Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Livre 2/04


IV.

voyage des messagers en quête de mordrain, de nascien et de célidoine.



La nouvelle de la mort de Calafer et de la disparition de Nascien fut, on peut le croire, un grand sujet d’étonnement pour la bonne et belle duchesse Flégétine. Nascien son époux lui apparut bientôt en songe, pour la consoler et l’avertir que Dieu voulait les réunir un jour et établir leur postérité dans une contrée lointaine, vers Occident. La dame prit aussitôt la résolution de quitter sa ville d’Orbérique et de suivre pour sa quête la direction assez vague que la vision lui avait indiquée. Elle venait de partir, accompagnée d’un vavasseur loyal, quand la reine Sarracinthe, écoutant une impulsion analogue, chargeait cinq fidèles sergents d’entreprendre un autre voyage en quête de Mordrain. Les messagers partirent, munis d’un bref qui devait, à l’occasion, leur servir de lettres de créance, et où se trouvaient indiqués le but de leur voyage et l’histoire des épreuves subies par le roi Mordrain, le duc Nascien et le jeune Célidoine.

Les cinq prud’hommes prirent leur chemin vers Égypte, et arrivèrent dans la ville de Coquehan, patrie de l’aïeul de la bonne dame Marie l’Égyptienne. Avertis, dans un songe, qu’ils faisaient fausse route, et que celui qu’ils cherchaient errait en ce moment sur la mer de Grèce, ils revinrent sur leurs pas et entrèrent dans Alexandrie, où ils ensevelirent un de leurs compagnons qui n’avait pu supporter la chaleur excessive du climat.

Sur le rivage ils aperçurent une nef qui semblait abandonnée. Grande fut leur surprise, en l’abordant, de trouver sur le pont et dans le fond de la nef deux cents cadavres. Ils regardèrent çà et là, et découvrirent enfin une jeune dame qui fondait en pleurs. Comment et par quelle aventure se trouvait-elle en pareil lieu ? « Seigneurs, » leur dit-elle, « si vous promettez de m’épargner, je vous le dirai : les gens que vous voyez étaient sujets du roi Label, mon père ; il prit envie, il y a quelque temps, au roi Ménélau, un de mes oncles, d’aller voir son fils, gouverneur de Syrie. Il se mit en mer et me permit de l’accompagner. Le roi de Tarse, qui depuis longtemps était en guerre avec lui, ayant avis de son départ, fit équiper un grand nombre de nefs et vint croiser et attaquer la nôtre. Le combat fut long et des plus acharnés, mais il fallut céder au nombre ; mon oncle mourut les armes à la main : ceux qui l’accompagnaient eurent le même sort ; c’est eux dont les corps sont étendus devant vous. Par une sorte de compassion pour ma jeunesse, la vie que j’aurais tant désiré perdre me fut laissée. C’est à vous de voir s’il ne conviendrait pas mieux de me faire mourir. »

Les messagers furent touchés de ce récit, mais résolurent de profiter de la nef pour continuer leur quête. Ils demandèrent à la fille du roi Label s’il lui conviendrait de les accompagner. La demoiselle répondit que, s’ils s’engageaient à ne pas lui faire de honte, elle les suivrait volontiers partout où il leur plairait d’aller. Leur premier soin fut d’aviser au moyen de débarrasser la nef de tous les cadavres, et de les mettre à l’abri de la dent des ours et des lions. Aidés par les gens du pays, ils creusèrent une large fosse où furent déposés les deux cents corps ; on les recouvrit d’une large pierre avec cette inscription : Ci-gisent les gens de Label, tués par ceux de Tarse ; les messagers en quête de Nascien les ensevelirent par un pieux respect de leur humanité[1]. Ils garnirent ensuite la nef de tout ce qui pouvait les soutenir durant une traversée aussi aventureuse ; mais vainement cherchèrent-ils un pilote : la nuit venue, ils s’endormirent tous dans la nef. Comme les voiles étaient restées tendues, voilà qu’un souffle puissant ébranla le vaisseau, le poussa en pleine mer, si bien que le lendemain, au réveil, ils n’aperçurent plus le rivage et se trouvèrent sans maître et sans pilote, voguant aussi rapidement que l’émerillon quand on le poursuit ou qu’il poursuit une proie.

Ils ne manquèrent pas de se mettre à genoux, et d’implorer à chaudes larmes la protection céleste. Le matin du quatrième jour, leur nef fut poussée contre une île hérissée de rochers et se fendit en quatre morceaux. Des quatre messagers, deux furent noyés, les deux autres gagnèrent les rochers qui bordaient cette île. Pour la demoiselle, elle se soutenait sur une planche en implorant la pitié de ses compagnons de voyage. L’un d’eux, au risque de se noyer lui-même, ôta ses vêtements, s’élança vers elle à la nage, et la traîna jusqu’à l’endroit qui les avait recueillis.

