Ch. Delagrave (p. 9-15).

III

LE PAPILLON

Le lendemain, Émile et Jules étaient en admiration devant les papillons qui voletaient sur les fleurs du jardin. Oh ! qu’ils sont beaux ! se disaient-ils ; oh ! mon Dieu ! qu’ils sont beaux ! Il y en a dont les ailes sont barrées de rouge sur un fond grenat ; il y en a d’un bleu vif avec des ronds noirs ; d’autres sont d’un jaune de soufre avec des taches orangées ; d’autres sont blancs et frangés d’aurore. Ils ont sur le front deux fines cornes, deux antennes, tantôt effilées en aigrette, tantôt découpées en panache. Ils ont sous la tête une trompe, un suçoir aussi mince qu’un cheveu et roulé en spirale. Quand ils s’approchent d’une fleur, ils déroulent la trompe et la plongent au fond de la corolle pour y boire une goutte de liqueur mielleuse. Oh ! qu’ils sont beaux ! Oh ! mon Dieu ! qu’ils sont beaux ! Mais si l’on vient à les toucher, leurs ailes se flétrissent et laissent entre les doigts comme une fine poussière de métaux précieux.

L’oncle vint. — Celui-ci, disait-il, dont les ailes sont blanches avec une bordure et trois taches noires, s’appelle la piéride du chou. Cet autre plus grand, dont les ailes jaunes et barrées de noir se terminent par une longue queue à la base de laquelle se trouvent un grand œil couleur de rouille et des taches bleues, se nomme le machaon. Ce tout petit, d’un bleu de ciel en dessus, d’un gris argenté en dessous, parsemé de taches noires cerclées de blanc, avec une rangée de points rougeâtres bordant les ailes, s’appelle l’argus.

Et l’oncle continua ainsi le dénombrement des papillons qu’un beau soleil avait attirés sur les fleurs.

Jules. — Et le papillon de notre chenille ?

Paul. — Je vais le chercher.

L’oncle revint bientôt. Il apportait une grande boîte en carton dans laquelle étaient fixés avec des épingles, sur un fond de liège, des papillons et des scarabées de toutes sortes. Il y avait là les insectes qui font du tort aux récoltes, aux fruits, aux plantations. L’oncle les avait peu à peu recueillis, pour sa propre instruction et pour celle des autres. Il sortit de la boite le papillon que voici.

Paul. — La chenille du lilas de Jules serait devenue ce papillon superbe, qu’on nomme Zeuzère du marronnier. Les ailes sont d’un beau blanc avec de nombreuses taches d’un bleu foncé presque noir ; le corps est également d’un blanc soyeux ; six gros points bleus sont rangés en deux lignes sur le dos à la naissance des ailes. La femelle diffère du mâle par une taille moitié plus grande et par un long conduit jaunâtre et pointu qui termine le ventre et sert à introduire les œufs dans les fines rides de l’écorce des arbres.

Émile. — Et ce papillon provient de cette laide chenille ?

Paul. — Oui, mon enfant. Tout papillon, avant d’être la gracieuse créature qui vole de fleur en fleur avec de magnifiques ailes, est une misérable chenille, qui rampe péniblement. Ainsi la zeuzère, avec ses ailes de satin blanc tigré de bleu, provient d’une chenille pareille à celle que nous avons prise dans le lilas de Jules ; ainsi la piéride, que vous voyez voler dans le jardin, est d’abord une chenille verte, qui se tient sur les choux et en ronge les feuilles. Jacques


Argus.
a, chenille ; b, mâle ; c, femelle ; d, dessous de l’aile.


vous dira toute la peine qu’il prend pour garantir de la vorace bête sa plantation de choux, car, voyez-vous, elles ont un terrible appétit, les chenilles. Vous en saurez bientôt le motif.

La plupart des insectes se comportent comme les papillons. Au sortir de l’œuf, ils ont une forme provisoire qu’ils doivent remplacer plus tard par une autre. Ils naissent en quelque sorte deux fois : d’abord imparfaits, lourds, voraces, laids ; puis parfaits, agiles, sobres, et souvent d’une richesse, d’une élégance admirables. Sous sa première forme, l’insecte est un ver que l’on désigne par le nom général de larve. Retenez bien ce mot, qui reviendra souvent.

