Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Lancelot du lac/15

XV.


Lambègue et Léonce de Paerne, revenant aux bourgeois de Gannes pour les rassurer sur le sort des deux fils de Bohor, pensaient que Pharien allait recouvrer sa liberté ; Pharien le croyait aussi et déjà se disposait à ramener au roi de Bourges les trois otages qu’il en avait reçus : mais les gens de la ville ne furent pas d’avis de rendre ces otages, dans la crainte d’une attaque prochaine de Claudas ; et Pharien, ne voulant pas les leur abandonner, dut se résigner à partager encore leur prison.

Claudas en effet ne pouvait oublier que la mort de son fils demandait vengeance. Il parut bientôt avec un ost formidable devant les murs de Gannes. Alors les bourgeois s’humilièrent devant Pharien et le conjurèrent d’user de son crédit auprès du roi de Bourges, pour désarmer sa colère. « J’irai volontiers à lui, dit Pharien, et j’ai bon espoir de le fléchir. Mais, comme il faut tout prévoir, et qu’il n’y a jamais dans les hommes autant de bon ou de mauvais qu’on peut le supposer, vous allez me jurer, si je ne revenais pas, de venger ma mort sur les trois otages. »

Les barons jurèrent sur les saints, Pharien revêtit ses armes et monta à cheval. En le voyant arriver de loin, Claudas courut à lui les bras tendus et voulut le baiser sur la bouche : « Sire dit Pharien en se reculant, je veux avant tout connaître ce que vous entendez faire. Vous venez assiéger une ville où sont mes pairs et mes amis ; je me suis rendu leur caution que vous les épargneriez. La honte en sera sur moi, si vous me démentez. — Comment ! répond Claudas, Gannes n’est-elle pas ma ville ; n’êtes-vous pas tous mes hommes ? De quel droit me fermez-vous vos portes ? — Sire, quand on voit avancer une ost, il est prudent de se mettre en défense. Rassurez les citoyens ; dites que vos intentions sont amicales, que vous ne songez pas à la vengeance, et nos portes vous seront ouvertes. — N’y comptez pas ! » reprend Claudas, « j’entends faire justice, et dès que je serai entré.

« — Je vous le répète, sire, les gens de Gannes sont sous ma garantie ; je vous demande, comme votre homme, de ne pas pourchasser ma honte. S’ils ont mal fait envers vous, entendez-les ; ils sont prêts à faire amende.

— Je ne veux rien entendre. Le meurtre de mon cher fils Dorin réclame vengeance ; si je ne la poursuivais, je serais tenu pour honni par mes barons de la Déserte. »

Pharien dit alors : « Sire Claudas, tant que vous avez eu besoin de mon service, je ne vous l’ai pas refusé ; aujourd’hui que vous n’avez plus égard à mon conseil, je déclare renoncer à votre fief ; ailleurs serai-je peut-être mieux écouté. Et vous, seigneurs barons de la Déserte, qui penseriez votre roi honni s’il daignait pardonner à ses hommes de Gannes, nous verrons de quel secours vous lui serez. Vous ne parliez pas ainsi, quand, à la porte même de son palais, j’arrêtai le glaive qui allait le frapper à mort. Grâce à Dieu, nous avons dans la ville assez de chevaliers pour vous bien recevoir. En attendant, si quelqu’un veut soutenir ici que les barons de Gannes sont indignes de pardon, je le défie, et suis prêt à lui faire confesser le contraire. »

Nul ne répondant au défi : « Roi de Bourges, reprend-il, je ne suis plus votre homme, je suis dégagé de tout devoir envers vous ; que vos barons m’entendent : désormais vous n’aurez pas de pire ennemi que moi. Mais, avant de retourner à mes amis, je dois vous semondre d’une chose : comme roi, vous m’avez promis de tenir ma prison dès que je vous le demanderais, je vous le demande aujourd’hui ; vous allez me suivre, à peine d’être parjure. — Oh ! répond Claudas, je ne l’ai pas entendu ainsi. J’ai promis à l’un de mes hommes, non à celui qui a cessé de l’être. — Puisque vous ne tenez pas compte de votre serment, que la honte en demeure sur vous ! vous n’êtes plus digne de porter couronne. J’ai le droit d’oublier que vous avez été pour un temps mon seigneur ; si l’occasion s’en présente, je vous combattrai, je vous tuerai, sans craindre aucun jugement de cour. Et si je meurs avant vous, mon âme ne sera plus rien, ou je reviendrai de l’autre monde pour vous frapper[1]. Priez en attendant pour l’âme de vos trois otages, et non pour leur corps ; car, avant de me revoir, nos mangonneaux auront fait rouler leurs têtes jusqu’à l’entrée de votre pavillon. »