Alors ils regardèrent de tous côtés et aperçurent à la droite de la roche un petit sentier qui conduisait à la cime d’une montagne fermée par les rochers du rivage opposé. À mesure qu’ils avançaient, ils découvraient de bonnes terres, des vergers, des jardins depuis longtemps incultes ; puis un château grand et fort à merveille, bien que plusieurs pans de muraille en fussent abattus. Dans une enceinte démantelée s’élevait un palais ruiné, mais somptueux, construit en marbre de couleurs variées, dont plusieurs piliers étaient encore debout. Quel prince avait possédé, quel maître avait pu construire un si merveilleux édifice ? En regardant de tous côtés, ils découvrirent, sous un portique de marbre incrusté d’or, d’argent et d’agate, un lit, le plus riche du monde, dont les quatre pieds étaient émaillés et couverts de pierres précieuses. Sous le lit avait été déposée une tombe d’ivoire ornée de figures d’oiseaux et sur laquelle on lisait en lettres d’or : Ci-gît Ipocras, le plus grand des physiciens, qui fut trompé et mis à mort par l’engin et la malice des femmes.


L’histoire des philosophes atteste qu’Ipocras fut le plus habile de tous les hommes dans l’art de physique. Il vécut longtemps sans être grandement renommé ; mais une chose qu’il fit à Rome répandit en tous lieux le bruit de sa science incomparable.

C’était au temps de l’empereur Augustus César. Ipocras en entrant dans Rome fut étonné de voir tout le monde en deuil, comme si chacun des citoyens eût perdu son enfant. Une demoiselle descendait alors les degrés du palais ; il l’arrête par le giron et la prie de lui apprendre la cause d’une si grande douleur : « C’est, » lui répond cette demoiselle, « que Gaius, le neveu de l’empereur, est en ce moment mort ou peu s’en faut. L’empereur n’a pas d’autre héritier, et Rome fait à sa mort la plus grande perte du monde, car c’était un très-bon et très-beau jeune homme, bien enseigné, large aumônier envers les pauvres gens, humble et doux envers tout le monde. — Où est le corps ? » demanda Ipocras. — « Dans la salle de l’empereur. »

Si l’âme, pensa Ipocras, n’est pas encore partie, je saurai bien la faire demeurer. Il monte les degrés du palais, et trouve à l’entrée de la chambre une foule qui ne semblait pas permettre de passer outre. Toutefois il rejette en arrière le capuchon de son manteau, enfonce son chapeau « de bonnet[2], » pousse et se glisse tellement entre les uns et les autres qu’il arrive au lit du jeune Gaius. Il le regarde, pose sa main sur la poitrine, sur les tempes, puis sur le bras à l’endroit du pouls : « Je demande, » dit-il, « à parler à l’empereur. »

L’empereur arrive : « Sire, que me donnerez-vous si je vous rends votre neveu sain et guéri ? — Tout ce que vous demanderez. Vous serez à jamais mon ami, mon maître. — En prenez-vous l’engagement ? — Oui, sauf mon honneur. — Oh ! quant à votre honneur, » répond Ipocras, « vous n’avez rien à craindre, je le tiens plus cher que tout votre empire. »

Alors il tira de son aumônière une herbe qu’il détrempa dans la liqueur d’une fiole qu’il portait toujours sur lui ; puis, faisant ouvrir les fenêtres, il desserra les dents de Gaius avec son petit canivet, et fit pénétrer dans la bouche tout ce qu’il put de son breuvage. Aussitôt l’enfant commence à se plaindre et entr’ouvre les yeux ; il demande à voix basse où il était. Qu’on juge de la joie de l’empereur ! Chacun des jours suivants, Gaius sentit la douleur diminuer et les forces revenir, si bien qu’au bout d’un mois il fut aussi sain, aussi bien portant qu’il eût jamais été.

Dès ce moment on ne parla plus que d’Ipocras dans Rome ; tous les malades venaient à lui et s’en retournaient guéris. Il parcourut les environs de Rome et conquit ainsi l’amour et la reconnaissance de tous ceux qui réclamèrent son secours. Il ne demandait jamais de salaire, mais on le comblait de présents, si bien qu’il devint très-riche. Ce fut en vain que l’empereur lui offrit des terres, des honneurs ; il répondit qu’il n’avait rien à souhaiter s’il avait son amour. Seulement il consentit à vivre au pain, au vin et à la viande de l’empereur, et à recevoir de lui ses robes. Mais cela ne suffisait pas au cœur de César Auguste, et voici le moyen qu’il imagina pour reconnaître ce qu’Ipocras avait fait pour lui.

Il fit élever au milieu de Rome un pilier de marbre plus haut que la plus haute tour, et par son ordre on plaça au sommet deux images de pierre, représentant, l’une Ipocras, l’autre Gaius. De la main gauche, Ipocras tenait une tablette sur laquelle était écrit en grandes lettres d’or :

C’est Ipocras, le premier des philosophes, lequel mit de mort à vie le neveu de l’Empereur, Gaius dont voici l’image.

