Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Lancelot du lac/45

Léon Techener (volume 3.p. 358-376).

XLV.


Après avoir chevauché tout le jour, Hector, à la nuit tombante, se trouva devant un château fortement situé, mais dont les alentours n’offraient que des ruines et des débris. La roche escarpée qu’il dominait était fermée de l’autre côté par une profonde et large rivière qui mettait le château à couvert d’un assaut et de la disette.

Hector descendit au pied de la roche qu’il se mit à gravir, en tenant son cheval par la bride. Avant d’atteindre la moitié de la montée, il sentit une telle lassitude qu’il prit le parti de se remettre en selle et d’avancer ainsi lentement jusqu’à la porte de la ville.

Elle était ouverte ; il s’engagea dans les rues : mais, à son approche, il vit les habitants rentrer avec précipitation dans leurs maisons et s’y enfermer ; de sorte que, sans avoir pu joindre âme vivante, il traversa la ville et atteignit la porte opposée. Celle-ci était fermée : il heurte, il appelle, nulle réponse. « Maudite soit, dit-il, l’engeance de ce château ! si Dieu l’aimait autant que moi, il serait renversé de fond en comble. Que faire cependant, sinon revenir sur mes pas, et redescendre la roche par la première porte ? » Il retourne son cheval, et rebrousse chemin jusqu’à ce qu’il aperçoive un vilain qui rentrait au moment même où l’on fermait cette première porte. Ce vilain revenait la cognée sur l’épaule ; à l’approche d’un étranger, il s’enfuit vers une maison voisine ; Hector l’arrête : « Donne-moi, lui dit-il, les moyens de sortir d’ici, ou tu es mort. — Ah ! seigneur, vous seriez le roi Artus qu’il vous faudrait demeurer. — Pourquoi fuyez-vous tous à mon approche ? — Sire, parce qu’il nous est défendu d’héberger ni de recevoir aucun étranger, sous peine de mort ; tout chevalier qui s’aventure ici doit passer la nuit au château. — Comment ! on voudra me retenir malgré moi ? — Assurément. — Au moins faudra— t-il d’autres bras que les tiens ; donne-moi ta cognée. » En même temps, il la prenait et allait droit à la porte. « Ma cognée ! criait le vilain, rendez ma cognée. — Va-t’en, vilain, ou je te fends la tête. » Le vilain ne le fait pas répéter et se sauve. Hector descend, attache son cheval à l’entrée de la maison, et va donner de la cognée sur la porte. Comme il s’escrimait de son mieux, un valet arrive : « Arrêtez, sire, lui dit-il, vos efforts sont inutiles ; vous feriez bien mieux d’aller demander un gîte pour votre cheval et pour vous au seigneur du château. » Hector soupçonnait quelque trahison, quand il voit le valet enfourcher rapidement son cheval et piquer des deux ; il court après lui, mais il comprend aisément qu’il ne pourra le joindre, jette la cognée et se résigne à monter au palais. Au milieu du degré, des chevaliers viennent à lui. « Sire, lui dit le plus âgé en lui rendant son salut, les chevaliers de votre pays sont-ils charpentiers, pour dépecer les portes ? — Sire, répond Hector, j’ai grand intérêt à ne pas faire séjour ; veuillez ordonner qu’on me rende le cheval qu’un valet de la ville vient de me larronner. — Volontiers ; mais faites-moi d’abord raison de la porte que vous avez endommagée. — Je l’aurais rompue, si j’en avais eu loisir, tant j’ai trouvé de mauvais vouloir dans les gens de la ville. » Le vieillard sourit et demanda qui il était. « Un des chevaliers de la reine Genièvre. — Alors, soyez le bienvenu ! Je pardonne le méfait, sauf les droits du château ; vous allez vous laisser désarmer, mais vous seriez le roi Artus, qu’il vous faudrait passer ici la nuit ; ainsi le veut la coutume. »

Les valets approchent pour le désarmer ; Hector veut savoir auparavant quelle est cette coutume, et le sire du château, le voyant si beau et de si doux parler, consent à le satisfaire.

