Les Rêves et les moyens de les diriger/Appendice

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UN RÊVE APRÈS AVOIR PRIS DU HATCHICH.


J’ai émis cette opinion, partagée d’ailleurs par bon nombre de physiologistes, que les songes du somnambulisme et du magnétisme, les visions des extatiques et des hallucinés, aussi bien que les rêves provoqués par toute espèce de poisons et de narcotiques n’étaient qu’autant de modifications plus ou moins morbides du rêve naturel. Mais dans le corps d’un livre exclusivement consacré à l’étude du rêve naturel, je me suis abstenu d’insérer aucune observation étrangère aux phénomènes psychologiques d’un sommeil normal.

En appendice et comme document complémentaire, la relation qui va suivre ne sera pourtant pas sans intérêt. On y trouvera, je crois, des éléments de comparaison analytique dont le résultat sera de prouver qu’une surexcitation cérébrale qui exagère et précipite le mouvement des idées ne modifie point pour cela leurs lois habituelles d’association.

La vivacité des illusions qui nous assaillent, quand nous sommes sous l’influence de narcotiques tels que l’opium et le hatchich, n’est ignorée de personne assurément. Une particularité moins connue peut-être, c’est que la première fois qu’on fait usage de ces substances, on éprouve rarement les délicieuses extases réservées à ceux qui ont l’habitude d’y recourir. J’imagine qu’il en est un peu, dans ce cas, comme du premier cigare ; le malaise physique prend le dessus.

L’opium m’ayant été assez fréquemment administré à forte dose, durant une longue maladie que je fis, j’ai constaté par moi-même cette transition graduée de rêves pesants et pénibles à d’autres rêves pleins d’idéalisme et d’enivrement.

Quant au hatchich, que j’eus la curiosité d’expérimenter en pleine santé, voici le premier rêve qu’il me procura :

« Il me semblait que quelque chose fût parti dans mon cerveau, comme le ressort d’une horloge détraquée, et que toute la chaîne de mes souvenirs voulut se dérouler d’elle-même avec une incohérence et une rapidité inouïe. Dans une rue au sol inégal, éclairée d’une lumière blafarde, je voyais défiler une suite interminable de gens habillés de noir ou vêtus de brillants uniformes, des valseurs vaporeux, des gueux horribles, des femmes couronnées de fleurs, assises sur des cercueils et promenées dans des corbillards ; et puis, des voitures qui s’arrêtaient devant moi avec leurs portières entr’ouvertes, comme pour m’engager à en profiter. Une mystérieuse attraction m’y attirait, mais, au moment d’y monter, je reculais avec une horreur indicible ; je ne sais quel instinct me disait qu’elles me conduiraient à quelque horrible chose. Je prenais alors le parti de marcher à pied, me heurtant à tous les passants, et me dirigeant rapidement vers un but où j’avais le sentiment qu’il était nécessaire d’arriver le plus tôt possible, sans pouvoir, toutefois, me rendre bien compte de ce qu’il était, ni sans oser non plus interroger à cet égard aucune des nombreuses personnes qui me coudoyaient, persuadé que dans chacune d’entre elles je devrais rencontrer un ennemi. J’arrive enfin à ce but inconnu, et je m’imagine me trouver avec une jeune dame dans l’appartement d’une autre, dont je redoute à tout instant le retour. De là, je suis transporté, je ne sais comment, dans un salon magnifique et splendidement éclairé. Je suis en tenue de bal, je vais évidemment assister à une grande fête ; je considère mon habit, je m’aperçois qu’il est sali par une mousse étrange. Je lève les yeux ; j’ai devant moi l’image d’une femme aimée, mais vieillie de vingt anset recouverte d’habits monastiques. Tandis que le" salon se remplit d’une foule élégamment parée, je remarque que le lustre vient de s’éteindre ; mais je reconnais en même temps qu’il me suffit de regarder les bougies une à une pour qu’elles se rallument instantanément. L’incendie se déclare bientôt partout où mes regards se portent. Les robes des plus charmantes femmes semblent se consumer sous mon regard comme l’amadou sous la lentille. Les cendres tombent, et ce sont d’affreux squelettes, ou des momies violacées, ou des monstres rongés d’ulcères qu’elles laissent apparaître au lieu de corps ravissants. La tête seule reste charmante, et me lance des regards douloureusement courroucés. Ce qui ne s’allume pas prend sous mes yeux les formes les plus fantasques et les plus déraisonnables ; un canapé s’allonge et devient une échelle démesurée. Je veux fuir ; l’escalier se change en un puits béant. Je m’échappe pourtant de ce lieu maudit ; je saute dans une de ces voitures à portières entr’ouvertes que j’avais déjà remarquées, et dont je brave cette fois la destination mystérieuse, tant j’ai hâte de m’éloigner. Je m’assois ; la voiture part. Horreur ! elle est inondée de sang. Je veux descendre, il est trop tard ; nous courons avec une rapidité impossible. Où vais-je ? je l’ignore ; j’entrevois seulement sur la route mille choses affreusement indécises, qui m’inspirent une profonde terreur. Je m’imagine entendre dans l’espace la voix d’un ami que j’ai entraîné sans m’en douter à une perle inévitable, et qui me jette en mourant sa malédiction. J’aurais voulu mourir moi-même pour sortir de cet abîme de pensées cruelles ; mais une voix me criait que ce souhait désespéré ne serait pas non plus exaucé. À de rares intervalles, je faisais un vague retour sur moi-même. Je comprenais que j’avais le cerveau troublé, mais sans savoir si c’était momentanément ou pour toujours. L’horrible pensée m’assaillait que peut-être j’étais fou, et qu’en prenant soin de prolonger ma vie l’aveugle sollicitude de ma famille prolongerait aussi pour moi le supplice de cette fantasmagorie infernale.

