Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Lancelot du lac/38

Léon Techener (volume 3.p. 282-287).

XXXVIII.


Après le départ de Galehaut, le roi Artus était revenu dans ses domaines, constamment occupé à redresser les torts, à rendre à tous bonne justice, à bien employer ses largesses. De Londres, de Kamalot, de Carduel, il était passé à Carlion, la ville qui lui agréait le plus. Il y tint cour enforcée pendant quinze jours.

Les fêtes touchaient à leur fin, et la reine, qui ne souhaitait rien tant que le retour de son ami, pensait avoir trouvé l’occasion d’une assemblée nouvelle, quand un incident inattendu vint rejeter à d’autres temps l’accomplissement de ses vœux les plus chers. Le roi Artus, assis un jour à table au milieu de ses chevaliers, était tombé dans une rêverie qui lui avait fait tout oublier, et les mets et les convives. La main appuyée sur l’ivoire de son couteau, il soupirait ; des larmes coulaient de ses yeux. Keu le sénéchal s’en aperçut le premier, et le fit aussitôt remarquer à messire Gauvain, à messire Yvain, à Lucan le bouteiller, à Sagremor le desréé, à Giflet le fils Do. Messire Gauvain appelant un valet : « Va, dit-il, à cette demoiselle qui verse devant le roi ; prends de ses mains la coupe et dis-lui de venir me parler. »

Cette demoiselle était Laure de Carduel, fille d’un roi de Norvègue, jadis bouteiller du royaume de Logres, et d’une sœur du roi Artus. Elle était aimée de la reine, et le roi se plaisait à lui voir remplir l’office de son père.

Quand elle fut devant messire Gauvain : « Belle cousine, lui dit-il, allez dire au roi que nous le prions de nous apprendre pourquoi il rêve si longtemps, et quel conseil nous pourrions lui donner. » Laure revint au roi, bien empêchée de remplir ce message. Elle s’agenouilla, et, n’osant parler, saisit la nappe et la tira vivement devant elle. Le couteau échappa de la main d’Artus, qui, tout surpris, regarda la demoiselle : « Sire, dit-elle, messire Gauvain me charge de vous demander ce qui vous rend soucieux, et si vos hommes liges ne pourraient vous aider de leur conseil.

« — Retournez, et dites à ceux qui vous envoient qu’ils auraient mieux fait de ne pas vous donner ce message. Puisqu’ils veulent me faire parler, ils sauront que je pensais à leur honte. »

Laure rendit la réponse ; les chevaliers, d’abord interdits, se levèrent de table et s’étant approchés du roi : « Sire, vous nous avez dit que vous pensiez à notre honte : nous vous prions, comme notre seigneur lige, de nous apprendre comment nous avons mérité un tel reproche.

« — Je vais vous le dire. Oui, c’est à vous grande honte d’avoir oublié le vœu que vous aviez fait de ne revenir céans qu’après avoir eu nouvelles du preux chevalier aux armes vermeilles qui, plus tard, fit ma paix avec Galehaut. Vous êtes revenus sans lui, et vous n’en savez rien encore. N’est-ce pas là le fait de parjures et de foi-mentis ?

« — Sire roi, répond messire Gauvain avec un calme apparent, vous avez droit ; mais vous seriez à votre tour à blâmer, si vous pouviez supporter dans votre maison des chevaliers parjures et foi-mentis. Vous donc, chevaliers, écoutez-moi. » Et s’avançant près d’une fenêtre d’où l’on découvrait un moutier : « Que Dieu ni les saints ne me protégent, si je rentre dans la maison de monseigneur le roi avant d’avoir trouvé le Chevalier vermeil. Que ceux qui avaient, une première fois, entrepris la même quête, me suivent, si tel est encore leur plaisir ! » Cela dit, il sort : ceux qui l’entendent et l’avaient accompagné dans la quête précédente, s’engagent comme lui à ne pas revenir avant d’avoir recueilli des nouvelles du chevalier. Ils étaient quatorze dans la salle ; les autres étaient dans leurs terres.