Le jour même où ces images furent découvertes, l’empereur prit Ipocras par la main et le conduisit aux fenêtres de son palais d’où l’on pouvait voir le pilier. « Quelles sont, » dit Ipocras, « ces deux images ? — Vous pouvez bien le voir, » répond l’empereur ; « vous savez assez de lettres pour lire celles qui sont là tracées. — Elles sont bien éloignées, » dit Ipocras. Cependant il prit un miroir et avisa les lettres. Il les vit retournées, mais n’en reconnut pas moins ce qu’elles signifiaient. « Sire, » dit-il à l’empereur, « vous auriez bien pu, sauf votre grâce, vous dispenser de dresser ces images : je n’en vaudrai pas mieux pour elles. Elles ont coûté grand, et peu valent. Mon véritable gain, c’est votre amour que j’ai conquis. Et, comme dit la vieille sentence : Qui à prud’homme s’accompagne est assez payé de son service. »

Dans le temps qu’Ipocras était en si grand honneur à Rome, une dame, née des parties de Gaule, vint séjourner dans cette noble ville. Elle était d’une grande beauté ; tout annonçait en elle une naissance illustre. Elle serait venue pour épouser l’empereur, qu’elle n’eût pas porté des vêtements plus riches et mieux assortis à sa personne. L’empereur, en la voyant si belle, voulut qu’elle fût de son hôtel, qu’elle prît de ses viandes. On lui donna pour elle seule une chambre, et des dames et demoiselles pour lui faire compagnie. Elle vivait déjà depuis quelque temps à Rome, quand un jour l’empereur, Ipocras et quelques autres chevaliers de la cour s’arrêtèrent devant sa chambre. Dès qu’elle les entendit parler, elle entr’ouvrit sa porte, et les rayons du soleil, qui frappaient alors sur l’or dont les deux images étaient décorées, vinrent retomber sur son visage et l’éblouirent au point de l’empêcher de voir l’empereur. À quelques moments de là, voulant savoir ce qui l’avait ainsi éblouie, elle aperçut les deux images sur le pilier ; on lui dit que c’était Gaius, le neveu de l’empereur, et celui qui avait ramené Gaius de mort à vie, c’est-à-dire Ipocras, le plus sage des philosophes. « Oh ! » reprit-elle, « celui-là qui peut ramener un homme de mort à vie n’est pas encore né. Que cet Ipocras soit le premier des philosophes, j’y consens ; mais, si je voulais m’en entremettre, je n’aurais besoin que d’un jour pour en faire le plus grand fou de la ville. »

Le mot fut rapporté à Ipocras, qui le prit en dédain, parce qu’il avait été dit par une femme. Toutefois il pria l’empereur de lui donner les moyens de voir celle qui avait ainsi parlé. — « Je vous la montrerai demain, quand nous irons faire nos prières au Temple. » De son côté, la dame, à partir de ce jour, prit un plus grand soin de se parer, pour arrêter plus sûrement les regards d’Ipocras.

Le lendemain, à heure de Primes, l’empereur alla, comme il en avait l’habitude, au Temple, et mena Ipocras avec lui. Ils se placèrent aux siéges réservés des clercs. La dame de Gaule eut soin de se mettre en face, et, quand elle se leva pour l’offrande, on admira la beauté de son visage et de ses vêtements. L’empereur alors faisant un signe à Ipocras : « La voilà, » dit-il. Ipocras suivit des yeux la dame à l’aller et au retour ; elle, en passant devant leurs sièges, jeta sur lui à la dérobée un regard doux et amoureux ; puis, revenue à sa place, elle ne cessa de le regarder, si bien qu’Ipocras fut aussitôt troublé, surpris et enflammé. À la fin du service, il eut grand’peine à regagner son hôtel, se mit au lit et resta plusieurs jours sans manger, le cœur gonflé, les yeux remplis de larmes, et tellement confus qu’il aimait mieux se laisser mourir que d’en révéler la cause.

Toute la ville de Rome fut consternée en apprenant que le grand philosophe était atteint d’un mal qu’il ne pouvait ou ne voulait guérir. Son hôtel était constamment rempli des gens qui venaient demander s’il n’y avait aucune espérance de le sauver. Un jour toutes les dames de la cour se réunirent pour aller le voir, et du nombre se trouva la belle Gauloise, dans la plus riche parure du monde. Quand il les eut toutes remerciées de leur visite, et qu’elles commencèrent à prendre congé, il fit avertir la belle dame de rester, pour lui parler un instant seul à seule. Elle se douta déjà de son intention, et revenant près de son lit : « Ipocras, beau doux ami, » lui dit-elle, « est-il vrai que vous désiriez me parler ? Je suis prête à faire tout ce qu’il vous plaira de demander. — Ah ! dame, » répondit Ipocras, « je n’aurais pas le moindre mal, si vous m’aviez dit cela plus tôt. Je meurs par vous, pour l’amour dont vous m’avez brûlé. Et si je ne vous ai entre mes bras, comme amant pouvant tout réclamer de son amie, je n’éviterai pas de mourir. — Que, dites-vous là ? » répond la dame, « mieux vaudrait que je fusse morte, moi et cent autres telles que moi, à la condition de vous laisser vivre. Reprenez courage : buvez, mangez, tenez-vous en joie ; nous prendrons notre temps, et je n’entends rien vous refuser. — Grand merci, dame : pensez à votre promesse, quand vous me reverrez à la cour. »

