’est ainsi que je vivrai désormais.

Jeanne réfléchit un instant, puis, lui saisissant le bras :

— Eh bien ! viens avec moi…

Et comme il se laissait faire, elle le conduisit ainsi jusqu’à son atelier, devant le chevalet où était ébauché le Christ aux deux mains tendues vers la foule, la figure nouvelle, enfin trouvée, que l’avant-veille Nicolas avait conçue dans la joie. Et elle dit :

— Il ne s’agit plus de nous aimer, n’est-ce pas ? Il ne s’agit plus d’être heureux. Mais il y a le Devoir. Travaille, Nicolas, pour oublier.

Un jour passa, Nicolas avait repris sa palette et travaillait. Jeanne était venue lire à l’atelier. Nicolas lui savait gré de son silence, de sa présence tutélaire. Elle tenait son triste rôle avec sa délicatesse coutumière. La compassion l’emportait en elle sur les blessures mêmes dont souffrait sa dignité, et Nicolas rencontrait à toute heure la douceur de son regard qui, à chaque fois, l’absolvait. Le second jour, une sorte de paix qui ressemblait à de la stupeur était descendue en lui, et il ne quittait pas son chevalet. D’une peinture tourmentée et inquiète qui lui ressemblait à peine, il construisait un Christ plein de mystère et de douleur, un véritable Ecce Homo. Par moments, il s’arrêtait de peindre. Un soupir soulevait sa poitrine, mais sans une larme, sans une minute d’indulgence pour le rêve impérieux qui le sollicitait, il revenait au visage divin, cherchait pour les prunelles l’expression de l’infini, semblait donner à l’image qu’il créait toutes les forces purifiées de son âme victorieuse.

Ce jour-là, vers trois heures de l’après-midi, Jeanne entra brusquement pour lui dire que Blanche Arnaud et miss Spring étaient là, demandant à le voir.

— Descendras-tu ? Je les ai averties que tu travaillais et ne pourrais sans doute les recevoir.

Nicolas se recula de quelques pas pour envisager sa toile, sans paraître entendre. Puis, avec cette physionomie d’indifférence et de lassitude qui était devenue la sienne, il répondit à Jeanne :

— Tu peux les faire monter…

Jeanne, stupéfaite, dut le faire répéter. Comment ! à ces deux femmes si distantes de lui, auxquelles ne l’attachait nulle amitié particulière, il allait dévoiler le sanctuaire de son labeur, et les tourments de son enfantement artistique ? Elles verraient sa Multiplication des Pains à l’état d’ébauche, et son Christ encore informe ? Elles connaîtraient le secret de son travail ?…

— Oui, reprit Nicolas d’une voix fatiguée ; elles peuvent entrer. Tout m’est égal maintenant.

La douce Jeanne obéit, mais d’un cœur désolé, et comme si cette profanation, cette première intrusion de regards étrangers dans l’atelier mystérieux, consacrait la ruine même de l’Œuvre. Elle fut absente à peine quelques minutes. Bientôt la porte s’ouvrit et, sur le seuil, deux formes noires se reculèrent au lieu d’avancer. Il y eut des chuchotements, des exclamations étouffées, et les deux vieilles artistes, aux modes plus surannées que jamais, les yeux baissés parce qu’elles luttaient contre une curiosité passionnée, intimidées comme de petites filles, marchant sur la pointe des pieds, vinrent à Nicolas.

Il serra leurs mains en s’efforçant de leur sourire. Alors elles osèrent promener leur regards furtifs sur les murs blancs, s’arrêter aux grands tableaux des génies surhumains, s’approcher du Triptyque de Saint François. Blanche Arnaud, à qui une heureuse convalescence avait redonné un embonpoint plus accusé qu’auparavant, élargie encore par une sorte de cape noire à fanfreluches, découvrit la première la Multiplication des Pains. Miss Spring était arrêtée devant le chevalet. Ni l’une ni l’autre n’avait encore proféré un mot. Enfin elles s’entre-regardèrent ; leurs yeux étaient pleins de larmes, les beaux yeux bruns de la portraitiste, les yeux de myosotis flétris de miss Spring. Celle-ci joignit les mains.

— Oh ! dear ! nous avons vu ! mais, cher monsieur Houchemagne, il fallait nous avertir par avance que nous verrions. Vous êtes témoin qu’Arnaud et moi nous sommes stupides. Nos pauvres poitrines éclatent par émotion. Si longtemps nous avions désiré voir sans obtenir permission !

