Calmann-Lévy éditeurs (p. 159-176).

TROISIÈME PARTIE

I

Trois ans plus tard, ce fut une stupéfaction dans la famille Fontœuvre quand Marcelle fut reçue à l’École des Beaux-Arts. Jamais on n’aurait cru que cette petite fille fût capable de quelque chose. C’était une grande enfant au regard vague, dont on ne pouvait tirer deux mots. Elle se levait le matin toujours à la même heure, remerciait à peine Brigitte qui lui servait son thé, mettait son chapeau et filait à sa leçon chez Seldermeyer. Elle n’était même plus coquette, se désintéressait de sa figure, s’habillait à la diable de robes trop courtes pour sa longue taille, tordait ses cheveux blonds superbes pour qu’ils tinssent moins de place sous le chapeau. D’ailleurs, avec la venue de l’âge ingrat, elle avait enlaidi. Son visage s’était allongé comme son corps. Sa bouche s’entr’ouvrait habituellement sur de grandes dents inégales. Ses yeux très clairs semblaient ne penser à rien. Chaque après-midi, elle allait dessiner d’après l’antique, à la grande galerie des Beaux-Arts. Certaines nuits, elle travaillait dans l’atelier de sa mère jusqu’à deux heures du matin. Et en tout cela, elle avait l’air d’un automate.

Son admission même, qui pétrifiait d’étonnement les siens, parut la laisser indifférente. François qui, en octobre, avait échoué pour la seconde fois à son baccalauréat, lui lança pour toute félicitation :

— Tu t’en moques, hein ! Tu as bien raison, ma pauvre fille. Mieux vaudrait dix mille francs de rente.

Marcelle dit seulement :

— Je vais aller prévenir mademoiselle Darche ; d’autant que je ne l’ai pas vue depuis quinze jours.

C’était un soir de mai. Dès le dîner, elle partit. Il faisait nuit quand elle arriva à l’appartement de l’avenue Kléber. La femme de chambre eut un air singulier pour lui dire que mademoiselle étant souffrante, ne la recevrait peut-être pas.

— Demandez-le lui toujours, fit la jeune fille, flegmatique.

Une minute après, elle fut introduite dans l’atelier qu’elle aimait tant, si clair avec son illumination électrique, ses boiseries blanches, et les toiles flambantes de la coloriste vigoureuse qu’était la grande Darche. Il y avait au chevalet un portrait commencé une femme en robe verte qui portait sur sa gorge nue une rose géante et écarlate. Marcelle restait bouche béante devant cette audace. Elle voulait peindre comme Darche, insouciante des sujets, préoccupée seulement jusqu’à l’obsession, jusqu’à la folie, de la lumière, de la couleur ; et, comme elle regardait cette toile, son cœur se mit à battre de désir. Au même instant, une portière se souleva et Nelly en peignoir, la figure cachée dans ses mains, vint à elle, disant dans un sanglot :

— C’est toi, ma petite Marcelle !

Et l’artiste s’abattit sur le canapé, s’y roula, le visage dans les coussins.

— Je suis seule à présent, Marcelle, je suis toute seule !

La tête enfouie dans son coude plié, les cheveux défaits, Nelly Darche pleurait comme une petite fille. Ce fut seulement après cette explosion de douleur qu’elle s’expliqua.

— Oh ! ma chérie ! C’est Fabien qui m’a fait cette peine. Peux-tu comprendre ? Il est marié ; il s’est marié hier, il ne veut plus me revoir, lui, lui, Fabien, mon Fabien, le seul homme que j’aie vraiment aimé !

Marcelle l’écoutait, tremblante, mais les yeux secs, ne trouvant pas une phrase consolatrice. Et Nelly, malgré sa désolation, éprouvait une douceur à plonger son regard dans ces yeux si clairs, d’un vert si calme, si froid.

— Nous nous sommes tant aimés ! Ah !… tu connaîtras cela quelque jour : tu sauras ce que c’est que d’appartenir corps et âme à un être unique, de verser son cœur, sa vie dans le cœur d’un homme qu’on aime. Vois-tu, quand il arrivait, quand il poussait cette porte, quand il s’avançait de son pas de velours, pendant que ses chers yeux me souriaient, ah : j’étouffais un cri, je tendais les bras…

À ce souvenir, un sanglot plus violent la rejeta convulsée sur le canapé. Et Marcelle, impassible, contemplait cette souffrance, qui mettait à nu la véritable nature de cette femme, cent fois plus faite pour aimer que pour peindre.