Elle sortit, et Ipocras, à partir de ce moment, revint en couleur, en bonne disposition. Il ne refusa plus les aliments, se leva, et quelques jours suffirent pour que la nouvelle de la guérison du grand philosophe se répandît dans toute la ville. Il reparut à la cour, et Dieu sait l’accueil et la belle chère qu’on lui fit ; mais personne ne le reçut plus gracieusement que la dame gauloise qui, mettant sa main dans la sienne, le fit monter au haut de la tour du palais, jusqu’aux créneaux auxquels une longue et forte corde était attachée. « Voyez-vous cette corde, bel ami ? » dit-elle. — « Oui. — Savez-vous quel est son usage ? — Nullement. — Je vais vous le dire. Dans une des chambres de la tour où nous sommes est enfermé Glaucus, le fils du roi de Babylone. On ne veut pas que sa porte soit jamais ouverte : quand il doit manger on pose sa viande dans la corbeille que vous voyez attachée près de la terre, et on la fait monter jusqu’à la petite fenêtre qui répond à sa chambre. Beau très-doux ami, écoutez-moi bien ; si vous souhaitez faire de moi votre volonté, vous viendrez devant la fenêtre de ma chambre, au-dessous de celle de Glaucus ; dès qu’il fera nuit, vous vous placerez dans la corbeille ; nous tirerons la corde jusqu’à nous, moi et ma demoiselle ; vous entrerez, et nous pourrons converser librement jusqu’au point du jour : vous descendrez comme vous serez monté, et nous continuerons à nous voir aussi souvent qu’il nous plaira. »

Ipocras, loin d’entendre malice à ces paroles, remercia grandement la dame et promit bien de faire ce qu’elle lui proposait, sitôt que la nuit serait venue, et que l’empereur serait couché. Mais il arrive trop souvent qu’on se promet grand plaisir de ce qui doit causer le plus d’ennui, et ce fut justement le cas d’Ipocras. Il ne pouvait détourner les yeux du solier où reposait la dame qu’il devait visiter, et il lui tardait de voir arriver la nuit. Enfin les sergents cornèrent le souper : les nappes mises, l’empereur s’assit et fit asseoir autour de lui ses chevaliers et Ipocras, auquel chacun portait honneur : car il était beau bachelier, le teint brun et amoureux, agréable en paroles, et toujours vêtu de belles robes. Il but et mangea beaucoup au souper, il fut plus avenant, mieux parlant que jamais, comme celui qui comptait avoir bientôt joie et liesse de sa mie. Au sortir de table, l’empereur annonça qu’il irait le lendemain chasser avant le point du jour, et se retira de bonne heure, tandis qu’Ipocras passa chez les dames pour converser et s’ébatre avec elles jusqu’au moment où chacun prit congé pour aller reposer. Minuit arriva : quand tout le monde fut endormi du premier sommeil, Ipocras se leva, se chaussa, se vêtit et s’en vint doucement au corbillon. La dame et sa demoiselle étaient en aguet à leur fenêtre : elles tirèrent la corde jusqu’à la hauteur de la chambre où Ipocras pensait entrer ; puis elles continuèrent à tirer, si bien que le corbillon s’éleva plus de deux lances au-dessus de leur fenêtre. Alors elles attachèrent la corde à un crochet enfoncé dans la tour, et crièrent : « Tenez-vous en joie, Ipocras, ainsi doit-on mener les musards tels que vous. »

Or ce corbillon n’était pas là pour transporter les denrées au fils du roi de Babylone : il servait à exposer les malfaiteurs avant d’en faire justice, comme les piloris établis aujourd’hui dans les bonnes villes. On peut juger quelles furent la douleur et la confusion d’Ipocras en entendant les paroles de la dame, et en se voyant ainsi trompé. Il demeura dans cette corbeille toute la nuit et le lendemain jusqu’à vêpres : car l’empereur ne revint de la chasse que tard, et ne put auparavant savoir mot de ce qui ne manqua pas de faire l’entretien de toute la ville. Dès que le jour fut levé, et qu’on aperçut le corbillon empli : « Allons voir, » se dit-on l’un l’autre, « allons voir quel est le malfaiteur qu’on a exposé, si c’est un voleur ou bien un meurtrier. » Et quand on reconnut que c’était Ipocras, le sage philosophe, le bruit devint plus fort que jamais. « Eh quoi ! c’est Ipocras ! — Eh ! qu’a-t-il fait ? Comment a-t-il pu mériter si grande honte ? » — On avertit les sénateurs, on s’enquiert d’eux si le jugement vient d’eux ou de l’empereur ; mais personne ne sait en donner raison. « L’empereur, » disait-on, « n’a pu ordonner cela ; il aimait trop Ipocras ; il sera très-courroucé en apprenant qu’on l’a si indignement traité : il faut descendre la corbeille. — Non, » disaient les autres, « encore ne savons-nous bien si l’empereur n’a pas eu ses raisons d’agir ainsi. En tout cas, il aura bien mal reconnu les grands services qu’Ipocras a rendus à lui et à tant d’autres bonnes gens de la ville. »

Ainsi parlaient petits et grands autour de la corbeille, si haut levée qu’une pelote la mieux lancée n’aurait pu l’atteindre. Pour Ipocras, il avait remonté son chaperon, et se tenait si profondément pensif qu’il se fût laissé volontiers tomber, sans l’espoir qu’il gardait de se venger. Cependant l’empereur revint de sa chasse, tout joyeux de la venaison qu’il rapportait. Il aperçut le corbillon, et demanda quel était le malfaiteur qu’on y avait exposé. « Eh ! Sire, ne le savez-vous pas ? c’est Ipocras, votre grand ami ; n’est-ce pas vous qui avez ordonné de le punir ainsi ? — Moi, puissants dieux ! avez-vous pu le croire ? Qui osa lui faire un tel affront ? Malheur à lui, je le ferai pendre. Qu’on descende la corbeille, et qu’on m’amène Ipocras. »

Il fut sur-le-champ descendu. L’empereur, en le voyant venir, courut au-devant et lui jetant les bras au cou : « Ah ! mon cher Ipocras, qui vous a pu faire une pareille honte ? — Sire, » répondit-il tristement, « je ne sais, et, quand je le connaîtrais, je ne saurais dire pourquoi. Je dois attendre patiemment le moment d’en avoir satisfaction. » Quelque soin que prît l’empereur de lui en faire dire plus, il ne put y parvenir ; Ipocras, évitant avec grand soin de parler de rien qui pût rappeler sa triste aventure.