Cela dit, il broche son cheval des éperons et s’éloigne à toute bride : plus de vingt chevaliers le poursuivent, les glaives tendus. Il allait être atteint comme il touchait aux portes de la ville, quand il entendit la voix de Lambègue : « Bel oncle, rentrerez-vous sans donner une leçon à ces ribauds ? » Pharien se retourne alors vers celui qui le suivait de plus près d’un revers de glaive il plonge dans son corps le bois avec le fer, et le jette mort sous les pieds de son cheval. Il met ensuite la main à l’épée et s’élance sur ceux qui accouraient à lui. Les portes de la ville s’ouvrent ; cent chevaliers conduits par Lambègue lui viennent en aide, tandis que, du côté opposé, Claudas armé d’un bâton criait aux siens : « Mauvais garçons ! avez-vous juré de me déshonorer ? qui vous a permis d’attaquer un messager ? » Il n’avait que son épée à la ceinture, et sur la tête un léger haubergeon. Lambègue le reconnaît, accourt à lui le glaive tendu, comme il rebroussait chemin en ramenant ses gens. « Claudas ! Claudas ! lui criait Lambègue, vous fuyez vous ne voulez pas savoir comment est forgée mon épée. » Ainsi menacé par un ennemi bien armé, quand lui-même n’avait ni haubert, ni glaive, ni heaume, Claudas sentit un frisson le parcourir ; il pressait jusqu’au sang les flancs de son cheval : « Traître ! parjure ! lâche ! criait toujours Lambègue, ose donc m’attendre ! ne t’enfuis pas comme le dernier des couards ». Le roi ne put supporter tant d’outrages ; et, la mort lui paraissant préférable à la honte de fuir, il lève la main droite, fait le signe de la croix sur son visage et sur son corps, puis, l’épée en main il retourne son cheval : « Lambègue, dit-il, ne te presse pas ; on sait assez que je ne suis pas traître, et tu vas voir si je mérite d’être appelé couard. » Jamais Lambègue ne ressentit tant de joie. Il atteint, le premier, Claudas de son long épieu, sur le haut de la poitrine. Un peu plus bas, c’en était fait de lui. Le roi, fortement blessé, chancelle sur son cheval, puis se remet, et, comme Lambègue passait, sans avoir encore eu le temps de tirer l’épée pour remplacer le glaive brisé, Claudas l’atteint de la sienne en plein visage ; la pointe pénètre à travers les mailles de la ventaille et le renverse sur l’arçon de derrière. Ses yeux se troublent ; mais Claudas, après ce suprême effort, s’affaisse pâmé sur l’avant de la selle. Lambègue reprend ses esprits le premier, et, voyant Claudas immobile, les deux mains crispées sur la crinière de son cheval, il lui assène un coup d’épée pour lui trancher la tête, au moment où le cheval se dressait sur ses jambes de derrière ; de sorte que le coup porta sur le sommet du haubergeon. Le roi tomba lourdement à terre ; il allait recevoir le coup de grâce, quand arrivèrent ses gens qui, faisant un rempart à leur seigneur, forcèrent Lambègue à ramener son écu sur sa poitrine. Il ne fuyait pas cependant ; dans sa rage, il se serait aveuglément jeté au milieu d’eux ; mais Pharien survint, mit la main au frein de son cheval et le fit rebrousser vers la ville. Ils rentrèrent, fermèrent les portes, baissèrent les herses et se hâtèrent de remonter dans la tour pour se débarrasser de leurs écus en lambeaux, de leurs hauberts démaillés et de leurs heaumes déchiquetés. On pouvait, au sang ruisselant ou caillé de leurs blessures, voir qu’ils ne revenaient pas d’une partie de fête.