— Spring, disait à son tour Blanche Arnaud, dont toute la loquacité renaissait, venez voir cette scène évangélique. Regardez ces groupements, toutes ces lignes qui chantent comme une mélodie ; et ce dessin, oh ! ce dessin des visages, la vigueur de ces traits de fusain !

Miss Spring, malgré l’invite, restait en contemplation devant le chevalet, Jeanne, qui se dissimulait, un peu plus loin, pour les observer, reprise par son orgueil d’épouse, la vit passer sur son front ses doigts blancs sortant de la mitaine, étouffer deux ou trois soupirs, revenir à Houchemagne, lui reprendre les mains et chercher en vain à exprimer son émotion. Alors, un désir la prit de revoir de plus près le travail de la journée. Elle se rapprocha de l’étude. C’était vrai que, jamais encore, Nicolas n’avait atteint d’effet si émouvant. Dans cette figure incomplète où il commençait seulement de peindre les yeux, une terrible majesté allait naître. Le pécheur, encore. ravagé par le désir du mal, se trouvait face à face avec son juge, et c’était avec une sorte d’effroi qu’il le créait. Tout son tourment, tout son remords, toute l’énergie déchirante de son ferme propos passaient dans son dessin. Et Jeanne, qui n’espérait plus rien désormais de ce cœur perdu pour elle, fut inondée d’une âpre joie en escomptant l’Œuvre future. Il est vrai que l’Idole ne lui appartenait plus ; mais qu’importait, si la plus troublante des œuvres d’art allait être offerte aux hommes !

Miss Spring put dire enfin :

— Véritablement, pour la première fois un homme va peindre Dieu. Jamais encore, ni Véronèse, ni Vinci, ni le Guide, ni même Metsys ne l’ont pu. Mais monsieur Houchemagne va faire le tableau pour l’agenouillement de la foule. Car il sera impossible de le voir et de pas joindre les mains devant le Sauveur, et de ne pas tomber à genoux. Oh ! je suis bien aise, bien aise !

Il lui fallut s’asseoir, car elle se sentait faible. La bonne Arnaud dut excuser cette grande nervosité. Tous étaient émus, même Houchemagne, en qui l’artiste revivait impérieusement, et qui buvait le baume enivrant de la gloire. Après un petit silence apaisant, Blanche Arnaud demanda :

— Monsieur Houchemagne, comment à de pauvres artistes comme nous, si impuissantes, si ignorées, avez-vous permis ce que vous défendez aux plus grands ?

— Je n’avais plus le droit de vous fermer ma porte, fit Nicolas simplement.

Jeanne, miss Spring, Blanche Arnaud faisaient cercle autour de lui. L’affectueuse présence de ces saintes femmes, leur dévotion à sa personne lui causaient une indicible douceur. Il s’humiliait devant elles ; la patience de Jeanne, la pureté enfantine de l’Anglaise les lui rendaient vénérables. Quant à Blanche Arnaud, il se rappelait ce que Marcelle lui avait rapporté de ses luttes passées. Elle avait eu vingt ans ; la beauté, la jeunesse, le talent et l’amour en avaient fait un être charmant ; et elle s’était laissée vieillir misérablement plutôt que d’entamer la paix de sa conscience. Elle n’avait joui ni de sa beauté, ni de sa jeunesse, ni de son amour, ni de son talent. Elle vivait inconnue, dans la détresse, mais victorieuse de son propre cœur ; et son œuvre s’achevait noblement, enrichie de tous les sacrifices de cette âme austère, soutenue par la sérénité. Et Nicolas pensait à l’avenir de Marcelle. Qu’avait-il fait d’elle ? Quels seraient les chemins de sa vie ? Est-ce que les conséquences d’une faute ne se prolongent pas à l’infini ?

— Mademoiselle Arnaud, reprit-il enfin, c’était l’orgueil qui m’enfermait avec mon œuvre dans ma tanière. Je suis un simple artiste travaillant dans la douleur : j’ai besoin d’être aidé. Oh ! tout le monde n’entrera pas ici ; mais miss Spring et vous, vous êtes deux lumières spirituelles qui ne pouvez que m’éclairer.

Elles le regardaient, anxieuses. Comme il avait changé et pâli, et comme sa barbe grisonnait !

— Vraiment, vous n’êtes pas malade, cher monsieur Houchemagne ? demanda l’Anglaise.

— Mais non, mais non, miss Spring ; j’ai la santé indestructible des vignerons de chez nous.

— Oh ! dear, je vous trouvais si fatigué !