Pour la seconde fois, elle était en présence de cette passion qu’elle avait lue un jour dans les yeux extasiés de cousine Jeanne. Et l’émotion qu’elle en ressentait dépassait la pitié qu’aurait dù lui inspirer le désespoir de son amie. Elle n’était pas compatissante, ignorant la douleur et ayant encore, à dix-sept ans, cette sécheresse d’âme des enfants très repliés sur eux-mêmes. C’était une grande illusion de Nelly Darche de se croire tendrement plainte par Marcelle. Mais elle se soulageait à étaler sa peine devant la petite fille qui avait été, pendant des années, le témoin de son amour… Et elle contait que l’horrible rupture, qui lui arrachait la moitié d’elle-même, lui avait été signifiée par une simple lettre. Fabien était, paraît-il, fiancé depuis longtemps, et il était allé se marier en province avec une jeune fille rencontrée à Paris, chez des cousins.

— Je te l’aurais montrée, sa lettre, ma chérie, si je ne l’avais brûlée dans la première folie de ma peine.

Marcelle dit enfin, dans une inconscience parfaite :

— Il vous reviendra peut-être.

— Ah ! si je l’espérais seulement ! fit Nelly ranimée à cette idée ; je n’en demanderais pas davantage…

À la fin de sa visite, comme elle était déjà sur le seuil de la porte, Marcelle prononça :

— Je suis admise aux Beaux-Arts.

Alors, ce fut un redoublement de pleurs. Comment ! voilà que cette petite devenait un personnage, et cette bonne nouvelle arrivait à un tel moment, quand Nelly ne savait plus en vérité ce qu’elle faisait, ni ce qu’elle disait ? Elle assurait pourtant :

— Que je suis contente ! ma chérie.

Le visage de Marcelle s’illumina. Ainsi chacune d’elles se leurrait pareillement sur la part que prenait l’autre à la vie de son amie.

Une fois dans la rue, la jeune fille se mit à réfléchir profondément sur cet abandon, sur l’inconstance du petit peintre, sur le chagrin de Darche qui, l’exaltant, lui donnait bien moins la frayeur que le goût de l’amour. De temps en temps lui revenait avec délice la vision de l’École : la cour carrée ouvrant sur le quai, le petit escalier à carreaux rouges qui monte à gauche, et là-haut l’atelier si longtemps convoité, l’atelier des femmes peintres, si vaste, si somptueux, avec ses hautes boiseries fleuries, d’une nuance gris perle…

En rentrant quai Malaquais, elle trouva l’atelier plein de gens venus la féliciter. D’abord, les Houchemagne, puis Juliette Angeloup et sa fille, puis Blanche Arnaud, puis Addeghem. Cousine. Jeanne, l’après-midi, était allée voir si le nom de Marcelle était enfin au tableau, dans la galerie de la rue Bonaparte. Quelle joie quand elle l’avait lu ! Dès ce soir, Nicolas et elle étaient accourus pour embrasser la future femme célèbre.

Marcelle se sentait regardée par Houchemagne. Il l’intimidait toujours terriblement ; il semblait jusqu’ici ne guère croire à sa vocation. Et véritablement elle ne connut jusqu’au fond l’ivresse. de son succès, elle n’en sentit le vrai goût que là, ce soir, en face du grand Houchemagne, qui l’observait si curieusement.

— Eh bien ! ma petite cousine, vous voulez donc tout à fait décidément devenir artiste ?

— Artiste ? répliqua-t-elle vexée, mais je crois que je le suis déjà.

— Pourquoi pas ? reprit Nicolas.

— Bien sûr, dit Juliette Angeloup ; j’ai vu de ses nus, ils m’ont stupéfaite.

— Et si jeune ! ajoutait Blanche Arnaud, qui ne cessait de la contempler de ses yeux humides, comme un prodige attendrissant.

