Ch. Delagrave (p. 83-84).

XVI

L’ALUCITE ET LA TEIGNE DES CÉRÉALES

Mais oui, père Simon était bien content d’avoir sauvé une bonne partie de sa récolte lorsque tout semblait perdu. Il en parlait à qui voulait l’entendre, se répandant en éloges sur le savoir de maître Paul. — « Quand vous autres vous dites, pourtant ! lui répondait Mathieu ; maître Paul vient avec une eau puante et en un tour de main purge un grenier de sa vermine. Quand vous autres vous dites, pourtant ! Si j’avais su la chose l’an dernier, les petits papillons blancs ne m’auraient pas mangé le blé. Quand vous autres vous dites, pourtant ! »

« Des papillons manger le blé ! se dit Louis ; je m’en informerai. » — Le soir, en effet, en revenant de sarcler les pommes de terre, il entra chez Paul, et l’on parla des papillons du blé, la boîte à insectes de l’oncle sous ses yeux.

Paul. — Regardez ce papillon. Est-il petit ! est-il fluet ! Le corps mesure de cinq à six millimètres de longueur ; d’un bout à l’autre des ailes déployées, on compterait au plus un centimètre et demi. Que peut-elle nous faire, la délicate créature ? Rien qu’en soufflant dessus, on la ferait périr. Ses ailes sont frangées d’élégantes houppes dont les brins ressemblent à des plumes d’une finesse incomparable. Les supérieures sont de couleur café au lait ainsi que le dessus du corps ; les inférieures sont obscures. Dans le repos, elles sont un peu repliées et couchées le long du dos.

Eh bien, mes enfants, ce papillon de rien est l’un des plus terribles ravageurs des céréales ; pour peu qu’il pullule, petite bouchée par petite bouchée, il mange des millions à l’agriculture ; rien que cela. Son nom est alucite.

Jules. — Mais les papillons ne mangent pas, vous nous l’avez dit souvent. Ils sucent les fleurs avec une trompe, quelques-uns même ne prennent rien du tout.

Paul. — Ce n’est pas l’alucite sous forme de papillon qui commet les ravages, c’est l’alucite en son premier état, l’état de larve ou de chenille. Je vous le répète encore : parvenus à la forme parfaite, les insectes font peu de dégâts ; ce sont les larves, les larves goulues, affamées, qui sont les vrais ravageurs.



Les ravageurs du blé — Les Teignes
1a, 1b, 1c, Charançon du blé — 2a, 2c, 2d, Alucite du blé: 2b, Grain attaqué. — 3a, 3c, 3d, 3e, Teigne du blé : 3b, Grains agglomérés pas la chenille. — 4a, 4b, 4d, Teigne des draps : 4c Fourreau suspendu à un morceau de drap. — 5, Teigne des pelleteries. — 6, Teigne des crins.

La larve de l’alucite vit dans l’intérieur d’un grain de blé, à la manière de la larve du charançon. On la distingue de celle-ci en ce qu’elle est munie de petites pattes, tandis que la larve du charançon n’en a pas. De part et d’autre, les mœurs sont à peu près les mêmes. La chenille de l’alucite ronge la partie farineuse du grain, en respectant le son, qui lui forme une coque naturelle où elle devient chrysalide et finalement papillon. Le dégât reste inaperçu jusqu’à ce que les petits papillons s’élèvent par nuées innombrables du tas de blé ravagé ; une extrême surveillance peut seule prévenir ce malheur. De temps à autre, il convient de soumettre le blé à l’épreuve. On en jette une poignée dans de l’eau. S’il y a des grains attaqués, ils surnagent, parce qu’ils sont plus légers. On les ouvre, et d’après la forme de la larve, on juge si l’ennemi est l’alucite ou le charançon. Du reste, le remède est le même : on soumet le blé aux vapeurs du sulfure de carbone dans des tonneaux. Tout périt, œufs, chenilles, chrysalides, papillons, et le mal est arrêté net. Quelquefois on expose le grain à la chaleur d’un four pour tuer la vermine qui le ronge, mais il ne faut pas que la température soit trop forte, sinon le blé serait gâté. On peut encore remplir à demi un tonneau de blé et brûler dans la partie vide une mèche soufrée. On bouche alors la bonde et l’on remue. Le soufre, en brûlant, produit une vapeur suffocante, qui nous fait tousser quand nous respirons la fumée d’une allumette. Cette vapeur se nomme gaz sulfureux. Je n’ai pas besoin de vous dire que le gaz sulfureux, qui nous fait tousser des quarts d’heure durant et nous étoufferait si l’on en respirait trop, tue promptement l’alucite et ses larves. Je lui préfère cependant le sulfure de carbone, le plus actif des exterminateurs des insectes, et qui de plus ne nuit jamais au blé, ce que pourrait faire la vapeur du soufre par un contact trop prolongé.

C’est dans les champs, alors que le blé près d’être mûr est encore sur pied, que l’alucite fait sa ponte. À la base de chaque grain, elle dépose un œuf, et c’en est fait : si des précautions ne sont prises, l’alucite aura la farine, et le cultivateur le son. Il faut donc, avant la moisson, donner un coup d’œil attentif au champ et reconnaître si les alucites le fréquentent. Quand on voit au coucher du soleil de petits papillons voltiger autour des épis, le désastre est imminent si l’on n’y met bon ordre. Il est indispensable alors de ne pas laisser trop longtemps la récolte en meules, et de dépiquer le blé au plus tôt ; sinon les alucites réfugiées dans l’épaisseur des gerbes se propagent avec une rapidité calamiteuse.

Pour en finir, regardez maintenant la teigne des blés. C’est encore un fléau des greniers, un destructeur redoutable, malgré ses apparences inoffensives. Elle est un peu plus grande que l’alucite. Ses ailes supérieures sont tigrées de noir, de brun et de gris ; ses ailes inférieures sont teintées de noir. Elle dépose ses œufs sur le blé en grenier. Les chenilles qui en proviennent sont d’un blanc jaunâtre, très alertes sur leurs petites pattes. Leur manière de vivre diffère de celle des alucites. La chenille de la teigne trouve qu’il ne fait pas bon de marcher sur le blé dur, cela lui meurtrirait la peau. Il lui faut une maison portative, quelque chose comme la demeure de l’escargot, où, quand un danger menace, elle puisse en entier rentrer. Avec des fils de soie qu’elle bave, elle colle autour de son corps autant de grains de blé qu’il en faut pour lui former une espèce d’étui, d’où la tête seule sort avec les pattes de devant. À mesure que la chenille grandit, la maison ambulante est amplifiée aux dépens de nouveaux grains de blé. Ce n’est pas tout : le fourreau de blé sert plus que de demeure, il sert de provisions de bouche. La chenille grignote les murs de sa maison. C’est bien plus commode que de mettre la tête dehors pour ronger d’autres grains.

Un tas de blé envahi par ces chenilles est bientôt recouvert de fils de soie qui se croisent dans tous les sens et figurent des lambeaux de toile d’araignée. Si la vermine est abondante, le tas s’échauffe, répand une odeur désagréable et finit par se gâter. Les teignes aiment le repos et l’obscurité ; jamais elles ne confient leurs œufs à des greniers où l’agitation et la lumière troubleraient leur famille. Le plus sûr moyen d’éloigner ces insectes est donc de pelleter souvent le grain, de visiter les greniers et d’en ouvrir au grand jour les portes et les fenêtres. Si, faute de ces précautions, le grain est envahi, on a recours à la fumée du soufre ou aux vapeurs du sulfure de carbone, comme pour les charançons.