Les trois ôtages de Claudas, enfermés dans une chambre dont Pharien gardait les clefs, les avaient entendus revenir, et n’auguraient rien de bon de leur retour. « Sire oncle, » dit Lambègue, après avoir un instant respiré, « oh ! pour Dieu ! laissez-moi punir sur eux la félonie de Claudas. — Non, beau neveu, le méfait de leur seigneur n’est pas leur méfait ; le roi Claudas ne m’a fait en sa vie qu’une seule honte, dont je dois me taire, et ces prud’homes n’en sont pas responsables. » Comme il arrêtait encore une fois la fureur de Lambègue, voilà qu’un écuyer vient l’avertir que Claudas demandait à lui parler sous les murs de la ville. Il remonte, vient à la porte, et reconnaît devant lui le roi étendu dans une litière. Un chevalier lui fait signe d’approcher : « Pharien, » lui dit Claudas, « donnez-moi des nouvelles de mes otages sont-ils encore en vie ? — Oui, sire. » Le visage du roi s’éclaircit à cette réponse. « Écoutez-moi, Pharien[2] ; vous m’avez rendu votre hommage sans en avoir bonne raison. Je vous requiers de le reprendre ; et si vous refusez, au moins ai-je le droit de vous recommander mes otages. Mais consentez à revenir à moi, et je suis prêt à tenir la promesse que je vous avais faite. — Sire, comment l’entendez-vous ? — Je m’étais engagé à mon vassal, je dois tenir mes engagements à son égard, non à l’égard d’un homme qui n’est plus à moi. Si vous ne voulez pas rester mon homme, et que vous retourniez à Gannes, je ne dois attendre de vous ni bon ni mauvais conseil. Dites seulement à dix des principaux de la ville de venir me parler. »

Pharien rentre dans la ville, et sur-le-champ avertit Léonce de Paerne et neuf des plus hauts barons de se rendre à la litière de Claudas. Le roi, dès qu’il les vit : « Vous êtes, leur dit-il, mes hommes ; si je rendais bonne justice, je ne remettrais pas à la ville l’injure qu’elle me fait. Mais je n’entends pas user envers elle de la dernière rigueur, bien que vous sachiez comme moi que toutes vos défenses seraient inutiles. Pharien est venu me parler de paix ; mais il n’est plus mon homme, et je n’ai pu m’entendre avec lui. Or voici les conditions que je veux bien vous accorder : par les saints de votre ville ! si vous les refusez, vous n’obtiendrez de moi aucune merci. Jurez que vous n’avez pris aucune part au meurtre de mon fils Dorin, et livrez-moi un seul des vôtres, pour en faire ma volonté. »

Les barons, en entendant parler ainsi Claudas, furent émus de joie et de douleur : de joie, par l’espérance d’un prochain accord ; de douleur, en pensant qu’il fallait l’acheter par le sacrifice d’un des leurs. « Sire, dit Léonce de Paerne, nous avons entendu vos paroles, et peut-être nous y accorderons-nous, quand nous saurons le nom du chevalier qui doit vous être livré. — Je vais vous le dire : c’est Lambègue. — Ah ! Sire, cela ne peut être ; nous ne livrerons pas le meilleur chevalier de ce royaume. À Dieu ne plaise que la paix soit achetée si chèrement ! Quand tous y consentiraient, je refuserais encore. — Et vous autres, reprit Claudas, laisserez-vous renverser votre ville de fond en comble et mettre à mort tous les habitants, chevaliers et bourgeois, pour ne pas livrer un seul homme ? — Nous suivrons tous, répondent-ils, le conseil de Léonce de Paerne. — Retournez donc d’où vous êtes venus, et n’attendez de moi paix ni trêve. »