L’ex-comtesse Oliviera avait entraîné François dans un coin de l’atelier, sous les colonnes du Parthénon, et elle lui parlait à voix basse, en rafraîchissant son bras blanc et gras d’Orientale à la rondeur du fût de plâtre qu’elle enlaçait. Ils étaient sans cesse en conciliabules ; cette intimité occupait l’oisiveté du jeune homme qui, depuis son échec du mois d’octobre, traînait sa vie de désœuvrement dans l’atelier de sa mère, sur le pavé de Paris, cherchant une situation. Marcelle, qui savait leur flirt, les suivait des yeux, intéressée. Nicolas revint à elle :

— Il faudra conserver votre zèle pour le travail, en vous réservant cependant le loisir de penser, d’étudier la vie, d’étudier les maîtres. Ce n’est pas seulement avec sa main, avec son œil, c’est avec son âme qu’on est artiste.

Sa gloire mondiale, son autorité sur toute une école de jeunes qui se réclamaient de lui, le succès de chacune de ses toiles, son Saint-Louis, son triptyque de Saint-François d’Assise, sa Dame à l’Agneau qu’on voyait reproduits à chaque coin de rue lui donnaient un tel prestige, que Marcelle l’écoutait docilement, heureuse de l’attention qu’il daignait lui accorder. Et pour la première fois, elle eut un mot spontané, un cri d’enfant sincère :

— Vous m’aiderez ; vous me donnerez des conseils quelquefois ?

Il la regarda, surpris d’une telle phrase. Elle levait sur lui un regard adouci qui ne dérobait plus sa flamme intérieure. Il l’avait toujours connue muette, indifférente, impénétrable, souvent hostile, cruelle quelquefois. Elle lui était franchement antipathique. C’était sans doute la joie de la réussite qui la changeait aujourd’hui. Il répondit :

— Je serai toujours disposé à vous rendre. service, si je le puis.

Il était onze heures quand Nugues arriva pour embrasser la petite camarade. C’était maintenant un homme rangé, un bourgeois, depuis qu’il avait épousé, l’année précédente, une dessinatrice. de mode qui l’avait associé à son industrie. Ils avaient déjà un petit garçon ; tous deux travaillaient huit heures par jour. Et il engraissait, et il s’habillait comme tout le monde, et il avait pris un livret à la caisse d’épargne sur la tête du petit. C’était Vaupalier, maintenant chef d’atelier aux Beaux-Arts, qui lui avait appris l’admission de Marcelle. Ah ! qu’il était content !

— Vous verrez qu’elle nous damera le pion à tous, cette gamine. Elle réussira, elle réussira !

On n’avait d’yeux que pour « la gamine » ; on l’entourait, on l’admirait. C’était un grand roseau ; ses yeux verts n’exprimaient aucun sentiment. Ses cheveux blond pâle, tordus à la hâte, retombaient en mèches courtes sur les tempes ; elle avait l’impassibilité d’une vierge hollandaise. On aurait dit qu’elle n’était pour rien dans l’ovation de ce soir.

— Il faut faire un punch, déclara Nugues ; il faut lui offrir un punch, à cette gosse.

Pierre Fontœuvre, qui éclatait d’orgueil paternel, plus fier de sa fille, ce soir, qu’il ne l’avait jamais été d’aucune de ses œuvres, accepta l’idée.

— Oui, oui, un punch pour Marcelle.

Mais madame Fontœuvre se rembrunit. Ah ! pourquoi donc un punch ! On était ensemble, on se serrait les coudes dans ce jour de liesse, on était heureux de bien s’aimer tous, mais on n’allait cependant pas faire une noce de rapins parce que la petite était reçue à l’École. À la fin, elle rit, et avoua qu’elle n’avait pas un décilitre de rhum dans la maison, et que ça la gênerait joliment d’en faire prendre aujourd’hui. D’ailleurs, Brigitte était déjà couchée.

— Ah ! ce n’est que cela ! s’écria Nugues.

Il se précipita vers la porte, et comme Jenny Fontœuvre s’efforçait de le retenir :

— Laissez donc, j’ai « livré » cet après-midi ; je suis plein d’or.