« Et jamais je ne pourrais faire connaître ce que j’éprouve, puisque j’étais pour ainsi dire isolé du monde réel.

« Un moment, je crois me souvenir que je me suis vu déjà dans un état analogue, et que j’avais découvert un moyen d’y échapper. Je fais un énorme effort pour retenir cette idée, pour l’élucider, pour me rappeler ; mais un tel effort me cause au cerveau une douleur atroce, et, conception bizarre, je crois voir l’idée que j’aurais voulu retenir sous la forme d’une espèce de sangsue qui tentait vainement de s’accrocher sanglante aux parois intérieures de mon crâne, tandis qu’une force irrésistible l’arrachait et l’obligeait à rouler avec d’autres dans un tourbillon général.

« Ici, quelques lacunes. Des images et des scènes humiliantes se succèdent. Je me vois, par exemple, avec des décorations et un uniforme, à pied, au milieu d’une place malpropre encombrée de balayeurs et de gens avinés qui me couvrent de sarcasmes et de boue. Ou bien, je m’imagine avoir volé quelque bagatelle sous l’empire d’une hallucination inexplicable ; et Ton me traîne en prison, et tous les gens à l’opinion desquels je puis tenir semblent s’être donné rendez-vous pour me voir passer. Je suis cependant parvenu à m’éloigner. J’ai fait en courant un chemin énorme. Je suis arrivé aux barrières d’une ville où j’espère trouver un asile sûr. Là, j’ai affaire à des douaniers de la plus étrange nature. Ils dardent leurs prunelles de feu jusqu’au fond de ma tète, car ce sont mes pensées qu’ils doivent sonder et non mes bagages. Une révélation intime ma appris que j’étais transporté dans un monde où l’idéal remplace le positif, où la contrebande est toute intellectuelle, où l’on s’approvisionne d’idées comme chez nous de comestibles. Je tremble que les douaniers ne fassent en moi quelque malencontreuse découverte ; et je crois aussitôt me souvenir de je ne sais quel crime que j’aurais commis. J’entre néanmoins ; on m’oblige seulement à laisser mon corps à la barrière. Je le vois mettre dans un casier avec une étiquette qui porte mon nom ; et je crois circuler dans la ville à l’état d’ombre, entendant les voix des gens invisibles comme je Tétais devenu moi-même, et croyant percevoir mille impressions étrangères au monde réel. Tantôt c’étaient des choses intellectuelles qui étaient cependant renfermée dans des boîtes d’or ou de plomb ; tantôt c’étaient des. objets essentiellement matériels qui se mouvaient d’eux-mêmes, et venaient converser avec moi. Et je croyais comprendre tout cela.