Ils rentrent à Gannes pénétrés de la plus vive douleur. « Quelles nouvelles ? » leur demande Pharien. — « Mauvaises. Nous n’aurons pas la paix si nous ne consentons à livrer Lambègue. – Et qu’avez-vous répondu ? – Que je ne serai jamais, dit Léonce, d’un conseil où l’on s’accorderait à sacrifier le chevalier qui nous a le mieux défendus. » Pharien assemble alors les bourgeois de la ville, et tous, sans hésiter, approuvent le refus de Léonce de Paerne. « On ne nous blâmera jamais d’avoir acheté notre salut à si haut prix. Il faut aller attaquer l’ost de Claudas ; que Dieu nous soit en aide, et qu’au moins nous vendions chèrement nos vies ! »

Pharien, touché de tant de loyauté, les remercie et remonte à la tour. Là, tristement appuyé sur les créneaux, en face de la prairie couverte des pavillons de Claudas, il comprend mieux encore que la résistance sera vaine, que les hommes de la cité sont en trop petit nombre, et cependant trop nombreux encore pour les faibles provisions qui leur restent. Ses larmes coulent en abondance, les soupirs gonflent sa poitrine. Au même instant Lambègue qui, le voyant gémir penché sur les créneaux, craint de le troubler, approche doucement pour l’entendre sans être vu. « Ah ! disait Pharien, « bonne cité si longtemps honorée, hantée de tant de prud’homes ; siége et chambre de roi ; repaire de liesse, hôtel de justice, si riche en preux chevaliers, en bons et vaillants bourgeois ! Comment voir sans douleur votre ruine ! Ah ! pourquoi Claudas n’a-t-il pas demandé ma vie plutôt que celle de Lambègue : j’ai déjà tant vécu que je pouvais donner sans regret le reste de mes jours ; car un vieillard peut-il souhaiter une plus belle mort que celle qui devient le salut de ses compagnons, de ses frères ? »

Les sanglots l’empêchaient de continuer. Lambègue approchant brusquement : « Sire oncle, ne vous désolez pas ainsi. Par la foi que je vous dois, il ne tiendra pas à moi que la ville ne soit sauvée, et j’y gagnerai grand honneur. J’irai me rendre à Claudas sans regret, sans crainte. — Lambègue, dit Pharien, je vois que tu m’as écouté mais tu ne m’as pas compris. Tu es jeune, tu n’es pas à la fin de tes prouesses, et je n’entends pas que tu meures. Dieu nous aidera, sans doute nous tenterons une sortie, et peut-être tromperons-nous toutes les espérances de Claudas. — Non, bel oncle, il n’est plus question de cela ; la ville peut avoir la paix de par moi, il ne faut pas laisser un autre que moi mourir pour elle. — Comment Lambègue, serais-tu décidé à te rendre à Claudas ? — Assurément, bel oncle ; je vous l’ai entendu dire : si vous étiez à ma place, vous seriez heureux de vous livrer. Puis-je craindre d’être honni, en faisant ce que vous auriez voulu faire ? — Hélas ! Lambègue, je vois que tu vas à la mort, et que rien ne pourra te garantir ; mais, au moins, chevalier ne mourra-t-il jamais à plus grand honneur, puisque ta mort sera le salut de tout un peuple. »

Il fallait maintenant avoir raison de la résistance de tous les barons et des bourgeois de la ville, qui ne voulaient à aucun prix racheter leur vie par celle de leur plus vaillant chevalier. Enfin, Lambègue leur persuada de le laisser partir et Pharien en l’embrassant lui dit : « Beau neveu, vous allez à la mort la plus glorieuse que chevalier puisse souhaiter ; mais il faut vous y préparer devant Dieu, aussi bien que devant les hommes. Avant de rendre votre belle âme à notre Seigneur Dieu, vous vous confesserez. — Ah ! sire oncle, répond Lambègue, je ne crains pas de mourir ; je sais trop que, si Dieu vous prête vie, ma mort sera vengée. Mais savez-vous ce qui me déchire et me tourmente ? c’est, en me confessant, la nécessité d’accorder le pardon à mon plus mortel ennemi. Voilà une angoisse plus insupportable que tous les supplices. — Il le faut, beau neveu. — Si vous le voulez, je dois y consentir, car je veux, en vous recommandant à Dieu, bel oncle, demeurer en sa grâce et en la vôtre. »