Houchemagne, qui s’amusait comme un enfant de cette petite fête, voulut le suivre. Tous deux enfilèrent la rue Bonaparte qui paraissait, dans la nuit, plus étroite, plus tortueuse, avec le silence de toutes ses devantures hermétiquement closes, Nugues disait :

— C’est singulier, mon cher, comme je suis heureux depuis que j’ai lâché l’art pour le commerce. Je n’ai pas de regrets, au contraire une satisfaction amère. C’est comme si mon art avait été pour moi un sale patron, une rosse, à qui j’étais dévoué comme un chien, avec exaltation, avec transport, et qui me refusait jusqu’à mon pain. Alors, maintenant, je le nargue avec mon encre de Chine et les photos d’objets de voyage que je copie du matin au soir. Je m’y applique ; c’est luisant, c’est joli. Je dis Tiens ! voilà pour mes refus au Salon ; tiens ! voilà pour ma vue de Notre-Dame vendue un louis !

— Mon vieux, dit Houchemagne, je vous estime plus qu’une quantité de méchants bougres qui font de la grande peinture. Mais je ne vous estime pas seulement…

— Quoi ? dit Nugues, comme ils s’arrêtaient sur le seuil d’un marchand de vin qui allait fermer.

— Je vous admire, finit Houchemagne.

— Quelle blague !

Et il prirent deux bouteilles du meilleur rhum que Nicolas laissa Nugues payer, par délicatesse. Mais il voulut y joindre des huîtres, de la choucroute et du champagne, tout un souper. Et quand ils revinrent, chargés comme deux ménagères un matin de marché, ils étouffaient leur fou rire dans l’escalier en pensant à l’accueil qu’on allait leur faire, là-haut.

— C’est la gamine qui va être heureuse ! disait l’excellent Nugues.

Dans l’atelier, ce furent des cris, une explosion de gaieté. Addeghem criait qu’il fallait absolument griser la petite, dût-on lui faire vider toutes les bouteilles de champagne. Juliette Angeloup, en roulant sa cigarette, riait aux larmes en racontant un souper que des camarades lui avaient offert en 1877, quand elle avait eu sa médaille au Salon. C’était Darsac, le membre de l’Institut, officier de la Légion d’honneur, qui tournait le punch et servait. L’héroïne du jour, très fiévreuse, avait avalé d’un trait le liquide brûlant ; et qu’avait-elle trouvé au fond de la coupe ? la rosette de Darsac ! la rosette de la Légion d’honneur qu’il avait laissée choir dans le rhum, en l’agitant. Tout le monde avait pris des airs dégoûtés, mais elle y avait vu un présage ; elle était folle de joie ; elle avait embrassé Darsac en lui prédisant qu’elle serait, un jour, décorée. Dieu merci, ça n’avait pas manqué !

Blanche Arnaud, qui ne s’était jamais trouvée à pareille fête, avait bien fait mine de partir à minuit ; mais on n’avait eu qu’à la prier un peu. Puisque miss Spring était en Angleterre, elle pouvait bien se permettre un peu de distraction. Et elle s’était laissé faire une douce violence. Cousine Jeanne évoquait le souvenir des modestes ripailles bretonnes, les veillées au cidre et aux châtaignes. Madame Fontœuvre, oubliant tous ses soucis, se déridait à son tour. Elle traversait cependant une époque difficile. Le matin, on avait reçu du papier timbré. Heureusement, on ne pensait pas à cela à cette heure. Le punch flambait, une joie d’écolier, une joie d’étudiants en vacances gagnait tout le monde ; seule, Marcelle gardait son flegme. Assise à la place d’honneur, si grande qu’elle semblait juchée sur une sellette, elle observait froidement la gaieté des convives, celle d’Houchemagne en particulier, plus débordante, plus puérile que les autres. Il s’amusait d’un rien, d’une cuillère tombée, de Juliette Angeloup qui, tout à fait exaltée, suspendait son ruban rouge au-dessus du verre de Marcelle ; Jeanne le regardait avec un sourire d’admiration. Mais la rigide Marcelle se scandalisait de cette bonne humeur. Puis elle pensa tout à coup au chagrin de Nelly Darche, et aussitôt un attendrissement lui vint d’évoquer ce désespoir au milieu d’une telle folie joyeuse. Elle sentit des larmes lui perler aux paupières, et fit un effort surhumain pour les retenir. Puis elle éprouva le besoin de parler de l’événement. Elle dit à sa mère :

— J’ai vu Nelly : elle est bien malheureuse. Fabien l’a lâchée pour se marier.

Ce fut une stupeur. La liaison de l’artiste n’était un secret pour personne ici ; on était consterné ; on se révoltait comme si cette union eût dû être éternelle.

