Les Rochelais à Terre-Neuve/4° Équipage


Chez Georges Musset (p. 42-47).

4o Équipage.


Les équipages sont relativement nombreux. Il ne faut pas oublier en effet que la plupart des vaisseaux sont armés en guerre, et qu’aux gens chargés de la manœuvre et de la pêche on joint des canonniers. L’inaccoutumance des voyages lointains, sur des embarcations d’un port relativement faible, inspirait d’ailleurs une crainte légitime, et l’on éprouvait le besoin d’élever le nombre des officiers ou des mariniers habituellement nécessaires.

Officiers. — Au commandement présidait « après Dieu », le maître du navire. Ce maître n’est pas toujours un personnage salarié ; il lui arrive quelquefois d’être copropriétaire du navire, parsonnier et mieux « carsonnier », comme on dit alors, c’est-à-dire propriétaire du quart, les navires étant habituellement fractionnés en quarts d’intérêt. Non seulement il arrive au maître d’avoir un intérêt dans le navire, mais aussi d’exercer en dehors le « trafic des marchandises » ; il est marchand.

Quand le maître est marchand, il ne lui arrive pas toujours d’avoir des connaissances suffisantes pour diriger le vaisseau dans des parages lointains, dans des mers dangereuses et peu connues ; aussi lui adjoint-on parfois un pilote, l’un de ces hommes ayant couru le monde à la recherche de la fortune et des nouvelles terres, dont le pilote Alfonse de Saintonge fut le plus illustre dans les régions de l’Ouest. Parmi les pilotes qui montaient les terre-neuviers, nous pouvons, en dehors des maîtres qui prennent ce titre, citer : Nicolas Gieffroy, de l’île de Bréac au diocèse de Dol, sur la Marie, de La Rochelle (1537) ; Jean Vaultier, sur le Saint-Nicolas, de Barfleur (1541) ; Jean Allard, de La Rochelle, sur la Julienne, de Barfleur (1541) ; Jean Guybert, breton, sur la Catherine, de St-Brieuc (1541) ; Bonaventure Courtet, de La Rochelle, sur la Bonaventure, d’Olonne (1543) ; Abraham Dygomylle ou Dygonnyle, normand, sur la Bonaventure, de Faveau (1553) ; Nouel Ribard, sur le Pierre, de Penmarc (1553) ; Guillaume Daniel, du Havre, sur la Bonaventure, de La Rochelle (1558).

Au maître on adjoint un second, qui porte le nom de contre-maître, puis un maître-charpentier, bien nécessaire dans ces navigations difficiles au milieu des bancs et des battures de la Terre-Neuve ; puis encore, parfois, un maître des bateaux. La présence de cet officier subalterne établit péremptoirement que dès le xvie siècle, au début de l’organisation de la pêche, on pratiquait la pêche de la morue, de la baleine et des autres habitants de la mer, en dispersant autour du navire, un certain nombre de légères embarcations, usage qui s’est perpétué jusqu’à nos jours. Il n’est pas, en effet, un habitué de nos ports qui n’ait remarqué sur le pont de terre-neuviers, ces légers bateaux emboîtés les uns dans les autres et qui sont chargés d’étendre, sur le lieu de pêche, le périmètre d’opération de chaque équipage. Chacun de ces bateaux de nos jours, est généralement monté par deux hommes, dont l’un, le chef, porte le nom de doris.[1]

Si la conservation du navire exige la dépense d’un maître-charpentier, la santé des hommes ne doit pas être négligée. Aussi embarque-t-on parfois un maître-syrurgien, un chirurgien. On y aura d’ailleurs et plaisir et profit ; car si le maître-syrurgien panse les blessés et soigne les malades, comme chirurgien, il se chargera en outre, comme barbier, de faire tomber les mèches folles et les barbes hirsutes des mariniers. Et ce n’était pas là certainement le moindre de ses talents ; le barbier l’emportait certainement sur le chirurgien. Le nom d’un de ces intéressants auxiliaires nous a été conservé : Julien Fustet, sur l’Esprit, de La Rochelle (1537).

L’avitailleur du navire adjoint parfois à l’équipage un dépensier dont la présence a précisément pour but d’éviter que la dépense des vivres et des munitions ne soit trop considérable ; ou un commis, chargé de veiller à la conservation de la pêche.