« Ce château est, vous le voyez, de grande force ; la possession m’en est disputée par mes trois voisins, le roi Tradelinan[1] de Norgalles, Malaquin le roi des Cent-chevaliers, et le duc Escaus de Cambenic. Ils ont déjà immolé bon nombre de mes chevaliers ; mais, grâce à la guerre émue entre le roi Tradelinan et le duc Escaus, je n’ai dans ce moment à redouter que Malaquin ; encore est-il en Sorelois, près du prince Galehaut son cousin. Malaquin a pour sénéchal un vassal des plus renommés, c’est Marganor : il ne nous laisse pas une heure de repos ; ses chevaliers sont jour et nuit devant le pont qui défend les abords de la place. Ils espèrent ainsi me décider à leur rendre le château, ce que je ne ferai jamais. Cependant vous le voyez, je suis vieux, je n’ai d’enfant qu’une pucelle belle et sage que j’aurais déjà bien mariée, si j’avais pu me résoudre à lui choisir un époux parmi ceux qui me doivent compte de la mort de mes parents. Je voudrais pour gendre un preux chevalier, capable de défendre contre eux mon château. Mais, il y a trois ans, mes bourgeois vinrent me déclarer qu’ils me blâmaient de ne pas marier ma fille : ils allèrent jusqu’à me dire qu’ils quitteraient la ville, si je ne trouvais un moyen de terminer la guerre, et ils me firent promettre sur les saints d’arrêter tous les chevaliers que l’aventure conduirait ici, en les contraignant à demeurer au moins une nuit, pour défendre de leur corps le château, et à jurer, avant de partir, une haine mortelle à tous les ennemis de l’Étroite marche, c’est le nom de mon château, s’ils n’étaient pas les hommes de ceux qui voudraient s’en emparer.

— « En vérité, dit Hector, voilà une méchante coutume. Quel intérêt peut avoir un chevalier étranger à défendre votre Étroite marche ? — Telle qu’est la coutume, je suis tenu de la faire observer. Il peut ici nous arriver un chevalier assez preux pour mériter ma fille avec l’honneur de ce château, le plus fort de toute la Bretagne. Huit jours ne sont pas encore passés que deux vassaux du roi Artus ont été faits prisonniers par Marganor, pour n’avoir pas suivi mes recommandations : l’un est messire Yvain, l’autre Sagremor. Ils m’avaient dit, en arrivant, qu’ils allaient, de concert avec messire Gauvain, en quête du meilleur chevalier qui jamais ait porté écu. Sagremor refusait de devenir mon homme d’un jour ; mais messire Yvain lui représenta que j’étais moi-même vassal du roi Artus, et que mes ennemis étaient aux portes. Ils jurèrent donc tous les deux. Quand ils furent armés, ils me prièrent de les laisser faire montre de prouesse. Je mis à leur demande une condition : c’est qu’ils ne dépasseraient pas le ponceau jeté sur les mares à l’extrémité de la chaussée, et qu’ils ne jouteraient que contre un seul chevalier. Ils avancèrent, et Marganor fut averti d’envoyer deux de ses meilleurs champions : messire Yvain abattit le premier, Sagremor rompit quatre lances contre le second, mais fut porté à terre à la cinquième passe. Au retour, messire Yvain nous avoua qu’il n’avait pas encore rencontré d’aussi forts jouteurs, si ce n’est un chevalier qu’ils avaient naguère provoqué devant une fontaine, comme il se laissait frapper par un misérable nain. Ce chevalier, ajoutaient-ils, avait, en présence de messire Gauvain abattu quatre des compagnons de la Table ronde. »

Hector rougit à ces dernières paroles[2]. « Mais, dit-il, comment furent pris Sagremor et messire Yvain ? — À peine revenus, Sagremor dit qu’il deviendrait fou, si je ne leur permettais une seconde joute sur le ponceau : il me fallut y consentir. Du premier poindre il abattit celui qui l’avait abattu la veille, et messire Yvain en fit autant de son côté. Ils en vinrent aux épées et firent tant d’armes qu’on avait de la peine à suivre des yeux leurs prouesses. Mais ils comptèrent trop sur leur bonne fortune : Sagremor, que vous surnommez à bon droit le desréé, s’avançait avec si peu de prudence que je donnai ordre à mes hommes de le soutenir. En les voyant approcher, les deux chevaliers crurent avoir le droit de passer outre le ponceau et furent aussitôt enveloppés. Je vis tomber trois de mes meilleurs chevaliers ; je les regrette moins que la prise de Sagremor et de messire Yvain. »

Après ce récit on s’assit à table et quand les nappes furent levées, on conduisit Hector dans une belle chambre où il se mit au lit. Il dormit peu la nuit, toujours cherchant comment il pourrait délivrer les deux bons chevaliers qu’il ne connaissait pas encore, mais dont il avait souvent ouï vanter les prouesses.