— Pauvre mademoiselle Darche ! soupira madame Houchemagne très émue.

— J’irai la voir dès demain matin, dit Jenny Fontœuvre.

Chacun se lamentait, comme on se lamente sur un veuvage dans le monde bourgeois. La comtesse Oliviera dit à François :

— Mon petit, les hommes sont tous les mêmes.

Pour Addeghem, il s’était lancé dans un dithyrambe enflammé sur la peinture de Nelly Darche. Quelle fécondité ! quelle richesse d’idée ! que de trouvailles ! Télémaque parmi les nymphes de Calypso, pouvait-on rien voir de plus amoureux, de plus riche, de plus luxuriant ? Oh ! ce paysage mythologique où les lianes retombaient à terre comme des fontaines multicolores ! Darche, c’était un tempérament. Et d’un air inspiré il rejetait en arrière ses boucles blanches, prenait un ton tragique, vaticinait sourdement, un doigt tendu vers Marcelle :

— Comme tu le seras toi-même, mon enfant !

— Moi, disait le père, je veux lui inculquer l’amour de la vie, qu’elle sente la beauté de tout ce qui bouge, de tout ce qui se meut, de tout le grouillement humain. Je lui montrerai la rue, les Halles, avec leur abondance, le fourmillement des Grands Magasins, la fièvre de la Bourse, le Palais et sa foule un jour de grand procès ; tout, tout, jusqu’à une sortie d’école, jusqu’à l’issue d’un sermon à la Madeleine, jusqu’au tramway qui roule pesamment, chargé de monde. Je veux qu’elle sache qu’un geste, un seul geste est intéressant à peindre, et que l’artiste qui le rend avec conscience, avec vérité, est un créateur.

À ces derniers mots, on entendit un sanglot éclater au bout de la table. Les regards virèrent de ce côté. C’était Nugues qui pleurait à chaudes larmes. Il avait beau faire le brave, accepter crânement son sort, se vanter même de n’être plus qu’un ouvrier d’art, de ne savoir plus que dessiner des sacs de voyage, par instant, pour quelques gouttes d’alcool qui lui montaient au cerveau, toute l’ardeur de ses anciennes théories lui revenait puissamment. Il se rappelait combien lui aussi avait aimé la vie, ce qu’il avait peiné pour l’exprimer, et les soliloques tonitruants des cafés de Montmartre où il prêchait son procédé de décomposition de la lumière. Alors, son cœur se déchirait.

— Mes pauvres vieux, mes pauvres vieux, pardon, disait-il, c’est plus fort que moi. Fontœuvre a raison, il est beau de peindre de la vie !

Une grande tristesse aussitôt pesa sur la réunion. C’était si navrant, cette faillite d’une existence artiste dont le talent n’avait pas servi les aspirations ! Jenny Fontœuvre elle-même essuya furtivement ses larmes, car n’étaient-ils pas, elle et son mari, logés presque à la même enseigne, avec la misère qu’ils traînaient depuis vingt ans ? Au fond, c’était encore Nugues qui avait le beau rôle d’avoir fait courageusement le sacrifice, de s’être retranché de l’art, orgueilleusement.

— Ah ! dit-elle en soupirant, d’un mot qui résumait ces réflexions amères, j’ai tout fait pour empêcher que Marcelle aussi connût ces déceptions. Il n’y a pas eu moyen. La voilà, elle aussi, lancée dans la carrière.

La jeune fille se redressa et parla enfin :

— Qui te dit que je ne réussirai pas ?

— Bien cela, ma fille ! fit Juliette Angeloup.

Un tourbillon d’idées, d’impressions, de désirs, agitait Marcelle avec les fumées du champagne et du punch. On s’acharnait à étouffer ses illusions ; elle cherchait un allié qui la comprit, qui se fit caution pour elle ; ses yeux sollicitèrent Nicolas. Mais celui-ci avait quitté la table pour entraîner Nugues, le consoler. Il souffrait de son succès chaque jour grandissant, pareil à une apothéose, que lui faisaient Paris, la France, l’Europe, le Nouveau Monde, quand devant lui un camarade saignait de ses déboires. Ah ! si la célébrité avait pu se partager comme les sous !