Seulement, à partir de ce jour, il cessa de visiter les malades et de répondre à ceux qui vinrent le consulter sur leurs infirmités. L’empereur, auquel tout le monde se plaignait du silence d’Ipocras, eut beau le prier, il répondit qu’il avait perdu toute sa science, et qu’il ne la pourrait retrouver qu’après avoir obtenu vengeance de la honte qu’on lui avait faite.

Revenons maintenant à la belle dame, la plus heureuse d’entre toutes les femmes, pour avoir ainsi trompé le plus sage des hommes. Elle ne s’en tint pas encore là ; mais, faisant venir un orfévre de Rome qu’elle connaissait beaucoup, et, comme elle, venu des parties de la Gaule, elle lui dit, sous le sceau du secret, ce qu’elle avait fait d’Ipocras. « Je vous prie maintenant, » lui dit-elle, « de disposer pour moi une table dorée de votre meilleur travail, avec l’image d’Ipocras au moment où il entre dans la corbeille, à laquelle tiendra une corde. Dès que vous l’aurez faite, vous attendrez la nuit, et vous la porterez vous-même sur le pilier où sont déjà les images d’Ipocras et de Gaius. Surtout, si vous aimez votre vie, faites que personne ne sache rien de tout cela. » L’orfévre promit tout, et la table qu’il exécuta fut plus belle, l’image d’Ipocras plus fidèle que la dame ne l’avait espéré.

Quand il fut parvenu secrètement à la fixer sur le pilier, durant une nuit des plus sombres, toute la ville la vit flamboyer le lendemain aux premiers rayons du soleil. Ce fut pour tous un nouveau sujet de surprise et de chuchotements qui tournaient encore à la honte d’Ipocras : on se souvenait de son aventure, on se demandait qui pouvait l’avoir aussi bien représentée. L’empereur était alors absent de la ville : quand il y revint, un de ses premiers soins fut de paraître aux fenêtres avec Ipocras. Ayant arrêté les yeux sur les deux images : « Quel sens a cette nouvelle table, » dit-il au philosophe, « et qui a pu oser la placer sans mon ordre ? — Ah ! Sire, » répondit Ipocras, « n’y voyez-vous pas l’intention d’ajouter à ma honte ? Si vous m’aimez, ordonnez, je vous prie, que la table et les statues soient abattues sur-le-champ ; autrement, je quitterai la ville et vous ne me reverrez jamais. »

L’empereur fit ce qu’Ipocras désirait, et c’est ainsi qu’on perdit le souvenir du séjour du grand médecin dans la ville et de ses merveilleuses guérisons. La dame ne s’en félicita que plus d’avoir réduit à néant la renommée de celui qu’on disait le plus sage des hommes. Pour Ipocras, on ne le vit plus rire et se jouer avec les dames : il restait dans sa chambre et répondait à peine à ceux qui se présentaient pour jouir de son entretien. Un jour qu’il était tristement appuyé à l’une des fenêtres du palais, il vit sortir, d’un trou pratiqué sous les degrés, un nain boiteux et noir, au visage écrasé, aux yeux éraillés, aux cheveux hérissés, en un mot, la plus laide créature que l’on pût imaginer. Le malheureux vivait des reliefs de la table et des aumônes que lui faisaient les gens du palais. L’empereur, ému de compassion, lui avait permis de placer dans ce trou un méchant lit et d’en faire sa demeure ordinaire.

Ipocras choisit ce monstre pour l’instrument de sa vengeance. Il alla cueillir une herbe dont il connaissait la vertu, fit sur elle un certain charme, et quand il l’eut conjurée comme il l’entendait, il s’en vint au bossu, et se mit à parler et plaisanter avec lui. « Vois-tu, » lui dit-il, « cette herbe que je tiens à la main ? Si tu pouvais la faire toucher à la plus belle femme, à celle que tu aimerais le mieux, tu la rendrais aussitôt amoureuse de toi, et tu ferais d’elle ta volonté. — Ah ! » reprit le bossu, « vous me gabez, sire Ipocras. Si j’avais une herbe pareille, j’éprouverais sa vertu près de la plus belle dame de Rome, celle qui vint de Gaule. — Promets-moi, » reprend Ipocras, « que tu ne la feras toucher à nulle autre et que tu me garderas le secret. — Je vous le promets sur ma foi et sur nos dieux. »