« Bientôt je me vois entraîné dans un amphithéâtre, où m’attendait le spectacle d’une affreuse opération chirurgicale. Elle devait s’accomplir sur un prisonnier qui avait essayé de soustraire son corps à la douane. Je me sens ému d’une pitié profonde à l’aspect de la victime, et puis, dès que l’opérateur plonge son premier coup de scalpel dans les chairs du patient, je ressens une douleur aiguë, et je reconnais que c’est moi-même qui vais endurer toutes les souffrances de cette atrocité. Je veux fuir, on m’a garrotté ; et le condamné me plaisante odieusement sur cette transposition de sensibilité qui s’est opérée à son profit. La violence de l’émotion me tire, je ne sais comment, de cette situation critique ; mais ce n’est que pour subir une nouvelle série d’infernales surprises.

« Je suis d’abord saisi d’une frayeur vague et subite, dans un délicieux boudoir qui a plusieurs entrées par lesquelles je m’attends à voir arriver encore de sinistres apparitions. Dès que j’entr’ouvre une porte, des soupirs déchirants arrivent jusqu’à moi. Plusieurs amis viennent ensuite m1 embrasser, inondés d’une fange immonde ; je n’ose m’y opposer, et je les entends rire d’un rire infâme en me quittant. Et puis, je vois mon estomac grossir démesurément ; je me rappelle avoir avalé un reptile inconnu qui se développe sans doute, et qui finit par trouer ma poitrine pour placer devant mon visage sa tête puante et hideuse.

« Tout cela passe. Je reviens à l’idée de visiter l’intérieur de mon propre crâne, qui m’apparaît de proportions gigantesques. Je me promène dans les arcanes de ma mémoire et dans le laboratoire de mon cerveau. J’y vois enfouies des richesses admirables, tout en ayant le sentiment que je ne saurai jamais les en tirer. J’y reconnais aussi plusieurs instincts abominables, et je frissonne en songeant à ce qu’il en pourrait résulter. J’ignore, du reste, comment on doit manier les instruments indescriptibles de cet immense laboratoire ; j’en touche un au hasard ; il en sort un bruit formidable, et j’ai la conviction que ma voûte cérébrale va céder sous la pression d’un ouragan de vibrations inouïes, si je ne viens à bout de lui ouvrir quelque part une issue, dussé-je, moi-même, me trépaner. ………….

« Ainsi courait ce rêve insensé. Je parvenais quelquefois à combattre, par un violent effort de volonté, la tyrannie de ces illusions désespérantes ; je reprenais un peu les rênes de ma pensée ; mais la force me manquait pour parvenir à me réveiller, et le rêve reprenait alors avec un redoublement d’intensité, et des têtes railleuses m’apparaissaient de tous côtés. Enfin, de temps en temps, l’idée que je m’étais suicidé traversait mon esprit troublé comme un éclair lugubre dans une nuit d’orage ; et je me demandais si ce que j’éprouvais ne serait pas le désordre moral de l’agonie, ou bien si cet état de choses n’était pas la mort elle-même, et par conséquent le repos éternel que j’avais cherché. »

Telles furent les impressions dont je pus me souvenir. Elles ne forment peut-être pas la millième partie de tout ce qui me traversa l’esprit. L’exaltation de la sensibilité morale était violente ; mais, dans le caractère et dans la marche des idées, je ne découvre rien qui ne me confirme dans l’opinion que l’étude analytique des songes naturels suffit pour expliquer les phénomènes morbides les plus variés.

Le réveil arriva graduellement. En même temps qu’elles avaient perdu de leur netteté mes visions étaient devenues plus calmes. J’eus une période de somnolence assez douce, peuplée d’images fugitives dont plusieurs étaient gracieuses ; et j’ouvris cinq ou six fois les yeux presque sans voir, avant <le reprendre définitivement possession de ma vie réelle.

