Ch. Delagrave (p. 183-189).

XXXIV

LA CULTURE

Jules. — Vous avez promis de nous dire pour quels motifs les insectes nuisibles aux cultures sont si nombreux.

Paul. — Je tiens parole ; écoutez. — Avec la naïveté de votre âge, vous vous figurez que de tout temps les choses ont été ce qu’elles sont aujourd’hui ; vous croyez, en particulier, qu’en vue de votre alimentation, le poirier s’est toujours empressé de produire de gros fruits à chair fondante ; que le navet, pour nous faire plaisir, a gonflé sa racine de pulpe savoureuse ; que le chou cabus, dans le but de nous être agréable, s’est avisé lui-même d’empiler en tête compacte de belles feuilles blanches. Vous vous figurez que le froment, le potiron, la carotte, la vigne, la pomme de terre et tant d’autres encore ont, de leur propre gré, toujours travaillé pour l’homme. Il vous semble que la grappe de la vigne est pareille maintenant à celle d’où fut exprimée la première tasse de vin ; que le froment, depuis qu’il est sur la terre, n’a pas manqué, tous les ans, de produire une récolte de grain ; que la betterave, le potiron, avaient, aux premiers jours du monde, la corpulence qui nous les rend précieux. Vous croyez, enfin, que les plantes alimentaires nous sont venues dans le principe telles que nous les possédons aujourd’hui.

Jules. — Comment ! Le chou pommé n’a pas toujours été le chou pommé ? le poirier n’a pas toujours produit des poires beurrées ?

Paul. — Non, mon enfant. La plante, telle qu’elle vient naturellement, est pour nous une triste ressource alimentaire ; elle n’acquiert de la valeur qu’en passant par les mains de la puissante fée qui a nom industrie humaine ; sous la baguette de la sublime magicienne, c’est-à-dire par nos soins, les espèces se modifient jusqu’à devenir méconnaissables.

Dans son pays natal, sur les montagnes du Chili, la pomme de terre est un tubercule vénéneux de la grosseur d’une noisette. L’homme donne accueil dans son jardin au misérable tubercule ; il le plante dans une terre substantielle, il le soigne, il l’arrose, il le féconde de ses sueurs. Et voilà que, d’année en année, la pomme de terre prospère ; elle gagne en volume, en propriétés nutritives, et devient enfin un tubercule farineux de la grosseur des deux poings.

Sur les falaises océaniques exposées à tous les vents, croît naturellement un chou, haut de tige, à feuilles rares, échevelées, d’un vert cru, de saveur acre, d’odeur forte. Qu’attendre de ce sauvageon ? Il n’a certes pas bonne mine. Qui sait ? Sous ses agrestes apparences il recèle peut-être de précieuses aptitudes. Pareil soupçon vint apparemment à l’esprit de celui qui le premier, à une époque dont le souvenir s’est perdu, admit le chou des falaises dans ses cultures. Le soupçon était fondé. Le chou sauvage s’est amélioré par les soins incessants de l’homme ; sa tige s’est affermie ; ses feuilles, devenues plus nombreuses, se sont emboîtées, blanches et tendres, en tête serrée ; et le chou pommé a été le résultat final de cette magnifique métamorphose. Voilà bien, sur le roc de la falaise, le point de départ de la précieuse plante ; voici, dans nos jardins potagers, son point d’arrivée. Mais où sont les formes intermédiaires qui, à travers les siècles, ont graduellement amené l’espèce aux caractères actuels ? Ces formes étaient des pas en avant. Il fallait les conserver, les empêcher de rétrograder, les multiplier et tenter sur elles de nouvelles améliorations. Tout compte fait, la conquête du chou pommé a certainement dépensé plus d’activité que la conquête d’un empire.

Quel est cet autre, au bord d’une mare, en compagnie des grenouilles ? — C’est le céleri sauvage. Il est tout vert, dur et d’une saveur repoussante. L’imprudent qui en mangerait en salade périrait empoisonné. Quel est donc l’audacieux qui s’avisa d’introduire cette plante vénéneuse dans son jardin, dans l’espoir de la civiliser et d’en tirer parti ? — Encore un bienfaiteur dont le souvenir s’est perdu dans les nuées du temps. Toujours est-il que, sous l’influence d’une éducation bien entendue, le céleri a renoncé au poison pour prendre des côtes blanches, tendres, pleines d’un liquide sucré. Je vous laisse à penser tout ce qu’il a fallu de soins et de peine pour obtenir un pareil changement. Dissuader une plante de distiller du poison et lui faire produire du sucre à la place, c’est un chef-d’œuvre d’adresse de la part de l’homme.