L’herbe fut donnée, et le lendemain, de grand matin, le nain se plaça sur la voie que l’on suivait pour aller au temple. Quand la dame de Gaule passa devant lui, il s’approcha, et, tout en riant : « Ah ! Madame, que vous avez la jambe belle et blanche ! Heureux le chevalier qui pourrait la toucher ! » La dame était en petits souliers ouverts que l’on appelle escarpins ; le nain l’arrêta par le pan de son hermine, et, portant l’autre main sur le soulier étroitement chaussé, appliqua l’herbe sur le bas de la jambe, en disant : « Faites-moi l’aumône, Madame, ou donnez-moi votre amour. » La dame passa tête baissée sans mot répondre : mais sous sa guimpe elle ne put se tenir de sourire. Arrivée au temple avec les autres, elle se sentit tout émue et ne put dire sa prière. Elle devint toute rouge, en ne pouvant détourner du nain sa pensée : si bien qu’elle fit un grand effort pour ne pas revenir à l’endroit où il lui avait parlé. Elle ne suivit pas ses demoiselles au retour du temple, mais retourna précipitamment à sa chambre, se jeta sur son lit, fondit en larmes et en soupirs tout le reste du jour et la nuit suivante. Quand vint la minuit, tout éperdue, elle quitta sa couche, et s’en alla seule vers le repaire du nain, dont la porte était demeurée entr’ouverte. Elle y pénétra, comme si elle eût été poursuivie. « Qui est là ? »

dit-elle. — « Dame ! » répondit le nain, « votre ami, qui vous attendait. » Aussitôt elle se précipita sur lui, les bras ouverts, et l’embrassa mille fois. L’heure de primes arriva qu’elle le tenait encore fortement serré contre son beau corps. Or Ipocras, averti par son valet, l’avait vue arriver aux degrés. Il courut éveiller l’empereur : « Venez, Sire, voir merveilles, venez, vous et vos chevaliers. » Ils descendirent le degré, et arrivèrent au lit du nain, qu’ils trouvèrent amoureusement uni à la belle Gauloise échevelée.

« En vérité, » dit l’empereur en parlant à ses chevaliers, « voilà bien ce qui prouve que la femme est la plus vile chose du monde. » L’emperière, bientôt appelée à voir ce tableau, en témoigna une honte extrême en songeant que toutes les autres femmes souffriraient de l’affront. Comme l’empereur ne voulut pas permettre à la dame de rentrer au palais dans ses chambres, il n’y eut personne à Rome qui ne vînt la visiter sur la couche de l’affreux nain, qu’elle ne pouvait, malgré son dépit, s’empêcher de regarder amoureusement. Telle était l’indignation générale qu’on parlait de mettre le feu au lit et de les brûler tous deux : mais Ipocras s’y opposa vivement, et se contenta d’engager l’empereur à les marier et à donner à la dame la charge de lavandière du palais.

Le mariage fut donc célébré à deux jours de là ; on leur donna dix livrées de terre et un logis près des degrés. La dame savait travailler en fils d’or et de soie : elle fit des ceintures, des aumônières, des chaperons de drap ornés d’oiseaux et de toute espèce de bêtes ; elle amassa dans sa nouvelle condition de grandes richesses, dont elle fit part au nain, qu’elle ne cessa d’aimer uniquement, jusqu’à sa mort ; et quand, après dix ans, elle le perdit, elle demeura en viduité et ne voulut jamais entendre à d’autre amour.

Ainsi parvint Ipocras à se venger de la belle dame gauloise, et à prouver que la sagesse de l’homme pouvait l’emporter sur la subtilité de la femme. Dès lors il reprit son ancienne sérénité. Il consentit à visiter, à guérir les malades, et à faire l’agrément des dames et des demoiselles, avec lesquelles il passait tout le temps qu’il ne donnait pas soit à l’empereur, soit à ceux qui se réclamaient de sa haute science.

C’est en ce temps-là qu’un chevalier, revenant à Rome après un grand voyage, se rendit au palais, où l’empereur, après l’avoir fait asseoir à sa table, lui demanda de quel pays il arrivait. « Sire, de la terre de Galilée, où je vis faire les choses les plus merveilleuses à un homme de ce pays. C’est pourtant un pauvre hère ; mais il faut avoir été témoin de ses œuvres pour y ajouter la moindre foi. — Voyons, » dit Ipocras, « racontez-nous ces grandes merveilles. — Sire, il fait voir les aveugles, il fait entendre les sourds, il fait marcher droit les boiteux. — Oh ! » fit Ipocras, « tout cela, je le puis faire aussi bien que lui. — Il fait plus encore : il donne de l’entendement à ceux qui en étaient privés. — Je ne vois en cela rien que je ne puisse faire. — Mais voilà ce que vous n’oseriez vous vanter d’accomplir : il a fait revenir de mort à vie un homme qui durant trois jours avait été dans le tombeau. Pour cela, il n’eut besoin que de l’appeler : le mort se leva mieux portant qu’il n’avait jamais été. »

« Au nom de Dieu, » dit Ipocras, « s’il a fait ce que vous contez là, il faut qu’il soit au-dessus de tous les hommes dont on ait jamais parlé. — Comment, » dit l’empereur, « l’appelle-t-on ? — Sire, on l’appelle Jésus de Nazareth, et ceux qui le connaissent ne doutent pas qu’il ne soit un grand prophète. — Puisqu’il en est ainsi, » dit Ipocras, « je n’aurai pas de repos avant d’être allé en Galilée pour le voir de mes propres yeux. S’il en sait plus que moi, je serai son disciple ; et, si j’en sais plus que lui, je prétends qu’il soit le mien. »

