Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Lancelot du lac/43

Léon Techener (volume 3.p. 345-352).

XLIII.


Suivons maintenant le bon Hector dans la quête qu’il a entreprise. Il savait, par le chevalier qui lui avait remis l’épée de la demoiselle de Norgalles, que messire Gauvain avait traversé le carrefour des Sept-Voies, sur les marches du royaume de Norgalles. Il passa donc la Saverne et s’engagea dans la forêt de Brequehan. La matinée était belle et, comme les vrais amoureux, il se perdit si bien en rêveries[1] qu’il passa sans rien voir tout près d’une demoiselle arrêtée sous un chêne, et tenant sur ses genoux un chevalier percé de plusieurs coups d’épée. À quelques pas de là, un écuyer gardait le palefroi de la demoiselle. Hector, qui songeait à l’amie qu’il venait de quitter, ne vit pas son cheval froisser le pied du chevalier navré. — « Sire, » lui cria la demoiselle, « vous n’êtes pas des plus courtois peu s’en est fallu que vous n’écrasiez ce chevalier, autant ou même peut-être plus gentilhomme que vous. » Hector n’entend pas et ne répond rien ; l’écuyer court à lui et saisissant la bride du cheval : « Puissiez-vous, dit-il, vous rompre le cou ! — Et pourquoi, beau frère ? — Parce que vous dormez apparemment, au lieu de veiller à votre cheval : ne voyez-vous pas ce malheureux chevalier dont ma demoiselle soutient la tête ? — Hector regarde, et, tout confus, revient crier merci à la demoiselle. « Je pensais, lui dit-il, à la chose que j’aime le plus au monde, et j’étais au regret de l’avoir quittée ; pardonnez-moi, et consentez à me recevoir pour votre chevalier, si vous pensez avoir besoin d’aide. — Vous ignorez, reprend la demoiselle, à quoi vous vous engagez ; de quel côté allez-vous, sire ? — Je voudrais gagner le carrefour des Sept-Voies et je ne sais pas bien les chemins. — Si je pouvais me confier en votre garde, je vous conduirais, et je laisserais à mon écuyer le soin de ce pauvre chevalier. — Demoiselle, il n’est personne dont vous puissiez rien craindre, tant que vous serez sous ma garde. — Je vous conduirai donc. »

Elle fait asseoir à sa place l’écuyer et lui pose sur les genoux la tête du chevalier navré. Hector l’aide à monter ; ils se mettent à la voie. Chemin faisant, Hector demande quel est ce chevalier si cruellement blessé qu’elle soutenait sur ses genoux : « Près d’ici, répond-elle, habite un chevalier félon et outrageux, qui ne croit pas que personne puisse lutter contre lui ; c’est le cousin germain de mon malheureux ami. Un jour ce chevalier félon chassait dans le bois : il entra dans un pavillon qui lui appartient ; mon ami l’y avait précédé et, pour se reposer, s’était jeté sur un lit où dormait déjà l’amie de son cousin. Celui-ci les trouvant tous deux endormis supposa le mal auquel ils ne pensaient, lui ni la demoiselle ; il perça mon ami de plusieurs coups d’épée, et s’éloigna croyant lui avoir donné la mort. La nouvelle de cette injuste violence étant venue jusqu’à moi, j’étais accourue et je bandais ses plaies quand vous êtes arrivé. »

Ainsi devisant, ils approchaient du pavillon où le meurtre avait été commis. Devant la porte, un chevalier assis dans un fauteuil faisait lacer ses chausses de fer, sans paraître ému de grands cris qui partaient du pavillon : « Sire, dit la demoiselle à Hector, voilà le traître dont je vous ai parlé : si vous ne consentez à me défendre, je vais retourner à mon chevalier. — N’avez vous à craindre que lui ? — Lui seul, tous ceux qui habitent ce pavillon me veulent du bien. — Rassurez-vous, demoiselle, je puis suffire à vous protéger ; mais d’où viennent les cris que nous entendons ? — C’est la pucelle qui dormait près de mon ami, et qui est accusée d’une faute qu’elle n’a pas commise : elle a beaucoup aimé et sans doute aime encore celui qui refuse de croire à sa fidélité. »

Hector s’avança plus près du chevalier : « Dites-moi, chevalier, la raison des cris qu’on entend. — Qu’en avez-vous à faire ? — Je le désire savoir, et je vous prie de me l’apprendre. — Moi, j’entends ne le dire à vous ni à la putain qui vous accompagne. — C’est parler vilainement et plus à votre honte qu’à celle de ma demoiselle. — Je n’ai dit pourtant que la vérité. — Oh ! s’écrie la demoiselle, Dieu sait que vous avez menti. »

En entendant ces mots, le chevalier se lève rouge de colère et s’élance vers la demoiselle ; mais Hector a le temps de pousser son cheval entre les deux. — « N’avancez pas, lui dit-il ; cette demoiselle est en ma garde, et vous penseriez mal de moi si je ne la défendais. Mais je suis armé et vous ne l’êtes pas ; prenez votre temps. — Je n’ai pas besoin d’autres armes que mon écu pour t’abattre, l’enlever et l’attacher par les tresses au premier chêne. » Et tout en parlant, il essayait de détourner le cheval pour arriver à la demoiselle ; mais Hector donne un bon coup d’éperon, le heurte du poitrail, le jette à terre et aurait passé sur son corps, s’il n’eût retenu le frein. — « Tu t’en repentiras, » crie en se relevant le chevalier furieux, « Dieu me damne, si j’entre au lit avant de t’avoir arraché la vie. — Nous verrons bien, dit tranquillement Hector ; allez vous armer, et si vous en avez le meilleur, vous ferez votre volonté. — Oh ! je ne te crains pas assez pour m’armer plus que je ne suis. »