Je passai toute la journée qui suivit cette nuit agitée dans un état de torpeur physique et morale où la mémoire surtout me faisait défaut. Persuadé toutefois que cette situation même était très-favorable pour analyser le désordre particulier d’esprit dans lequel je me sentais, je pris ma plume d’une* main fort lourde et je notai mes impressions les yeux à demi fermés. Si cet autre fragment n’est pas aussi intéressant que je le supposais en l’écrivant, il offre pourtant, sur un état intermédiaire entre la veille et le sommeil, quelques indications significatives qui me décident à le donner également ci-après :

« C’est un singulier état d’esprit que celui dans lequel je me trouve. Il me semble faire un songe éveillé, et voir se dérouler, comme à travers un brouillard répandu sur mes pensées, toute une série de réminiscences étroitement unies. J’en ai la conscience du moins, mais je ne perçois aucune idée assez nettement pour la distinguer. Je sens que si je pouvais en arrêter une, elle deviendrait aussitôt la clef de celles qui la précèdent et qui la suivent ; mais toutes s’enfuient sans se laisser saisir, autrement que par quelque vague abstraction qui ne m’apprend rien. N’est-ce point le songe sans les images, la même incohérence, les mêmes enchaînements spontanés de souvenirs ?

« Si je m’efforce de percer le brouillard qui enveloppe cette rêverie, je ressens immédiatement une douleur assez vive à la tête, et si je veux faire un retour vers la réalité, au lieu de laisser courir d’elles-mêmes mes pensées, j’ai comme perdu momentanément la mémoire des conditions de ma propre existence. Les choses que je sais le mieux m’échappent, et chaque impression passagère s’évanouit avec une rapidité si grande que plus d’une phrase que je voudrais jeter sur ce papier ne s’achève pas. Les phrases même que je griffonne en ce moment se tracent pour ainsi dire mécaniquement par la seule corrélation instinctivement établie entre les mots qui me viennent dans la tête et les signes de l’écriture qui y correspondent, car je n’ai pas assez de liberté d’esprit pour réfléchir à ce que j’écris. Veut-on conserver quelque soutenir de cet étrange chaos, il faut donc laisser courir la plume aussi vite que possible, sauf à relire plus tard ces impressions fugitives, et à comprendre ce que l’on pourra. Le champ de mes pensées me semble comme un rideau blanc sur lequel passeraient, sans y laisser de trace, les images d’une lanterne magique dont les clichés coloriés ne seraient certainement pas perdus pour être retirés, mais disparaîtraient du moins, au fur et à mesure de leur passage, dans de sombres tiroirs. La sténographie elle-même est impuissante à consigner certaines observations qui me frappent instantanément par leur lucidité précise, mais qui demanderaient plusieurs membres de phrases pour être exposées, tandis qu’elles restent à peine une seconde présentes à mon esprit. La main est bientôt brisée de fatigue. Quant à ces pensées insaisissables, je crois qu’elles ont encore ce point de ressemblance avec les images de la lanterne magique de n’être que des reflets et non de nouvelles conceptions.

« Les enchaînements d’idées qui se produisent en ce moment chez moi commencent presque toujours par une notion indécise que j’essaye vainement d’éclaircir. Cette notion indécise me conduit à une seconde impression non moins vague, cette seconde à une troisième, et ainsi de suite, sans qu’aucune d entre elles se présente avec plus de netteté. Je suppose que si je dormais, ces idées incomplètes ne manqueraient point de former précisément quelques-uns de ces rêves monstrueux et indescriptibles, dont les images échappent à toute analyse, comme la logique à tout raisonnement. »

Ayant eu l’occasion de reprendre du hatchich, en me plaçant, cette fois, sous l’influence d’une musique gaie et d’un ensemble de circonstances capables d’imprimer à mes idées une direction plus agréable, j’eus un rêve très-différent de celui dont la relation vient d’être donnée. Quant à l’état de mon esprit durant la journée suivante, il fut exactement ce qu’il avait été une première fois.


FIN.


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