Vous connaissez la jardinière, ce bel insecte d’un vert doré que vous voyez si souvent vagabonder dans le jardin. Avant d’avoir sa riche cuirasse plus


Machaon.
a, chenille ; b, chrysalide ; c, papillon.


brillante que le bronze poli, la jardinière était une fort laide bestiole, toute noire, vivant dans la terre. Vous connaissez la jolie petite bête du bon Dieu, d’un rouge vif avec sept points noirs. Elle a été d’abord un ver fort laid, une larve couleur d’ardoise, hérissée de piquants. Le hanneton, le bonasse hanneton, qui, la patte retenue par un fil, gonfle gauchement ses ailes, compte ses écus et part au chant de : « Vole, vole ! » est d’abord un ver blanc, une larve dodue, grasse à lard, qui vit sous terre, s’attaque aux racines des plantes et ravage nos cultures. Le grand cerf-volant, dont la tête est armée de pinces menaçantes, semblables pour la forme aux cornes du cerf, est au début un gros ver qui vit dans les vieux troncs d’arbre. Il en est de même du capricorne, si curieux par ses longues antennes. Et le ver que l’on trouve dans les cerises trop mûres, que devient-il, lui si répugnant ? Il devient une belle mouche dont les ailes sont parées de quatre bandes de velours noir. Ainsi des autres.

Eh bien, ce premier état de l’insecte, ce ver, forme provisoire du jeune âge, s’appelle du nom de larve. Le merveilleux changement qui transfigure la larve en insecte parfait se nomme métamorphose. Les


Cerf-volant.
a, mâle ; b, femelle.


chenilles sont des larves. Par la métamorphose, elles deviennent ces magnifiques papillons dont les ailes parées des plus riches couleurs nous ravissent d’admiration. L’argus, si beau maintenant avec ses ailes d’un bleu céleste, était d’abord une pauvre chenille velue ; le splendide machaon a débuté par être une chenille verte rayée de noir en travers, avec des points roux sur les flancs ; l’élégante zeuzère, si bien parée que les jardiniers la nomment la coquette, est en débutant la misérable chenille que vous savez. De cette abjecte vermine, la métamorphose fait les papillons, ces délicieuses créatures avec lesquelles les fleurs peuvent seules rivaliser d’élégance.

Vous savez tous le conte de Cendrillon. Ses sœurs sont parties pour le bal, bien fières, bien pimpantes. Cendrillon, le cœur gros, surveille la marmite. Arrive la marraine. « Va, dit-elle, au jardin quérir une citrouille. » Et voilà que la citrouille évidée se change, sous la baguette de la fée marraine, en un carrosse doré. « Cendrillon, fait-elle encore, lève la trappe de la souricière. » Six souris s’en échappent, aussitôt touchées de la magique baguette, aussitôt métamorphosées en six chevaux d’un beau gris pommelé. Un rat à maîtresse barbe devient un gros cocher doué d’une triomphante moustache. Six lézards qui dormaient derrière l’arrosoir deviennent des laquais tout de vert chamarrés, qui montent aussitôt derrière le carrosse. Enfin les méchantes nippes, les nippes crasseuses de la pauvre fille sont changées en habits de drap d’or et d’argent semés de pierreries. Cendrillon part pour le bal, chaussée de pantoufles de verre. Mieux que moi, vous savez apparemment le reste.

Ces puissantes marraines pour qui c’était un jeu de changer des souris en chevaux, des lézards en laquais, de laides nippes en habits somptueux, ces gracieuses fées qui vous émerveillent de leurs fabuleux prodiges, que sont-elles, mes chers enfants, en comparaison de la réalité, la grande fée du bon Dieu, qui, d’un ver impur, objet de dégoût, sait faire une ravissante créature ! Elle touche de sa divine baguette une misérable chenille, un ver abject qui bave dans le bois pourri, et le miracle est fait : la dégoûtante larve est devenue un scarabée tout reluisant d’or, un papillon dont les ailes d’azur auraient fait pâlir la toilette princière de Cendrillon.