Il prit congé de l’empereur à quelques jours de là, et se dirigea vers la mer. Dans le port arrivait justement Antoine, roi de Perse, menant le plus grand deuil du monde pour son fils Dardane, qui venait de succomber après une longue maladie[3]. Ipocras, apprenant ces nouvelles, descendit de sa mule et alla trouver le roi ; puis, sans lui parler, il se tourna vers la couche où Dardane était étendu comme celui qu’on se dispose à ensevelir. Il l’examina avec attention : le pouls ne battait plus, les lèvres seules, légèrement colorées, laissaient quelque soupçon d’un dernier souffle de vie. Il demanda un peu de laine, il en tira un petit flocon qu’il posa devant les narines du gisant. Ipocras vit alors les fils légèrement venteler, et, se tournant aussitôt vers le roi Antoine : « Que me donnerez-vous, Sire, si je vous rends votre fils ? — Tout ce qu’il vous conviendra de demander. — C’est bien ! je ne réclamerai qu’un don ; et je vous en parlerai plus tard. » Alors Ipocras prit un certain électuaire, qu’en ouvrant la bouche du malade, il fit pénétrer sur la langue. Quelques minutes après, Dardane poussa un soupir, ouvrit les yeux et demanda où il était. Ipocras ne le perdit pas un instant de vue, le ramena peu à peu des bords du tombeau à la plus parfaite santé, si bien que, le huitième jour, il put se lever et monter à cheval comme s’il n’avait jamais eu le moindre mal. Cette guérison fit encore plus de bruit que celle de Gaius ; les simples gens disaient qu’il avait ressuscité un mort, et qu’il était un dieu plutôt qu’un homme ; les autres se contentaient de le regarder comme le plus grand, le plus sage des philosophes.

Antoine ne savait comment il pourrait reconnaître le grand service qu’Ipocras venait de lui rendre ; et, comme son intention était d’aller visiter le roi de Tyr, qui avait épousé sa fille, il proposa à Ipocras de le conduire en Syrie. Ils se mirent en mer, et arrivèrent après une heureuse traversée. Antoine, en présentant Ipocras à son gendre, lui raconta comment il avait rendu la santé à son fils, et le roi de Tyr prit en si grande amitié le philosophe qu’il s’engagea, comme Antoine, à lui accorder tout ce qu’il lui demanderait, à la condition de rester quelque temps auprès de lui.

Ce prince avait une fille de l’âge de douze ans, très-belle et avenante, autant qu’on pouvait l’imaginer. Ipocras ne fut pas longtemps sans en devenir amoureux. Un jour, se tenant entre le roi de Perse et celui de Tyr : «  Chacun de vous, » leur dit-il, « me doit un don. Le moment est venu de vous acquitter. Vous, roi de Tyr, je vous demande la main de votre fille. Et vous, roi de Perse, je vous demande de faire en sorte qu’elle me soit accordée. » Les deux rois, d’abord fort étonnés, demandèrent le temps de se conseiller. « En vérité, » dit le roi de Tyr, « je n’entends pas que ma fille me fasse manquer à mon serment. — Je vous approuve, » reprit le roi Antoine, « car, pour m’acquitter envers Ipocras, j’irais jusqu’à vous enlever la demoiselle, afin de la lui donner. » Ainsi devint Ipocras le gendre du roi de Tyr ; les noces furent belles et somptueuses. On s’étonnerait aujourd’hui d’un semblable mariage ; mais autrefois les philosophes étaient en aussi grand honneur que s’ils avaient tenu le plus puissant état. Les temps sont bien changés.

Après les noces, Ipocras, s’adressant à ceux qui connaissaient le mieux la mer, les pria de lui indiquer une île voisine de Tyr qui lui offrît une habitation agréable et sure. Ils lui indiquèrent l’île alors appelée au Géant, parce qu’elle avait appartenu à un des plus puissants géants dont on ait parlé, et qu’avait mis à mort Hercule, parent du fort Samson. Ipocras s’y fit conduire, et, la trouvant bien à son gré, donna le plan de ces belles constructions, dont les messagers en quête de Nascien avaient admiré les dernières traces.

Or la fille du roi de Tyr, orgueilleuse de sa naissance, avait à contre-cœur épousé un simple philosophe : elle ne put l’aimer, et ne songeait qu’aux moyens de le tromper et de se défaire de lui. Il n’en était pas ainsi d’Ipocras, qui la chérissait plus que lui-même, mais qui, depuis l’aventure de la dame de Gaule, ne se fiait en aucune femme. Il avait fait une coupe merveilleuse dans laquelle tous les poisons, même les plus subtils, perdaient leur force, par la vertu des pierres précieuses qu’il y avait incrustées. Maintes fois, sa femme lui prépara des boissons envenimées, qu’elle détrempait du sang de crapauds et couleuvres ; Ipocras les prenait sans en être pour cela moins sain et moins allègre : si bien qu’elle s’aperçut de la vertu de la coupe. Alors elle fit tant qu’elle parvint à s’en emparer ; tout aussitôt elle la jeta dans la mer. Grand dommage assurément, car nous ne pensons pas qu’on l’ait encore retrouvée.