Le roi ne tarda pas à regretter ses paroles. En se levant de table, il va chez la reine et la prie de faire en sorte de retenir Gauvain. La reine court aussitôt à l’hôtel de messire Gauvain et le trouva déjà couvert de ses armes, sauf la tête et les mains. « Beau neveu, lui dit-elle, est-il vrai que vous recommenciez votre quête ? Rien n’est plus vrai, dame. — Je viens, par la foi que vous me devez, vous demander un don. — Dame, sachez auparavant que, pour tous les royaumes du monde, je ne consentirais à demeurer. — Comment ! beau sire, se peut-il que pour vous enquérir d’un chevalier inconnu, vous laissiez votre oncle le roi Artus, accablé de douleur et du regret d’avoir trop légèrement parlé ? Attendez au moins que vous ayiez réuni les quarante chevaliers, vos premiers compagnons. — Pour ceux-là, dit messire Gauvain, c’est leur affaire, non la mienne ; qui voudra rester sous l’injure des paroles du roi, demeure ! pour moi, je n’entends revenir qu’après avoir vu de mes yeux le chevalier auquel nous devons la paix. »

La reine voit bien que rien ne lui ferait changer de résolution : « Dites au roi, fit encore messire Gauvain, que je ne renoncerai à la quête entreprise que dans le cas où il aurait à craindre d’être honni ou déshérité[1]. »

Il demande son heaume, et se dispose à monter à cheval. « Ah ! beau neveu ! lui dit encore la reine, vous ne savez quel chemin pourra vous mieux conduire au but de votre quête. Écoutez-moi, mais auparavant promettez de ne parler à personne de ce que je vais dire. Vous ferez sagement de joindre Galehaut : il doit vivre dans la compagnie du Chevalier vermeil, et celui-ci n’est autre que Lancelot du lac, le vainqueur de la Douloureuse garde. »

Elle s’éloigna, craignant d’en avoir trop dit, et laissant messire Gauvain satisfait de ce qu’il venait d’apprendre. On lui amena son cheval, il monta, pendit l’écu à son cou, prit une lance de la main de ses écuyers et s’éloigna, suivi de dix-neuf des quarante chevaliers qui s’étaient une première fois engagés à la même quête. Leurs noms étoient : Yvain de Galles, Brandelis, Keu le sénéchal, Sagremor le desréé, Lucan le bouteiller, Gosouin d’Estrangor, Giflet le fils Do de Carduel, Gladoalin de Kaermur, Galegantin le Gallois, Caradoc-Briebras, Caradigais, Yvain de Lionel, le duc Taulas, Conan de Kaert, Greu le roux chevalier, Adam le bel, Galeschaus, le valet de Nort et le roi Ydier.

Arrivé devant une borne qu’on appelait le Perron Merlin, où Merlin avait occis les deux enchanteurs[2], messire Gauvain dit à ses compagnons : « Seigneurs, si vous m’en croyez, nous nous séparerons ici. Partout où l’aventure nous conduira, nous demanderons nouvelles des chevaliers errants qui seront passés et quand nous serons de retour chez monseigneur le roi Artus, nous dirons sincèrement ce que nous aurons vu et fait, soit à notre honneur, soit à notre désavantage. »

Tous le promirent ; en se séparant, ils eurent soin, pour n’être reconnus de personne et pour se reconnaître entre eux, de retourner leurs écus de façon qu’on ne distinguât pas les couleurs dont ils étaient peints et les attributs qui pouvaient y être tracés.

  1. Cet épisode du ressentiment de Gauvain contre le roi semble être une sorte de contrefaçon de la querelle racontée dans les rédactions inédites du livre d’Artus, à l’occasion du sobriquet de Mort à jeun, donné à Sagremor par Keu. On trouvera dans l’Appendice une notice de ces rédactions que les premiers assembleurs des livres de la Table ronde ont laissées de côté.
  2. On ne retrouve pas cette action de Merlin dans le livre de ses faits et gestes.