Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XVII, 1903
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CONTE POUR LE JOUR DE L’AN

LES ROUGES-GORGES


C’était le 31 décembre et il faisait extraordinairement froid, cette année-là.

La terre était couverte d’une épaisse couche de neige ; seuls, les arbres, auxquels pendaient de longs cristaux, rompaient çà et là l’uniformité du paysage, et le silence n’était guère interrompu que par le croassement de quelques volées de corbeaux, ces vilains oiseaux noirs qui semblent porter le deuil de la belle saison.

À ce moment, le paysan se livre à des travaux d’intérieur, et, sans la fumée qu’on voit monter du toit des chaumières, on croirait le pays inhabité.

Que cette époque de l’année est triste !

Que de petits drames ignorés ont pour théâtre les haies et les buissons !

Que d’oiseaux périssent par cette température rigoureuse !

Malgré le froid, un jeune garçon d’une douzaine d’années se promenait à travers la neige, sans souci du vent glacial qui lui fouettait le visage. C’était Roger de Vercourt, alors en congé de nouvel an chez son grand-père, qui habitait une belle maison de campagne, aux environs de Guéret.

Il était grand, fort ; il avait de jolis traits, un teint blanc et rose, de magnifiques cheveux blonds bouclés, et ne paraissait pas médiocrement fier de tous ces dons naturels.

Cependant il aurait été bien préférable que ses traits fussent moins réguliers, ses cheveux moins soyeux et ses yeux plus doux.

Car le regard de Roger était dur et hautain, hélas ! comme son cœur.

Il avait perdu ses parents dès son bas âge, et, pour toute famille, il ne lui restait que son aïeul paternel.

Le vieillard avait donc concentré son affection sur son petit-fils, et, s’il ne le gardait pas près de lui, c’est parce qu’il savait que, pour un garçon, l’instruction en commun, la bonne camaraderie sont indispensables.

Roger, hélas ! ne répondait en aucune façon à la tendresse de son aïeul qui voyait avec une douleur profonde l’indifférence, la dureté même de son unique enfant grandir comme lui.

Certes, il était blâmable, mais non sans excuse : il n’avait point connu les caresses, les baisers, les conseils d’une mère, ces trois puissances magiques qui savent triompher là où les plus habiles moralistes s’avoueraient vaincus !

Ce jour-là, le jeune garçon n’était pas sorti pour le seul plaisir de la promenade ; il se rendait à l’affût aux corbeaux dans un champ où, d’ordinaire, ces oiseaux étaient nombreux.

Il marchait les mains dans les poches, le collet de son habit relevé, sa carabine en bandoulière, et, pour se réchauffer, faisait résonner le sol durci sous ses pas.

Il allait atteindre le but de sa course, c’est-à-dire le champ en question séparé du chemin par une haie, quand il jugea prudent d’attendre un peu, pour ne pas effaroucher les corbeaux.

Juste à l’endroit où il était alors, un arbre gisait comme un grand cadavre victime de la gelée, et, sur le tronc renversé, cinq petits rouges-gorges se pressaient les uns contre les autres mourant évidemment de froid et de faim.

Ils restaient ainsi blottis, tandis que le plus hardi de la bande avait volé sur les branches de la haie et semblait interroger l’horizon, comme s’il eût voulu secourir ses frères.

Mais, que trouver sous la neige durcie ? Rien, absolument rien, et les infortunés étaient destinés à grossir le nombre des petits êtres qui succombent en cette redoutable saison.

Roger vit tout cela et… passa.

Il s’embusqua derrière la haie, à peu de distance des pauvres affamés, et attendit le retour des corbeaux, qui s’étaient envolés à son approche, malgré les précautions qu’il avait prises.

Ils n’avaient cependant pas à craindre la carabine de Roger, avec laquelle il était très difficile de les atteindre ; mais les corbeaux sont méfiants, et ils n’ont pas tort.

Il était là depuis quelques minutes, lorsque deux enfants passèrent aussi près des rouges-gorges. L’aîné ; un garçon, paraissait avoir neuf ou dix ans, et la petite fille qui l’accompagnait était presque aussi grande que lui.

