Ch. Delagrave (p. 99-102).

XIX

LE ZABRE

Paul. — J’ai dit que tous les carabiques se nourrissent de proie et par conséquent sont nos auxiliaires pour débarrasser les cultures de leurs ennemis ; je l’ai dit et je me suis trompé : l’un d’eux s’attaque aux céréales. Ses méfaits ne doivent pas cependant diminuer notre estime pour ses confrères, les carnassiers, dont les services sont incontestables. Dans sa famille de mangeurs de chair, il forme une singulière exception avec son régime végétal ; il compte pour un quand les autres comptent pour mille. On le nomme le zabre.

Sa couleur est d’un noir brun luisant. Il est trapu, moins dégagé de forme que les autres carabiques, moins vif d’allures, et cela doit être puisqu’il n’a pas à courir après le gibier. Je n’affirmerai pas cependant qu’il dédaigne un régal de venaison lorsqu’une bonne occasion se présente. Toujours est-il qu’on le rencontre dans les terres à blé. De jour, il se tient blotti sous les pierres, sous les mottes, dans les touffes de gazon. Quand vient la fraîcheur du soir, il grimpe sur les chaumes, atteint l’épi et ronge le grain encore tendre et sucré.

Sa larve est plus à craindre. Elle est très agile et de forme disgracieuse, comme le sont en général les larves des carabiques. Sa couleur est brune, plus foncée en avant, plus claire en arrière. Pendant deux à trois ans, elle vit en terre dans des trous de plusieurs pouces de profondeur. Elle en sort la nuit pour fouiller avec les mandibules au pied des tiges de blé, les couper quand elles sont jeunes et les entraîner dans son trou.

D’ordinaire les zabres sont peu nombreux et leurs dévastations passent inaperçues : quelques centaines d’épis de moins ne peuvent donner l’éveil. Mais si les circonstances les favorisent, ils pullulent au point de devenir un fléau terrible pour les céréales. Il y a quelques années, dans une province de la Belgique, sur 457 hectares de seigle, 114 furent complètement rasés par les zabres ; où l’insecte avait passé, le moissonneur ne trouvait plus un épi.

Jules. — Ils doivent être bien nombreux pour dévaster de telles étendues.

Paul. — Si nombreux qu’on n’ose y songer. C’est du reste ainsi pour la plupart des insectes : quand ils se mettent à multiplier, leurs légions sont au-dessus de tout dénombrement. Si rien n’y mettait ordre, en quelques années ils envahiraient la terre entière.

Jules. — Qui donc s’y oppose ?

Paul. — Qui, mon enfant ? La grande moissonneuse, la mort, qui met un invincible obstacle à l’encombrement et maintient toutes choses dans de justes limites. La vie se nourrit de la vie : chacun tour à tour est mangeur et mangé. Le zabre doit manger, rien de plus juste, et la jeune tige de blé périt sous les crocs de ses mandibules : la fauvette doit manger, et le zabre est croqué ; la couleuvre doit manger, et la fauvette expire sous les plis du reptile ; l’autour doit manger, et la couleuvre est déchirée par les serres de l’oiseau de proie ; d’autres encore doivent manger qui feront pâture de l’autour et serviront eux-mêmes de pâture jusqu’à ce que se ferme, pour recommencer encore, le cercle fatal de dévorants et de dévorés, où la plante est toujours la première victime. C’est vous dire que chaque espèce a ses ennemis, à nous connus ou inconnus ; le zabre a les siens, je n’en fais aucun doute, il a ses mangeurs qui l’empêchent d’atteindre en nombre des proportions calamiteuses. Or, vous comprenez bien que la prospérité du mangeur dépend de l’abondance du mangé ; des vivres copieux appellent de nombreux convives. Si donc une année les zabres pullulent, les espèces chargées de les maintenir dans des limites convenables se multiplient pareillement parce que la nourriture abonde, et finissent par exterminer les premiers, sauf quelques rares couples échappés par hasard. Qu’il en survive un sur cent mille, et cela suffit pour perpétuer la race. De quelques années on n’entend plus parler des zabres ; on dirait l’espèce anéantie.

Émile. — Mais les mangeurs restent.

Paul. — Pas du tout : d’autres les croquent ou ils périssent de faim parce que les vivres manquent, de sorte qu’après avoir rempli leur mission, ils disparaissent à leur tour, et les choses rentrent dans l’ordre.

Jules. — Les zabres non inquiétés vont donc peu à peu s’accroître en nombre et reparaître aussi multipliés que jamais.

Paul. — C’est évident, mais alors l’abondance des vivres favorise la multiplication des mangeurs, et la lutte recommence. Ce que je vous dis des zabres s’applique à tous les insectes. Une année, sans motifs apparents, telle et telle autre espèce abondent au point d’effrayer l’agriculture. Les années d’après, il n’y a plus rien, les ravageurs ont disparu : la providentielle balance entre dévorants et dévorés a nettoyé les champs.

Ce n’est pas un motif pour se croiser les bras et laisser faire ; il nous faut au contraire vaillamment prendre part à la lutte et seconder les efforts des ennemis de nos ennemis. Aide-toi, le Ciel t’aidera. Quand une terre est infectée par les zabres, il convient de la remuer profondément aux premières gelées pour mettre les larves à découvert et les livrer ainsi au bec des oiseaux, notamment des corneilles, pour lesquelles c’est un mets friand. Il convient aussi d’y passer, la nuit, un rouleau pesant pour écraser les larves sorties de leurs retraites.