Alors on appelle l’évêque, et, d’une voix claire, Lambègue découvre tout ce qui pouvait lui peser sur la conscience. Puis il demande ses armes. « Quel besoin en avez-vous ? lui dit Pharien ; ne vaudrait-il pas mieux réclamer merci ? — À Dieu ne plaise que je réclame merci de celui qui ne l’aurait pas de moi ! J’irai vers lui, non comme un ribaud devant son baron, mais comme chevalier, le heaume lacé, l’écu au cou, l’épée au poing que je lui rendrai. Ne craignez rien de moi, bel oncle ; je n’entends ni le frapper, ni l’empêcher de me frapper. »

Dès qu’il est revêtu de ses armes, il monte et les recommande à Dieu en s’éloignant, d’un visage calme et serein. Il est bientôt arrivé devant le pavillon de Claudas. Le roi de Bourges, qui connaissait son cœur indomptable, s’était lui-même armé, et l’attendait au milieu de ses barons. Lambègue approche, regarde Claudas et ne dit pas un mot ; il tire lentement son épée du fourreau, soupire profondément et la jette aux pieds de Claudas. Il détache ensuite son heaume, son écu tout bosselé, et les laisse aller à terre. Le roi relève l’épée, la regarde et la hausse comme pour la faire retomber sur la tête de Lambègue. Tous ceux qui le voient frémissent ; Lambègue seul reste insensible ; il ne fait pas un geste, il ne donne pas le moindre signe d’émotion. « Qu’on lui ôte son haubert et ses chausses de fer ! » dit Claudas. Valets aussitôt de l’entourer, de lui enlever les dernières pièces de son armure. Le voilà en simple cotte d’isembrun, sans barbe ni grenons mais taillé merveilleusement de corps, et beau de visage. Il est devant le roi, mais il ne daigne pas le regarder. À Claudas de rompre le silence

« Lambègue, comment as-tu bien la hardiesse de venir ici ? Tu sais que je ne hais personne au monde autant que toi. — Et toi, Claudas, ne sais-tu pas que je ne te crains guère ? — Tu me menaces encore, au moment où ta vie m’appartient ! — Je n’ai aucune peur de la mort ; je savais bien, en me livrant à toi, qu’elle me prendrait. — Avoue-le : tu croyais avoir affaire à un ennemi compatissant. — Non, mais au plus cruel qui fut jamais. — Et pourquoi aurais-je de toi la moindre pitié ? Est-ce que tu m’épargnerais si j’avais le malheur de tomber entre tes mains ? — Dieu n’a pas voulu m’accorder tant de grâce ; mais, pour te voir mourir de ma main, j’aurais donné tout dans ce monde, et ma part dans l’autre. »

Claudas jeta un ris, et, avançant la main gauche, il prend Lambègue par le menton : « Lambègue, » dit-il après un moment de silence, « qui vous a pour compagnon peut se vanter d’avoir près de lui le plus dur de cœur, le plus indomptable fils de femme qui soit sorti du lit ce matin. Oui, si tu vivais ton âge, tu serais assurément le plus hardi des chevaliers. Dieu ne me soit jamais en aide, si je consentais, pour la couronne du monde, à te donner la mort ! Il est bien vrai que ce matin je n’avais rien autant à cœur que ma vengeance ; je l’ai sentie tomber ; ma première résolution s’est évanouie en te voyant, toi si jeune encore, donner ta vie pour sauver tes compagnons, tes amis. Et quand même je voudrais me délivrer d’un aussi furieux ennemi, je devrais encore me garder de le faire, pour l’amour de Pharien, ton oncle, qui m’a sauvé la vie quand tu allais me la ravir. »

Il fait alors apporter une de ses robes les plus riches et la présente à Lambègue, qui refuse de la prendre. « Soyons amis, lui dit le roi ; consens à demeurer près de moi, à recevoir de mes fiefs. — Non, Claudas ; au moins attendrai-je pour devenir ton homme que mon oncle le redevienne. » Le roi envoie alors un chevalier vers Pharien, qui se tenait à la porte de Gannes, le heaume lacé, le glaive au poing, l’épée à la ceinture, résolu d’attendre Claudas et de le tuer, dès qu’il apprendrait que son neveu avait cessé de vivre.