Au point du jour, il entendit le cri qui annonçait l’approche des ennemis, et il demanda ses armes. Mais, avant tout, le seigneur du château voulut recevoir son serment : on le conduisit au moutier, pour y entendre la messe et jurer sur les saints d’être l’homme du seigneur de l’Étroite marche, tant qu’il serait dans le château. Dès qu’il fut armé, il vint avec les autres chevaliers à la porte qu’on leur ouvrit. En avant du pont était une barbacane fermée[3] : les chevaliers de Marganor avançaient volontiers jusqu’à cette barbacane, et les archers de l’Étroite marche n’osaient guère s’élancer contre eux. Cette fois, Hector demanda au sire de l’Étroite marche la permission d’avancer jusqu’au pont : « Je vous la donne, à condition de ne pas aller au delà. »

On ouvre la barbacane, Hector prie les chevaliers du château de demeurer en arrière : « Laissez-moi, dit-il, leur courir sus : s’il en tombe, vous viendrez les prendre et les conduirez dans la barbacane. — Mais surtout, » dit le seigneur châtelain, « ne passez pas outre le ponceau. »

Cependant arrivent sur la chaussée un, deux, trois chevaliers de Marganor. Hector court sur eux, passe la pointe de son glaive dans la mâchoire du premier, abat le second, homme et cheval ; son glaive vole en éclats, il tire l’épée et étourdit le troisième en le couchant sur le cou de son cheval. Ceux de la barbacane viennent saisir les désarçonnés ; Hector leur demande un second glaive : mais le seigneur de l’Étroite marche trouve qu’il en a fait assez, et ne lui permet pas de demeurer sur le pont. Cependant on allait dire à Marganor qu’un preux chevalier nouvellement arrivé dans le château avait démonté et retenu deux de ses hommes : « Il serait encore plus preux, dit Marganor, qu’il trouvera meilleur que lui. » Et il fait avancer tous ses chevaliers sur le pont, en dépit des flèches, des pierres et des épieux tranchants que les chevaliers du château faisaient pleuvoir. Hector obtient du seigneur de l’Étroite marche une seconde permission de sortir de la barbacane, mais aux mêmes conditions. À peine a-t-il poussé son cheval sur la chaussée qu’il vise un chevalier de Morganor et lui fiche dans le bras la pointe de son glaive. Resté maître de la chaussée, il avance sur le pont ; un deuxième chevalier lui fait de l’autre côté signe de venir à lui : « Je ne puis, dit Hector ; j’ai promis de m’arrêter ici : passez vous-même. — Oh ! ce n’est pas la crainte du parjure qui vous retient. » Ces mots font monter la rougeur au front d’Hector : « Attendez au moins, répond-il, que j’aille dégager ma promesse. — Je le veux bien ; mais je doute que vous reveniez. »

Tout ce qu’Hector put obtenir, c’est qu’il ne passerait pas si Marganor refusait de s’engager à ne lui opposer qu’un seul chevalier, et à le laisser librement retourner à la barbacane. Marganor promit ; mais, pour donner le change, il avertit ses sergents de dépecer le ponceau, dès que le chevalier du château aurait passé de l’autre côté.