— Spring, ma chère, vous vous étonnez ? dit Blanche Arnaud. Vous voudriez qu’il ne soit pas comme une femme qui a enfanté, l’artiste qui, au prix d’un tel effort, vient de jeter sur la toile une figure pareille ? Vous savez bien qu’on ne fait vraiment une œuvre d’art qu’avec des lambeaux de soi-même,

— Comme vous avez bien fait de venir, leur disait-il.

Et pendant que la contemplative Anglaise s’absorbait de nouveau dans le Christ du chevalet, Blanche Arnaud entraînait madame Houchemagne dans un coin de l’atelier pour lui parler bas. Jamais elle n’aurait osé entretenir un maître tel que monsieur Houchemagne de sujets si indignes. Mais Spring avait rapporté de Londres une recette anglaise pour un vin fortifiant qui serait bien. nécessaire à ce cher grand artiste. Et, sur un papier, elle griffonnait son ordonnance, en suppliant Jeanne d’en essayer.

— Oui, chère mademoiselle Arnauld, je vous le promets, disait la jeune femme attendrie.

Quand elles furent parties, Nicolas se remit au travail avec une sorte de frénésie. Les yeux divins, encore approfondis, vous scrutaient maintenant, vous dépouillaient de tout mensonge ; mais la compassion en adoucissait la rigueur. Bientôt le jour baissa, et Nicolas posant sa palette vint s’asseoir auprès de Jeanne.

— Il me semble, lui dit-il, que la paix me revient à tes côtés. Tiens, en ce moment, je suis presque heureux.

— Ce n’est pas moi qui t’apaise, dit Jeanne, c’est l’Art.

— Je t’admire, prononça Nicolas avec ferveur.

— Oh ! mon ami, je ne suis pas aussi admirable que tu crois, soupira la jeune femme.

— Ta douceur est au moins un baume sur mes plaies.

Il la vit bientôt se lever et partir, et ne s’inquiéta pas du drame intérieur qui agitait cette âme si maîtresse, si sûre d’elle-même. Et il demeura encore longtemps dans le crépuscule de ce soir de septembre, entouré de ses œuvres, plongé dans une sorte de bien-être, hors de la vie cependant, mais sûr de créer encore de plus puissantes figures qu’il n’avait fait jusqu’ici.

Puis, tout à coup, l’image de Marcelle surgit devant lui, nette et précise comme il l’avait contemplée sur le coteau de Triel, avec un nimbe de soleil couchant enveloppant sa silhouette, avec le canotier de paille et la petite ceinture en filigrane d’or. Elle le regardait de ses grands yeux douloureux. Les lèvres chéries murmuraient comme alors : « Plus jamais !… »

Son cœur s’arrêta de battre. Marcelle ! que faisait-elle, qu’éprouvait-elle dans l’instant où lui avait osé dire : « Je suis presque heureux ! » Qu’allait-elle devenir ? Comment supportait-elle l’affreuse solitude de son cœur succédant à ces semaines d’amour ? Oh ! comme elle devait souffrir, comme elle devait être broyée ! Il avait sondé cette âme précoce, il en avait mesuré la profondeur, il savait de quelle douleur elle était capable. La souffrance de cette enfant impénétrable était plus cruelle qu’aucune autre. Et de quel droit l’avait-il torturée ainsi ? C’était pour reconquérir sa paix à lui, sa dignité à lui. Mais le Devoir inexorable n’avait-il pas commandé ? Mais Jeanne n’exigeait-elle pas qu’il immolât Marcelle ? Et toujours l’implacable loi s’écrivait devant lui : les fatales conséquences du péché doivent être subies.

Alors, dans les ténèbres il appelait à voix basse : « Marcelle ! Marcelle !… » Et il tendait les bras, s’imaginant qu’elle allait apparaître. À force de contention d’esprit, il finissait par la voir dans un éclair ; elle était en pleurs ; et, dans la seconde même, la vision s’évanouissait ; de sorte que sa désolation s’exaspérait encore. Il allait au vitrage. Sa pensée cheminait dans l’espace, vers le quai. Marcelle était là, tout près. S’il l’avait voulu, en cinq minutes il l’aurait rejointe. Mais non, il fallait que Marcelle souffrit comme lui.

Jeanne, à la nuit, vint le chercher et le trouva prostré à cette même place.

— Ce que je redoutais arrive, avoua-t-il, j’entends sa voix qui me crie de revenir !