— Voyons, mon vieux, murmurait-il, vous avez mieux fait que de peindre la vie, vous avez aimé, vous vous êtes créé une famille, et pour votre femme, pour votre mioche, vous vous êtes arraché du cœur ce qui vous était le plus cher. C’est plus beau que le succès, ça, Nugues ! Si l’on en venait, ce soir, parmi nous, à peser les valeurs morales, vous seriez dans les gros poids, mon cher.

— Ah ! dit Nugues, avec un sourire de philosophe résigné, la valeur morale, cela compte-t-il auprès d’une belle toile !

— Monsieur Nugues, n’ayez pas de chagrin, dit simplement une voix suave, près de lui.

C’était Jeanne Houchemagne qui venait lui presser les mains affectueusement. Et ce charme, cette douceur, cette bonté, tout ce que la jeune femme avait en elle d’apaisant, opéra sur le pauvre artiste. Il lui sourit, Fontœuvre lui apporta du champagne : c’était fini.

— C’est le baptême de Marcelle, expliqua Blanche Arnaud. Il faut bien qu’elle connaisse les dessous de l’art, et les épines de cette rose mystique.

Une heure plus tard on se dispersa ; pendant que François allait reconduire chez elles Juliette Angeloup et la comtesse Oliviera, Nicolas et Jeanne, serrés l’un contre l’autre, regagnaient leur poétique maison de la rue Visconti. Ils n’y mirent pas cinq minutes. En arrivant, comme la jeune femme ôtait la mantille qu’elle s’était jetée sur les cheveux, elle demanda tendrement à Nicolas :

— Tu ne me dis rien ; à quoi penses-tu ?

— Je pense à ce pauvre Nugues et, vraiment, auprès de lui je me trouve trop heureux. Je suis comblé. J’ai en toi une femme incomparable qu’après huit années de vie commune je trouve toujours nouvelle, toujours plus belle. Je me sens aimé comme aucun amant ne l’a été. Le travail m’est facile ; j’ai une légèreté d’esprit pour concevoir, une facilité pour exécuter qui me font peur, souvent. Mon triptyque de saint François d’Assise pouvait être mieux, certes ; mais tel qu’il est, je puis bien avouer qu’il est venu tout seul, sans effort, sans douleur. Puis, je sais que mes idées germent. Vaupalier, Seldermeyer lui-même, la plupart des chefs d’atelier aux Beaux-Arts, ne veulent pas avoir l’air de caler, mais je n’ignore pas que je les influence. Brabançon, dans son cours du mardi, à l’hémicycle, en est venu à des tendances nettement idéalistes, et il a en main tous les artistes de l’avenir. Il ne reste plus à mes principes qu’à pénétrer les couches profondes, et il me semble qu’ils s’y infiltrent ; j’ai avec moi une partie de l’Épiscopat français qui cherche à purifier les églises de tant de laideurs qu’elles renferment, et qui voudrait qu’aujourd’hui comme autrefois, l’enfant y trouvât les premières révélations de la Beauté. C’est une des conditions essentielles pour régénérer l’art populaire. Crois-tu que je n’en aie pas une indicible allégresse ? Et je ne redoute pas l’âge, pas l’impuissance, je me sens tout meublé d’idées ; je n’ai rien fait encore en regard de ce qui me reste à faire ; et j’ai des forces de jeunesse qui, me semble-t-il, ne s’épuiseront jamais. Bientôt j’entreprendrai enfin ma Multiplication des pains. Oh ! Jeanne, je bondis d’enthousiasme en y pensant. Je voudrais que ce fut comme une cathédrale, qu’en entrant dans cette scène on reçut le frisson que donnent les grandes églises gothiques. Enfin, j’oserai peindre le Sauveur ! Je crois que maintenant je puis essayer. Toutes les nuits je le vois en rêve ; Dieu me garde d’en faire un bel Arabe comme on a cru qu’il était expédient de le représenter pour n’être pas routinier. Le Sauveur, dont les traits véritables importent peu, a son image, par hérédité traditionnelle, dans le cœur de tous les fidèles. Cette image est immuable, elle est vraie, elle est inviolable ; c’est elle que l’artiste doit reproduire. Je ferai un Christ traditionnel. Un jour viendra où j’en commencerai l’étude, et ce jour-là va bientôt arriver. Je suis trop heureux, vraiment trop heureux !

Jeanne le regardait, radieuse. Le bonheur de son idole se répandait en elle, l’inondait d’un bien-être suprême.