Hector passe le ponceau en toute confiance : les deux champions s’entre-éloignent, puis reviennent de toute la vitesse de leurs chevaux. La rencontre est rude : hommes et chevaux roulent à terre. Hector, le premier relevé, entend le bruit de planches qu’on dépèce : il remonte et furieux va frapper les sergents du plat et de la pointe de son épée ; il tue les uns, navre ou met en fuite les autres. Marganor accourt : « Vous avez méfait, lui dit-il, en allant battre mes gens. — C’est vous qui avez faussé nos conventions, en laissant dépecer le ponceau, pour m’ôter tout moyen de retour. — Mes sergents n’ont pas mis la main sur vous ; le ponceau ne vous appartient pas. — Beau sire, dit Hector, laissez-moi finir ma joute ; si vous avez ensuite à réclamer, je vous ferai droit. — À la bonne heure. — Vous m’assurerez contre vos gens et vous me laisserez emmener votre chevalier si je parviens à l’outrer. — Soit ! » répond Marganor. Et, pendant ce devis, le chevalier qu’Hector avait abattu s’était relevé. La seconde rencontre ne lui fut pas plus favorable ; il fut de nouveau rudement jeté à terre, et, comme il se relevait, Hector le saisit par la pointe du heaume et le lui arrache en le faisant tomber lui-même sur les dents. Sans descendre de cheval, il jette au loin le heaume, et de son épée frappe le chevalier qui, le visage tout inondé de sang, essaye encore de se relever. « Avouez-vous vaincu, ou je vous tranche la tête. » L’autre était pâmé et ne pouvait répondre. Hector descend, abat la ventaille et allait lui donner le coup mortel, quand Marganor intervient, la tête nue, pour ne pas laisser douter de son intention : « Sire, dit-il, ne le tuez pas : je crie merci pour lui. » Mais le vaincu, revenant à lui, se soulevait et tentait de résister. « Assez ! lui dit Marganor, vous êtes outré ; j’ai demandé pour vous merci. — Je ne puis qu’obéir à mon seigneur. — Mais vous, » reprend Marganor en s’adressant à Hector, « vous me ferez droit pour avoir maltraité mes gens, quand la lutte devait être seulement entre vous deux. — C’est à vous de me faire droit ; car ces gens-là voulaient rendre mon retour impossible. — Vous n’en avez pas moins outre-passé nos conventions et je vous appelle de foi-mentie, prêt à le prouver de mon corps contre le vôtre. — Il n’est pas de cour où je ne m’en défende. — Et moi, où je ne vous accuse. — Eh bien ! qui nous empêche de vider tout de suite la querelle ? »

Pendant ce temps, le seigneur de l’Étroite marche s’était approché : « Hector, dit-il, si vous combattez contre Marganor, faites que la rencontre ait lieu sur la chaussée ; dès qu’il sera passé, nous dépècerons le ponceau. » La proposition est soumise à Marganor : — « Quelle assurance aurai-je du sire de l’Étroite marche, si le retour m’est fermé ? — Je jure, dit le châtelain, de ne pas intervenir, ni mes hommes ; si vous êtes vainqueur, vous pourrez emmener votre prisonnier. » Tout fut ainsi convenu. Marganor lace son heaume et franchit le ponceau ; Hector sort de la barbacane, ils s’élancent l’un contre l’autre. Dès la première rencontre les deux glaives volent en éclats. Marganor vide les arçons ; Hector se maintient, mais tellement étourdi qu’il a peine à se reconnaître. Quand il a retrouvé son haleine, il pousse si violemment sur le cheval de Marganor étendu près de son maître, que le sien bronche et le fait tomber ; il se relève, met la main à l’épée, et revient sur Marganor dont le cheval effrayé retournait au galop vers le ponceau, et enfonçait les pieds de devant dans les mares ; les gens de Marganor eurent grand’peine à le dégager. Hector, voyant à pied son adversaire, descend, donne à garder son cheval, et, l’écu serré contre la poitrine, va à Marganor, qui compte bien reprendre l’avantage au jeu de l’escrime.

Tous deux couverts de leurs écus se frappent longtemps à coups menus et pressés. Marganor pourtant se hâtait moins de jeter que de bien atteindre. Hector, plus confiant dans ses forces, faisait tomber une grêle continue de coups sur les armes de son adversaire, jusqu’à ce que son haubert fendu, sa chair sanglante et découverte, son bras alourdi, tout lui fit une nécessité de parer au lieu de pousser en avant. Enfin vers midi il reprend l’offensive. Marganor, inquiet, étonné de ce retour, recule et se défend comme il peut : « Sire chevalier, dit-il, je reconnais votre prouesse : mais, puisque nous combattons sans raison sérieuse, ne serait-il pas dommage qu’un de nous laissât ici la vie ? Croyez-m’en, posons les armes : j’aimerais mieux perdre dix de mes hommes que d’avoir à me reprocher votre mort. — Si vous voulez cesser, chevalier, confessez-vous outré. — Jamais, s’il plaît à Dieu ! et puisque vous refusez mes offres, que l’honneur soit à qui Dieu le donnera ! »