Il demande un heaume à l’écuyer qui lui avait attaché les chausses, et quand on lui a lacé, il monte l’écu au cou, l’épée à la ceinture, une forte lance au poing. Ils prennent alors du champ, reviennent et se précipitent l’un sur l’autre. Le chevalier du pavillon brise son glaive ; Hector, qui avait ôté le fer du sien, pour rendre le combat moins inégal, l’atteint en pleine poitrine et le lance rudement à terre. Il lui laisse tout le temps de se relever ; mais alors il le frappe de la taille de l’épée, le rejette à terre et lui foule le bras. Le chevalier se relève encore, prend à deux mains son épée, et l’abat sur le heaume d’Hector qui répond en faisant sauter la lame et en forçant le chevalier à chercher un abri dans le pavillon où il pénètre après lui. L’autre, voyant sa vie en danger, se hâte d’ôter son heaume et de s’avouer outré : « J’étais mal armé, ajoute-t-il, et ce n’est pas à vous grand honneur de m’avoir vaincu. Si vous me donniez le temps de me couvrir, vous pourriez être fier de votre victoire. — Eh bien ! si tu tiens à recommencer, va mieux t’armer, mais dis-moi d’abord d’où venaient les cris que j’ai entendus. — D’une pucelle que j’ai longtemps aimée : elle m’a honni, je ne veux pas le lui pardonner, et de là son chagrin, ses cris. — C’est pour elle apparemment que tu as navré ton cousin sans le défier ? — Justement l’outrage qu’il me faisait ne m’obligeait pas à le défier. » Pendant qu’il s’arme, la demoiselle reproche vivement à Hector de n’avoir pas profité de son premier avantage : « À votre place, il eût agi tout autrement. — Demoiselle, cela peut être, mais j’étais le mieux armé et j’aurais été blâmé dans toutes les cours d’avoir usé de rigueur envers lui. »

En ce moment, le chevalier revenait complétement armé : « Vous pourriez, lui dit Hector, éviter le combat, en faisant amende honorable à la demoiselle que je conduis. — À d’autres, de perdre l’occasion de me venger d’elle, aussi bien que de celui dont elle était concubine. » Le combat recommence ; Hector lui fait encore mesurer la terre. Pour rendre la lutte égale, il descend et commence l’escrime : l’avantage reste plus longtemps indécis entre eux et la demoiselle, inquiète de l’issue du combat, s’enfuit dans le bois, pour ne pas tomber entre les mains d’un vainqueur détesté. Enfin Hector terrasse son adversaire : il lui arrache le heaume, et il allait lui trancher la tête quand le vaincu lui crie merci. La demoiselle était revenue : « Surtout ne l’épargnez pas ! » criait-elle. — « Votre vie, dit Hector, dépend de cette demoiselle. – Ha ! je suis mort : à quoi me servira de reconnaître que j’ai mépris envers elle, et que son ami ne m’a pas outragé ? Mais, sire chevalier, je n’ai rien fait pour mériter de vous la mort : voici mon épée, contentez-vous de m’avoir outré. — Demoiselle, que voulez-vous que j’en fasse ? — Vengez la mort de mon ami. — Il faut donc vous satisfaire, » et il abattait la ventaille du chevalier, quand la pucelle du pavillon, voyant en tel danger l’homme qu’elle aimait en dépit de ses mauvais traitements, accourt échevelée et se précipite aux genoux d’Hector en lui criant merci. « Ce n’est pas à moi, demoiselle, c’est à celle-ci qu’il la faut demander. » Alors celle qui avait tant demandé la mort du chevalier s’attendrit, fond en larmes et se tournant vers Hector : « Sire chevalier, faites-en votre volonté, je m’y accorde d’avance. » Le vaincu, de son côté, offre de se rendre prisonnier de la demoiselle offensée, et Hector lui permet de remonter. Ils gagnent le moutier voisin ; le vaincu lève la main, jure en présence de l’ermite de faire ce que la demoiselle exigera. « Et maintenant, leur demande Hector, suis-je encore loin du carrefour des Sept-Voies ? — Vous en avez été détourné, répond le chevalier ; mais si vous le trouvez bon, voici mon jeune écuyer qui vous servira de guide, et pourra vous conduire à la maison de son père. » Hector accepte, le chevalier le supplie de lui dire son nom : « On m’appelle Hector. — Et moi Guinas de Blaquestan. » Là dessus, ils se recommandent à Dieu. Guinas et les deux demoiselles vont rejoindre le chevalier navré, pendant qu’Hector se laisse conduire par l’écuyer.

  1. Ces rêveries sont fréquentes chez Lancelot, chez Hector et même chez Gauvain. Elles sont le type de celles de Guilan le pensif dans l’Orlando furioso.