Roger reconnut les enfants d’un ouvrier qui travaillait souvent chez son grand-père, Jean et Françoise Martin. Ils portaient chacun un fagot de bois mort qui devait peser beaucoup sur leurs faibles épaules et, revenant des taillis de M. de Vercourt, se rendaient à la chaumière de leurs parents située au sommet d’une colline qui se détachait à peine sur le ciel blanc de ce rigoureux janvier.

Les enfants remarquèrent la détresse des oiseaux et… s’arrêtèrent.

« Oh ! Jean ! dit Françoise, les yeux pleins de larmes, comme ils doivent avoir froid ! »

Elle jeta aussitôt son fagot sur la neige et, se baissant, elle ajouta :

« Aide-moi à les mettre dans mon tablier ; nous tâcherons de les sauver. »

Avant même que sa sœur eût fini de parler, le garçonnet s’était débarrassé de son fardeau et, ayant pris un oiseau dans chaque main, essayait de réchauffer de son haleine leurs membres engourdis.

« C’est bien heureux pour les pauvres bêtes que nous soyons passés par là ! s’écria Jean. Nous allons les emporter et bien les soigner. Le plus pressé, c’est de les faire manger.

— Tu as raison, frérot, répondit Françoise, mais avant il faudra les ranimer en les mettant dans un grand pot rempli de plume, comme je l’ai vu faire « à la mère » pour guérir de petits poulets malades.

— Assez causé, bavarde, interrompit Jean. On doit nous attendre à la maison ; le grand-père se tourmente quand nous restons longtemps au bois, croyant qu’il y a encore des loups, comme du temps de sa jeunesse.

— Le grand-père a donc été jeune aussi ? s’exclama Françoise en riant.

— Eh ! nigaude, il a été jeune comme nous serons vieux un jour, » répondit Jean. Mais, Françoise riant plus fort, il pensa avec raison que sa sœur se moquait de lui.

Bah ! ce n’était pas la première fois, et Jean n’en continua pas moins d’expliquer sérieusement son idée.

« Quand nous aurons les cheveux blancs, nous dirons à nos petits-enfants que nous avons fait un sauvetage, pas comme celui qu’on a raconté hier à l’école, mais un sauvetage tout de même, quoique ce soit plus facile de sauver des oiseaux qui meurent dans la neige que des pêcheurs dans une tempête. Je te lirai ça ce soir, tu verras si c’est beau ! »

Dans sa naïveté, Jean croyait tout simple de secourir les pauvres créatures. Mais… il fallait y penser. D’ailleurs, c’était Françoise qui en avait eu l’idée ; lui ne se reconnaissait aucun mérite.

Tout en parlant, Jean avait aidé sa sœur à mettre les rouges-gorges dans son tablier, y compris celui qui était perché sur une aubépine et ne pouvait plus voler.

« Fais bien attention à tes nourrissons, reprit Jean, et donne-moi ton fagot, nous sommes presque arrivés. »

Quand les enfants passèrent près de Roger qu’ils n’avaient pas vu, Françoise demanda :

« Crois-tu que nous aurons des sous dans nos sabots, demain ? Si le père Janvier m’en envoie par la cheminée, comme l’année dernière, j’achèterai du tabac au grand-père. Ça lui fera bien plaisir, et puis… il nous racontera des histoires de guerre ; tu sais bien, il dit que, pour se les rappeler, il faut qu’il voie de la fumée… »

Jean, portant les deux fardeaux, ne pouvait marcher vite et Roger l’entendit babiller pendant quelques instants encore. Il voulait, avec ses sous, faire des cadeaux à tous les siens.

L’année avait été mauvaise, au dire du père, et Jean craignait de ne pas avoir assez de sous, en comptant ceux qu’il possédait déjà, pour donner un pantin à son petit frère Jacquot et, en se cotisant avec Françoise, un capuchon « à la mère ».

Quant à offrir des gants à sa sœur et un gilet tricoté au père, il n’y fallait pas penser.

Depuis longtemps, il avait renoncé à s’acheter un couteau à trois lames, ce qui lui semblait le comble du luxe, mais, malgré ce généreux sacrifice, ses vilains sous ne s’étaient point changés en jolies pièces d’argent ou d’or, comme cela eût pu arriver du temps des fées…

Malheureusement il n’y en avait plus ! Les enfants en étaient bien sûrs !