Et le poirier sauvage, le connaissez-vous ? C’est un affreux buisson, armé de féroces épines. Les poires, toutes petites, âpres, dures, semblent pétries de grains de gravier. Ô le détestable fruit, qui vous serre la gorge et vous agace les dents. Certes celui-là eut besoin d’une rare inspiration qui le premier eut foi dans l’arbuste revêche et entrevit, dans un avenir éloigné, la poire beurrée que nous mangeons aujourd’hui. Avec le temps et des soins, la miraculeuse modification s’est faite. Le sauvageon s’est civilisé, il a perdu ses épines et remplacé ses mauvais petits fruits par des poires à chair fondante et parfumée.

La betterave primitive végète dans les sables au bord de la mer, et la carotte sauvage est fréquente dans tous les champs abandonnés. Ni l’une ni l’autre ne possèdent à l’état de nature la puissante racine charnue que vous savez. Leur racine est un maigre pivot de la grosseur d’une plume, assez long, il est vrai, mais dépourvu de chair et de matière sucrée. Rien, absolument rien ne peut faire soupçonner, à des yeux non exercés, la parenté qu’il y a entre ces misérables queues de rat et les racines dodues de la carotte et de la betterave cultivées. Par son travail, l’homme a transformé, dans la betterave sauvage, un cordon de filasse aride en une énorme racine juteuse toute confite de sucre ; il est parvenu à remplacer la maigre queue de rat de la carotte inculte par une superbe racine dorée de la grosseur du bras.

De même, avec la grappe de la vigne primitive, la lambrusque, dont les grains ne dépassent pas en volume les baies du sureau, l’homme, à la sueur du front, s’est acquis la grappe de la vigne actuelle ; avec quelque pauvre gramen aujourd’hui inconnu, il a obtenu le froment ; avec quelques misérables arbustes, quelques herbes d’aspect peu engageant, il a créé ses races potagères et ses arbres fruitiers. La terre, pour nous engager au travail, loi suprême de notre existence, est pour nous une rude marâtre. Aux petits des oiseaux elle donne abondante pâture ; à nous elle n’offre, de son plein gré, que les mûres de la ronce et les prunelles du buisson. C’est à l’homme à se tirer d’affaire par le travail, les soins, la réflexion. Ne nous en plaignons pas, car cette rude lutte contre le besoin est précisément la cause de notre grandeur.

J’en ai assez dit. Par nos soins très longtemps prolongés, les plantes, vous le voyez, acquièrent des propriétés qu’elles n’avaient pas à l’état naturel. Elles s’améliorent dans leurs fruits, leurs semences, leurs feuilles, leurs racines, et deviennent par excellence des matières nutritives. Si maintenant je vous demande pour quel motif les insectes attaquent de préférence les plantes cultivées, sans difficulté vous trouverez la réponse.

Émile. — Je m’en charge. Ils les mangent de préférence parce qu’elles sont meilleures que les espèces sauvages d’où elles proviennent.

Paul. — Ce n’est pas plus malin. Ajoutons aussi qu’elles sont plus abondantes, car au lieu de venir à l’aventure, un pied par-ci, un pied par-là, elles couvrent des champs entiers expressément préparés pour les recevoir. Cette abondance de vivres nécessairement favorise la prospérité des mangeurs, et les insectes pullulent en proportion de la nourriture dont ils peuvent disposer. Ajoutons enfin que le sol remué, amendé, assoupli par la culture, est bien plus favorable à la vie souterraine des larves que le sol non travaillé, dur et compact, où l’air ne pénètre pas. Le terrible ver blanc ou larve de hanneton le sait très bien. Il s’établit dans les terres ameublies par notre travail ; les galeries y sont faciles à creuser pour se rapprocher de la surface à la portée des racines, ou pour s’enfoncer profondément en prévision du froid ; l’air y pénètre largement, comme le nécessitent les besoins de la respiration. Mais il se garde bien d’habiter les terres compactes, landes, guérets, bruyères, que le soc de la charrue n’a jamais fertilisées. Tout comme nous, il recherche le bien-être ; il prospère s’il est dans l’abondance, il dépérit dans de misérables conditions, de sorte que la race des hannetons est sous la dépendance directe des progrès de l’agriculture. L’histoire nous dit qu’en des temps peu éloignés de nous, la majeure partie du sol restait inculte. On ne parlait pas alors des ravages des hannetons, on ne connaissait pas ces nuées d’insectes qui dévastent une province en quelques jours ; mais aussi ne mangeait pas du pain qui voulait, et de temps à autre, par insuffisance de récolte, la famine décimait la population. Le cours des idées est maintenant bien changé. Le noble travail de la terre, le premier de tous, a pris dans l’estime générale le rang qu’il mérite ; chacun comprend que le sol est la grande fabrique d’où tout provient, qu’il doit rendre le plus possible et par tous les moyens possibles. Avec nos cultures mieux entendues, qui ne dédaignent pas la plus maigre lande, l’abondance est venue, et avec elle une foule de convives, hannetons et dévorants de toutes sortes, car tout travail en appelle un autre, et l’homme ne peut acquérir et conserver le bien-être que par une lutte incessante.