Le messager l’ayant amené : « Pharien, » lui dit Claudas, « je viens de m’acquitter envers vous : j’ai pardonné à Lambègue. Votre compagnie me serait assurément plus chère que tout au monde. Vous ne me la refuserez pas ; renouvelez donc votre hommage et reprenez les terres que vous teniez de moi : sachez que je compte les accroître de tout ce qu’il plaira à vous et à Lambègue de demander.

— « Sire roi, répond Pharien, je vous rends grâce, comme à l’un des meilleurs rois, pour ce que vous avez fait et voulez faire. Je ne refuse ni votre service ni vos dons ; mais j’ai juré sur les saintes reliques que je ne recevrais des terres de personne avant d’avoir bonnes enseignes des enfants de mon seigneur le roi Bohor. — Eh bien ! reprend Claudas, reprenez votre terre sans m’en faire hommage ; allez tant qu’il vous plaira en quête des enfants si vous les trouvez, ramenez-les ici, et je vous saisirai de leur héritage jusqu’à ce qu’ils soient en âge d’armes porter. Ils m’en feront hommage, me reconnaîtront pour leur suzerain, et vous suivrez leur exemple.

— « Je ne dois pas, dit Pharien, y consentir ; je pourrais me trouver obligé d’entrer dans vos terres, et, bien que mon hommage fût réservé, ce serait manquer à mon devoir de tenancier. Je vous fais une autre offre : que les enfants soient ou non retrouvés, je vous promets de ne pas faire hommage à autre que vous, sans vous en donner avis. — Oh ! reprend Claudas, je vois maintenant pourquoi vous ne voulez plus être mon homme ; vous m’avez en effet déclaré que vous ne m’aimiez pas et ne pourriez jamais m’aimer. — Sire, sire, répond Pharien, je ne vous ai dit que la vérité. Vous avez cependant fait plus pour moi que je n’ai pu faire pour vous ; ainsi, en quelque lieu que vous soyez, votre corps n’aura pas à se garder de moi ou de mon neveu. Laissez-nous donc prendre congé de vous et commencer notre quête. »

Claudas, voyant qu’il ne gagnerait rien à insister, leur accorda le congé qu’ils demandaient. Lambègue reprit ses armes ; quand il fut monté, le roi lui présenta lui-même un glaive au fer tranchant, au bois dur et solide ; car il était venu sans épieu. L’oncle et le neveu rentrèrent ainsi dans la ville qui leur devait la paix désirée ; mais ils n’y restèrent même pas une nuit, et après avoir recommandé chevaliers et bourgeois à Dieu, ils commencèrent la quête de leurs jeunes seigneurs.

La Dame du lac avait attaché un de ses valets au service de Lambègue. Ils arrivèrent donc aisément dans l’agréable asile où se trouvaient déjà le fils du roi Ban, et ses cousins, les fils du roi Bohor.

Ici le conte passe assez rapidement sur le bon accueil que reçurent les nouveaux hôtes. Pharien cessa de vivre à quelque temps de là, et les derniers jours de sa femme furent marqués par le repentir de ses anciennes amours avec le roi Claudas. Aiguis et Tharin, leurs deux fils, devinrent de preux et loyaux chevaliers, et les deux bonnes reines de Gannes et de Benoïc achevèrent leur pieuse vie dans les deux monastères où elles s’étaient retirées. Des songes et des révélations leur avaient appris la glorieuse destinée de leurs enfants si bien que leur seul regret en montant dans le Paradis fut de n’avoir pu revoir, avant de fermer les yeux, Lancelot, Lionel et Bohordin.

  1. « Et se vous remanés après moi vivant, si attendez de moi la mort, ou [illisible] de cors sera noient. » (Msc. 339, fo 15.)
  2. Le bon manuscrit 339 présente ici une longue lacune que je remplis à l’aide des nos 754 et 1430, qui n’offrent pas un moins bon texte.