Le combat fut long encore. Hector enfin, d’un effort suprême, lève à deux mains son épée qui retombe sur le heaume, l’entr’ouvre et fait ployer à genoux le sénéchal. Il arrache ensuite aisément le heaume et le jette dans les mares : « Criez merci ! — Non » répond Marganor en se débarrassant de son étreinte ; « ce heaume m’échauffait trop. » Et la tête à demi couverte des lambeaux de son écu, il veut reprendre l’offensive : mais il est repoussé jusqu’à l’ouverture du ponceau. « Prends garde, Marganor, » dit Hector ; et il va se placer entre lui et la marge du ponceau : « Rends-toi ! — Non ! plutôt mourir. — Tu mourras donc. » Marganor recule encore ; le pied va lui manquer, quand Hector l’avertit une seconde fois du danger où il est de tomber dans la mare. Étonné de tant de générosité, Marganor se dit qu’il eût été moins courtois. Un nouveau coup sur sa tête le force à reculer d’un pied ; il tombe, il enfonce dans la fange jusqu’à la ceinture : « À Dieu ne plaise, dit alors Hector, qu’un si bon chevalier finisse d’une façon aussi honteuse ! » Il se baisse, le saisit par les mains et le tire à grande peine sur la chaussée. « Comment vous trouvez-vous ? lui dit-il. — Assez bien, Dieu merci, pour confesser que vous êtes le premier des preux. Voici mon épée, je vous crie merci. » Hector lui tend la main et le soutient jusqu’à la barbacane. On vient à leur rencontre, on les accueille avec des transports de joie. La fille du châtelain arrive, moins désireuse de voir Marganor que le vainqueur de Marganor. Elle délace elle-même le heaume d’Hector : « Bien soit venu le chevalier le plus digne d’être aimé de la meilleure ! dit-elle, en le baisant.

Rentrés au château, elle conduit Hector à sa chambre et le désarme, sans permettre de le toucher à d’autres qu’à ses demoiselles. Elle lui lave les mains, le cou, le visage. Elle passe sur ses épaules un riche manteau, et plus elle le regarde, plus elle est émue, enivrée. « Ah ! » pensait-elle, combien de bontés, combien de beautés ! Dieu pouvait-il se montrer envers homme plus débonnaire ? » Mais le premier soin d’Hector est de rappeler à Marganor qu’il doit rendre les deux chevaliers de la maison d’Artus. Le sénéchal donne ordre de les amener ; Sagremor et messire Yvain arrivent et demandent quel est celui qui les a délivrés ; on leur nomme Hector, ils paraissent surpris de n’avoir pas encore entendu parler d’un chevalier de ce nom. Mais quand il leur dit qu’il vient de Roestoc, ils échangent un sourire d’intelligence qui n’échappe pas à l’attention d’Hector : « Nous songeons, disent-ils, à un chevalier qui nous a naguère assez durement traités, moi, Giflet et Keu, en présence de messire Gauvain, tout en se laissant lui-même assez malmener par un nain. — Eh bien ! dit Hector, mieux ne lui valait-il pas supporter les coups du nain que jouter contre messire Gauvain ? Cette réponse accrut encore la haute estime qu’ils faisaient du chevalier. « Sire, dit Yvain, vous nous avez dit que vous étiez à la reine Genièvre ; l’avez-vous quittée depuis longtemps ? — Non, j’ai pris congé de ma dame la reine, pour commencer la quête d’un preux chevalier dont je ne sais pas le nom d’une manière assurée. J’ai pourtant quelque raison de croire que c’est messire Gauvain, et je donnerais un de mes doigts pour que ce fût un autre, tant je lui ai fait peu d’honneur et de compagnie, quand il m’arriva de le rencontrer. »

Le soir même, Hector fit la paix du seigneur de l’Étroite marche et de Marganor, celui-ci s’engageant au nom de son seigneur le roi des Cent chevaliers. Comme ils étaient au manger, un valet entre dans la salle et demande à parler à Hector. « Sire, dit-il, Sinados de Windesore vous salue. Il a su que vous aviez été retenu dans l’Étroite marche et il a mandé ses chevaliers pour venir à votre aide. Mais je vois que vous n’avez aucun besoin de secours. » Le valet raconte ensuite comment Sinados et sa dame ont été délivrés de leurs ennemis. La nouvelle de cet autre exploit d’Hector arrive aux oreilles de la demoiselle, déjà surprise d’amour. « Belle fille, va lui dire le père, prendrais-tu volontiers pour mari le vainqueur de Marganor ? — Si volontiers, que je ne veux entendre parler de nul autre. » Le père prend alors Hector à part et lui demande s’il voudrait épouser sa fille en recevant l’honneur du château ? — « Sire, je ne suis pas à moi : j’ai trop à faire pour prendre femme ou tenir terre. Non que je refuse votre fille et qu’on puisse à mon avis lui préférer une autre demoiselle. » La demoiselle, à laquelle on rapporte la réponse d’Hector, jure de n’avoir jamais d’autre époux que lui ; et le père, approuvant sa résolution, revient entretenir Hector jusqu’à l’heure qui invite au sommeil.