Il en fit une autre aussitôt, moins belle, mais de plus grande vertu ; car il suffisait de la poser sur table pour enlever à toutes les viandes qu’on y étalait leur puissance pernicieuse. Il fallut bien que la méchante femme renonçât à l’espoir de faire ainsi mourir son mari. Et c’était déjà beaucoup de l’avoir détourné de se rendre en Judée pour y voir les merveilles accomplies par Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui eût été son sauveur, comme il sera celui de tous les hommes qui ont cru et qui croiront en lui.

Il arriva que le roi Antoine, tenant grande cour, fit prier Ipocras de venir le voir : Ipocras y consentit, emmenant avec lui sa femme, qu’il aimait toujours sans qu’elle lui en sût le moindre gré. La cour fut grande et somptueuse, les festins abondants et multipliés. Un jour, en sortant de table, après avoir bu et mangé plus que de coutume, Ipocras, voulant prendre l’air, conduisit sa femme devant les loges, ou galeries, qui répondaient à la cour. Comme ils étaient appuyés sur le bord des loges, ils virent passer devant eux une truie en chaleur que suivait un verrat. « Regardez cette bête, » dit alors Ipocras. « Si on la tuait au moment où elle est ainsi échauffée, il n’est pas d’homme qui pût impunément manger de la tête. — Sire, que dites-vous là ? » fit sa femme. « Comment ! on en mourrait, et sans remède ? — Assurément ; à moins qu’on ne bût aussitôt de l’eau dans laquelle la hure aurait été cuite. »

La dame fit grande attention à ces paroles : elle n’en laissa rien voir, sourit et changea de conversation. On entendit alors le son des tambours et des instruments ; Ipocras la quitta pour aller aux ménétriers. Elle, sans perdre de temps, appela le maître-queux, et lui désignant la truie : « Monseigneur Ipocras désire manger de la tête de cette bête à souper, ayez soin d’en mettre dans son écuelle : voici pour votre récompense. Et vous aurez encore soin, quand la tête sera préparée, de jeter l’eau dans laquelle elle aura bouilli sur un tas de pierres ou dans un fumier. — Je n’y manquerai pas, » dit le queux. Il accommoda la tête ; on corna le souper, les nappes furent mises ; quand on eut lavé, le roi s’assit, et fit placer Ipocras et les autres. Or, Ipocras était l’homme du monde qui aimait le mieux un rôt de tête de porc. Dès qu’il en vit son écuelle chargée, il se fit un plaisir d’en manger. Mais à peine le premier morceau eut-il passé le nœud de la gorge qu’il sentit une grande oppression dans son pouls et dans son haleine. Alors son premier mot fut : « Je suis un homme mort, et je meurs par ma faute ; qui n’est pas maître de son secret ne l’est pas de celui des autres. » Il quitta la table aussitôt, courut à la cuisine et demanda au maître queux l’eau dans laquelle avait été mise la tête de la truie. — « Je l’ai jetée, » dit l’autre, « sur le fumier que vous voyez. » Ipocras y courut, essaya d’aspirer quelques gouttes de cette eau, mais en vain ; la fièvre, une soif ardente le saisit : et quand il sentit qu’il n’avait plus que quelques instants à vivre, il fit approcher le roi et lui dit : « Sire, je ne devais avoir confiance en aucune femme, je meurs par ma faute. — Ne connaissez-vous, » dit Antoine, « aucun remède ? — Il y en a bien un ; ce serait une grande table de marbre qu’une femme entièrement nue parviendrait à chauffer au point de la rendre brûlante. — Eh bien ! faisons l’essai, et, puisque votre femme est la cause de votre mort, c’est elle que nous étendrons sur le marbre. — Oh ! non, » dit Ipocras, « elle en pourrait mourir. — Comment ! » reprit le roi, « je ne vous comprends pas. Vous craignez pour la vie de celle qui vous donne la mort ! Tout le monde doit la haïr, et vous l’aimez encore ! Oh ! que c’est bien là nature d’homme et de femme ! Plus nous les aimons, plus nous plions devant leurs volontés, et plus elles se donnent de mal afin de nous perdre. » Mais Ipocras parlait ainsi pour mieux assurer sa vengeance. La dame fut donc étendue sur le marbre, et, le froid de la pierre la gagnant peu à peu, elle mourut dans de cruelles angoisses, une heure avant Ipocras, qui ne put s’empêcher de dire : « Elle voulait ma mort, elle ne l’a pas vue, je vivrai plus qu’elle. Je demande au roi, pour dernière grâce, qu’il me fasse conduire dans l’île qui, désormais, sera nommée l’île d’Ipocras. Je désire que mon corps soit déposé dans la tombe qu’on trouvera sous le portique, et qu’on trace sur la dalle de marbre les lettres qui diront :

« Ci-gît Ipocras, qui souffrit et mourut par l’engin et la malice des femmes[4]. »



  1. « Par pitiet d’umaine semblance » (f° 143 vo).
  2. « Son chapel de bonnet. » Ms. 2455, fo 145. Le bonnet était, je crois, la bourre de soie ; nous avons plus tard transporté à la coiffure le nom du tissu.
  3. Légende géminée ou deux fois employée. Voyez plus haut l’histoire de la guérison de Gaius.
  4. Cette belle légende d’Hippocrate, ou Ipocras, a été mise, à partir du XVe siècle, sur le compte de Virgile. Elle a été plusieurs fois imprimée, avec le titre : Les faits merveilleux de Virgile.