Mariniers et pêcheurs. — Nous avons dit que le nombre des hommes de l’équipage était, à cette époque, relativement élevé. On trouve, en effet, fréquemment des équipages de dix-huit à vingt-cinq hommes pour des navires de 70 à 80 tonneaux, alors que cent ans plus tard on n’en aura que douze à quinze, y compris les officiers, pour des vaisseaux de 150 à 200 tonneaux. Les équipages augmentèrent toutefois en nombre à la fin du xviie et au xviiie siècles.

La majeure partie des mariniers jusqu’à 1550 appartient à la Bretagne, au moins pour les navires rochelais. Et ce choix n’est pas l’effet du hasard ; on ne recrute pas seulement ces équipages parmi les marins présents à la Rochelle, mais de convention expresse, on va les chercher en Bretagne. Voici quelques exemples de la manière dont on recrutait les équipages terre-neuviers.

Pour l’armement de la Marguerite-Antoinette, de La Rochelle (1534) on va quérir en Bretagne dix-neuf mariniers et on leur avance 8 livres pour leur voyage. On agit de même pour dix-huit mariniers bretons qui doivent monter l’Esprit, de La Rochelle (1539). Les avitailleurs de la Marguerite, de La Rochelle, donnent, en 1537, 3 écus et 2 sols, pour amener douze mariniers du pays breton. Les dix mariniers, le maître, le pilote et un page, appellation aristocratique du mousse, tous bretons, qui doivent monter la Marie, de La Rochelle (1537), reçoivent 2 écus pour leur voyage.

L’équipage de la Julienne, de Barfleur (1541), est en revanche recruté principalement dans la région rochelaise ; il se compose de Guillaume Compadié, Michel Guilden, Jacques Le Bonnyeu, de Quimper-Corentin ; de Mongis-Guyseau, Jean Taunay, François Millet, de la paroisse de Saint-Jean-du-Perrot, de La Rochelle ; de Mathurin Maître, de Marennes ; de Pierre Tavener, de Royan ; de Pierre Regard, de Saint-Thomas-de-Cosnac ; de Jean Poictevin, du Château-d’Oleron ; de Bastien David et Nicolas Petit, de Saint-Jean-du-Perrot ; de Pierre Nicolas, de Saint-Nicolas de La Rochelle ; de Pierre Réau, Jean Charget et Jean Gendron, de Marennes ; soit trois Bretons sur seize hommes.

Le Nicolas, de La Rochelle, arme en 1543 avec quatorze mariniers, tous bretons comme le maître du navire.

Un contrat de 1545-1546 constate une convention plus spéciale. Les mariniers bretons doivent venir monter la Marguerite, de La Rochelle. On leur donne à chacun 2 livres pour leur voyage ; mais il est stipulé, comme dédit, que pour le cas où ils ne se rendraient pas à La Rochelle, ils payeraient 10 livres ; et pour le cas où le voyage ne s’effectuerait pas, les bourgeois du navire ne devront qu’un dédit de 2 livres à chacun des mariniers. Des bases de cette convention, on peut tirer deux conclusions : la première, c’est que les mariniers bretons étaient préférés de beaucoup à tous autres, et qu’ils faisaient prime pour les armements de Terre-Neuve ; la seconde, qui n’est qu’une conséquence de la première, c’est qu’en les remerciant, on ne leur portait pas un préjudice aussi considérable que celui qu’on subissait en ne les ayant pas, et que pour un embarquement perdu, il leur était facile d’en trouver un autre à La Rochelle.


  1. Doris. On a étendu au matelot-chef de l’embarcation le nom de l’embarcation elle-même. D’après Littré, Supplément, citant la Revue des Deux-Mondes, 1874, p. 122 (1er novembre), l’embarcation s’appellerait dori, au singulier : « nom d’une embarcation américaine pour la pêche de la morue. Embarcations à la fois légères et solides qu’on voit à bord de leurs goélettes (des Américains), et qui sont connues sous le nom de doris ; ces doris remplacent avantageusement les chaloupes sur les navires de la colonie ; on les construit aujourd’hui sur les chantiers de l’île. »

    Nous ignorons l’origine du nom. Jal ne le donne pas dans son Glossaire nautique.