La demoiselle prépare le lit de celui qu’elle aime dans une chambre isolée et quand tout le monde est endormi, elle se rend dans cette chambre avec une de ses pucelles qui tenait devant elle plein poing de chandelles. Elle s’arrête un peu en arrière du lit, s’agenouille et reste longtemps immobile dans cette position. Hector ne dormait pas, mais il avait ailleurs sa pensée. Enfin, l’apercevant, il tend les bras vers elle : « Belle demoiselle, dit-il, bien soyez-vous venue ! Quel besoin vous amène ici ? – Sire, » répond la pucelle, pleurant et rejetant sur ses épaules ses larges tresses, « ne pensez pas mal de moi si j’arrive à pareille heure : je ne viens que pour me plaindre de vous à vous ; seul vous pouvez me faire droit. – Demoiselle, croyez bien que je suis prêt à amender le tort que j’ai pu faire. Quel est-il ? – Sire, vous avez refusé mon père quand il offrit de me donner à vous. Me direz-vous la raison de ce refus ? – Belle amie, ce n’est pas, Dieu m’est témoin, que vous ne soyez assez belle, assez sage, assez riche pour le plus vaillant des chevaliers ; mais tant que je n’aurai pas achevé la quête que j’ai commencée, je ne dois pas prendre femme. Si je vous épousais maintenant, il n’en faudrait pas moins m’éloigner avant le soir, pour acquitter mon vœu[4]. Si la mort m’empêchait de revenir, vous auriez trop à regretter d’avoir engagé votre liberté. — Oh ! que Dieu vous défende de la mort ! Mais, chevalier, me promettez-vous au moins de ne pas prendre femme avant de m’avertir ? — Non, demoiselle, car il peut arriver tel incident qui me conduirait à fausser ma promesse. — Alors, accordez-moi une autre grâce ; c’est de ne pas vous engager pour raison de lignage ou de richesse, mais pour amour véritable. — Oh ! cela, je le promets volontiers ; vous pouvez être sûre que je ne mentirai pas. »

Elle rentra dans sa chambre, et le lendemain elle alla, toute joyeuse, conter à son père ce que lui avait promis Hector. « Avant la fin de l’année, dit-elle, je saurai bien faire qu’il n’aime personne autant que moi. — J’en aurai, dit le père, la plus grande joie du monde. » Elle va, surprend Hector au moment où il se levait : « Dieu, lui dit-elle, vous donne le bon jour ! — Et à vous, douce amie ! — Sire, ne voudrez-vous pas emporter de mes drueries ? Prenez cet anneau, et avec lui mon cœur. Je vous les donne, à condition que vous me les garderez. » Hector sourit, prend l’anneau et le passe à son doigt. C’était là tout ce que pouvait espérer de mieux la demoiselle : car la pierre était de telle vertu que celui qui la portait ne pouvait se défendre d’aimer celle qui la lui avait donnée[5].

Hector ensuite demanda ses armes, ainsi firent messire Yvain et Sagremor. Tous trois prirent congé de la demoiselle, du seigneur châtelain, de Marganor et des autres chevaliers qui les convoyèrent jusqu’au chemin qui conduisait en Norgalles.

  1. Var. Belinan. — Benian. — Halinan.
  2. L’imprimé qui fait ici rappeler l’aventure de la Fontaine du Pin, avait passé le récit de cette aventure ; si bien qu’on ne peut savoir, avec lui, pourquoi Hector rougit de modestie.
  3. Var. « bretesche. » La barbacane, dit fort bien M. Viollet-le-Duc, était un ouvrage de fortification avancé qui protégeait un passage ou une porte, et qui permettait à la garnison d’une forteresse de se réunir à couvert et, de là, faire des sorties ou protéger une retraite. » (Dict. de l’architecture franç.) L’excellent dessin qu’on trouve t. II, p. 113, s’applique parfaitement à la barbacane du château de l’Étroite marche.
  4. Les chevaliers en quête ne devaient jamais reposer deux jours de suite dans la même maison. (Voy. t. II. Artus, p. 267.)
  5. Cet épisode prouve une fois de plus que le Lancelot est composé de laisses (ou plutôt de lais) recueillies de diverses parts, sans lien des unes avec les autres. On a vu Hector follement amoureux de la nièce du nain Groadain ; une fois en quête de Gauvain, il n’est plus question de cette nièce, et il se laisse enchaîner sans trop de résistance en d’autres amours.