Et comme Jeanne demeurait silencieuse, sans un mouvement :

— Tu ne me dis rien ? Défends-moi donc. Tu es dans la Paix, toi, tu te possèdes entièrement, tu es la Perfection, la Pureté ; tu as la force divine des âmes impeccables !

— Que puis-je te dire… je suis celle que tu n’aimes plus !

— C’est pour toi que je suis revenu cependant ; c’est pour toi que je laisse l’Autre mourir de douleur.

— Tu n’as obéi qu’aux contraintes de ta conscience, pas à ton cœur.

— Veux-tu que je retourne à celle qui m’appelle ? s’écria-t-il en se relevant.

Elle le saisit aux poignets, impérieuse :

— Non !

Des journées affreuses suivirent. Malgré l’expiation volontaire, librement acceptée, toutes les conséquences de l’adultère continuaient à se développer cruellement avec une logique impitoyable. Nicolas, Marcelle et Jeanne enduraient chacun leur martyre. Jeanne, malgré son masque de sérénité, connaissait les pires tourments de la femme trahie. Sous ses yeux, Nicolas se débattait lamentablement contre la passion qui le possédait ; elle devinait toute sa pitié, toute sa tendresse pour l’Autre. Et la noble imagination de cette jeune femme si pure s’épuisait en représentations de la créature indigne, un modèle peut-être, peut-être pis encore.

Un soir, à table, elle dit à son mari :

— J’ai vu les Fontœuvre. Jenny m’avait fait prier de passer chez elle ; c’était pour un petit service d’argent. Pierre Fontœuvre ne pense qu’à organiser son exposition chez les fils Vaugon-Denis. Il ne lui manque plus que les fonds, et tu sais qu’à moins d’une générosité particulière, ces messieurs ne cèdent pas leur galerie à prix doux. Jenny également se préoccupait de ce projet, l’idée lui étant venue de joindre ses œuvres les plus récentes, quelques nus, je crois, aux animaux de son mari. Bref, j’ai pu arranger les choses.

— Tu as bien fait, dit Nicolas très attentif ; et tous vont bien ?

— Ah ! leurs soucis les détournent un peu de leurs enfants. Moi, je m’inquiéterais de Marcelle que j’ai vue si mélancolique et si amaigrie. Elle ne se plaint pas, me dit-on ; mais c’est une petite fille stoïque et je lui ai trouvé des yeux de souffrance qui témoignent d’une santé bien altérée. Elle n’a point desserré les lèvres. Elle est si peu communicative !

— C’est un sphinx ! murmura Nicolas, en maîtrisant son émotion.

— Quant à François, il est survenu pendant ma visite. Il ne paraissait pas gai non plus, dans son désœuvrement. Encore un pauvre enfant qui m’apparaît toujours comme une belle terre en friche, dont personne ne s’est occupé d’exploiter les ressources.

Nicolas n’écoutait plus. Ainsi, Marcelle était bien plongée dans la tristesse mortelle qu’il avait imaginée. Il en conçut d’abord une sorte de joie. Donc, l’impérissable amour subsistait entre eux, surnaturel, inaltérable, meurtri et sanctifié. Elle était à lui, toujours, unie par la commune douleur. Qu’importe de souffrir quand on s’appartient toujours et qu’on en a la bienheureuse certitude !

Mais à mesure que les jours s’écoulaient, l’idée de la misère, de l’isolement de Marcelle le pénétrait davantage. Il se les représentait mieux depuis qu’on les lui avait dépeints ; sa pitié s’appuyait maintenant sur la réalité même. Ah ! comme il les voyait ces yeux, ces pauvres yeux de souffrance, dont le temps serait impuissant à tarir les larmes ! Marcelle n’était-elle pas de celles qui, sans se plaindre, peuvent aller bravement jusqu’à la mort ?

Il cessa dès lors de pouvoir travailler. De bonne heure, le matin, il sortait, arpentait le quai Malaquais dans l’espoir qu’il l’apercevrait peut-être. Et il faisait des stations prolongées rue Bonaparte, aux vitrines garnies d’estampes. Ou bien il allait au hasard, par toutes les rues qui avoisinaient la maison des Fontœuvre. Mais sans doute, le courage de sortir manquait à Marcelle, ou bien elle avait l’héroïsme, — et c’était encore plus plausible, — de se cloîtrer pour échapper à celui dont elle sentait toujours, autour d’elle, l’inquiétude chercheuse…

Enfin, un jour, il s’en fut rue de l’Arbalète, demander aux deux chambres blanches les souvenirs de l’amour immolé.