« Mais, avait conclu Françoise, quand nous serons grands, nous travaillerons, nous gagnerons de l’argent, et nous n’aurons pas besoin des fées. »

Spectateur invisible de cette scène, Roger n’en avait pas perdu un mot, et il avait été touché par le bon cœur de Jean et de Françoise.

Puis, il se sentit un peu confus et se reprocha son indifférence envers ces pauvres petites créatures qu’il n’avait pas même eu la pensée d’arracher à la mort.

Comment, lui, Roger de Vercourt, recevait une leçon de ces deux enfants des champs ! Pourquoi donc ne songeait-il jamais aux autres ? Non seulement il était sans pitié pour les animaux, mais il n’aimait pas assez son grand-père, si bon pour lui !

Au lieu de le consoler de la perte de ses enfants, en se montrant affectueux, soumis, il était pour lui une nouvelle cause de chagrin. Il s’en rendait compte maintenant ; une foule de souvenirs lui revenaient à l’esprit et se changeaient en remords.

Jean et Françoise étaient bons, eux ! Ils pensaient à leur vieux grand-père, à leurs parents, ils étaient compatissants, même pour les petits oiseaux, tandis que lui, Roger…

Il se trouva si coupable, qu’il faillit fondre en larmes.

L’affût aux corbeaux ne l’intéressait plus, et il déchargea machinalement sa carabine.

Puis, prenant une résolution subite, il se dirigea vers la petite maison de la famille Martin.

Il voulait revoir les deux aimables enfants et savoir ce qu’étaient devenus leurs protégés.

Par la même occasion, il se chaufferait un peu, car, décidément, le vent était glacial.

À mesure qu’il gravissait la montée, il se sentait tout changé, si bien que, lorsqu’il fut en haut, il s’était promis de profiter de la leçon que lui avaient donnée Jean et Françoise et de faire désormais la joie de son aïeul.

Quand il fut arrivé à la porte de la chaumière, il frappa.

Aussitôt, « la mère » vint ouvrir et fut très surprise en entendant le gentil bonjour de « monsieur Roger », toujours si fier, si dédaigneux.

Le grand-père, qui tressait des paniers d’osier (car les vieux travailleurs ne savent pas rester inactifs), offrit à Roger, avec empressement, une place près du feu, et Jean et Françoise montrèrent avec joie les rouges-gorges, déjà ragaillardis par la flamme de ce foyer hospitalier.

Tout en se chauffant, Roger causa avec les enfants et leurs parents qui remarquèrent que le « jeune monsieur » était devenu bien parlatif.

Bref, Roger rentra chez son grand-père tout autre qu’il n’en était sorti.

Il demanda à M. de Vercourt la permission d’envoyer des cadeaux à Jean et à Françoise, ainsi qu’une bonne part des friandises qu’il avait déjà reçues, ce qui lui fut accordé, non sans étonnement, mais avec une grande joie.

L’excellent homme, ravi, y joignit beaucoup d’autres choses pour la famille entière qui commença gaiement l’année, grâce à tant de belles étrennes.

« Nos petits rouges-gorges nous ont porté bonheur ! » disait Jean.

En effet, on trouva, parmi les cadeaux reçus le 1er janvier, un couteau à quatre lames, comme Jean n’en avait pas même vu en rêve, de petits gants fourrés, un gilet et un capuchon de tricot, plus un gros paquet de tabac et un pantin. Chaque objet portait une adresse bien lisible.

Le génie bienfaisant qui avait indiqué les goûts, les besoins de chacun, était donc passé au château, après avoir entendu les désirs exprimés par les enfants ?

Ceux-ci n’avaient répété à personne leur conversation de la veille.

C’était bien extraordinaire !

« Jean, interrogea Françoise, peut-être qu’il en reste une ? Une toute petite ?… »

Comme son frère ne comprenait pas, elle s’expliqua :

« Oui, une toute petite fée qui a entendu ce que nous disions, et l’a fait savoir… »

Jean secoua la tête, ne paraissant pas persuadé par la supposition de sa sœur, car c’était un grand garçon.

M. de Vercourt eût pu croire aussi que la « toute petite fée » de Françoise lui avait accordé des étrennes, et de plus belles qu’il n’aurait osé en souhaiter, mais qu’il désirait vivement : les premiers baisers pleins d’affection et de respect de son petit-fils !

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Et cela, grâce à cinq petits rouges-gorges égarés dans la neige !

A. Lyx.