Traduction par Geo Adam.
Société d’Édition et de Publications - Librairie Félix Juven (p. 169-174).

CHAPITRE XIII

LE ROI A DES IDÉES

Le roi s’était enfermé seul dans son cabinet, absorbé dans des réflexions assez tristes et songeant aux moyens de mettre son projet à exécution tout en calmant l’opposition qui semblait si forte et si générale. Soudain, un coup fut frappé doucement à la porte, et devant lui parut, dans la demi-obscurité du soir, la femme même qui faisait l’objet de ses pensées présentes. Il se leva vivement et lui tendit la main avec un sourire tel, qu’il l’eût rassurée sur-le-champ si elle avait pu douter de sa constance.

— Françoise ! Vous ici ! Je vois donc enfin quelqu’un qu’il me soit agréable de recevoir. Je n’ai pas encore eu ce bonheur aujourd’hui.

— Je crains, Sire, que vous n’ayez éprouvé du chagrin.

— Oui, en vérité, Françoise.

— Mais je viens vous proposer un remède pour y mettre fin.

— Ah ! Et quel est-il ?

— Je quitterai la cour, Sire, et vous ne penserez plus à ce qui s’est passé entre nous. J’ai apporté la discorde là où je voulais apporter la paix. Laissez-moi me retirer à Saint-Cyr ou à l’abbaye de Fontevrault et vous n’aurez plus à faire de pareils sacrifices pour moi.

Le roi devint d’une pâleur mortelle et saisit d’une main tremblante un coin du châle de Mme de Maintenon, comme s’il eût craint de la voir mettre sur-le-champ son dessein à exécution.

— Non, Françoise, s’écria-t-il d’une voix tremblante, non, vous ne parlez pas sérieusement, n’est-ce pas ?

— J’aurai le cœur brisé de vous quitter, Sire, mais je ne puis supporter l’idée que vous vous éloigniez de votre famille et de vos ministres à cause de moi.

— Allons donc ! Ne suis-je pas le roi ? Ne puis-je pas agir comme il me plaît sans me préoccuper d’eux ? Non, Françoise, vous ne me quitterez pas, je veux que vous restiez avec moi, que vous soyez toute ma vie.

— Notre mariage ne peut avoir lieu avant quelque temps, Sire, et d’ici là vous allez être exposé à tous les ennuis. Comment puis-je être heureuse quand je pense que je vais être si longtemps un sujet de tourment pour vous ?

— Et pourquoi attendrions-nous si longtemps, Françoise ?

— Un jour serait encore trop long, Sire, si vous deviez être malheureux par ma faute, et je ne puis me faire à cette pensée. Croyez-moi, il vaut mieux que nous nous séparions.

— Jamais. Je ne veux pas que vous me quittiez. Pourquoi attendre même un jour, Françoise ? Je suis prêt, vous êtes prête. Pourquoi ne nous marierions-nous pas à l’instant même ?

— À l’instant même ! Oh ! Sire !

— Oui. C’est mon désir ; c’est mon ordre. Ce sera ma réponse à ceux qui prétendent me faire revenir sur ma résolution. Ils ne l’apprendront que lorsque ce sera fait, et alors nous verrons lequel d’entre eux osera traiter ma femme autrement qu’avec respect. Marions-nous secrètement, Françoise. Ce soir même j’enverrai chercher l’archevêque de Paris par un fidèle messager et je jure que, dussé-je avoir toute la France contre moi, il ne partira pas avant de nous avoir unis devant Dieu.

— C’est votre volonté, Sire ?

— Oui, et je lis dans vos yeux que c’est aussi la vôtre. Ne perdons pas un moment, Françoise. C’est Dieu qui m’a inspiré cette pensée et ce moyen de réduire leurs langues au silence. Retournez donc à vos appartements, ma très chère amie, et lorsque nous nous retrouverons ce sera pour former un lien que toute cette cour et tout ce royaume ne sauront défaire.

Tout abattement avait disparu de la physionomie du roi. Il arpentait la pièce d’un pas rapide, avec un visage souriant et des yeux brillants. À la fin il toucha un petit timbre d’or à l’appel duquel répondit Bontemps, son valet de chambre particulier.

— Savez-vous où est le capitaine de Catinat, Bontemps ?

— Il était au palais, Sire, mais j’ai appris qu’il retournait à Paris ce soir.

— Seul ?

— Il a un ami avec lui.

— Quel est cet ami ? Un officier des gardes !

— Non, Sire, c’est un étranger de l’autre côté des mers, d’Amérique, si j’ai bien compris.

— Un étranger ! Tant mieux. Va, Bontemps, et amène-les-moi tous deux.

— J’espère qu’ils ne sont pas encore en route, Sire. Je vais voir.

Il sortit en toute hâte et dix minutes après il était de nouveau dans le cabinet du roi.

— Eh bien ? questionna celui-ci, où sont-ils ?

— Ils attendent les ordres de Votre Majesté dans l’antichambre.

— Appelle-les, Bontemps, et que personne n’entre ici, pas même le ministre, avant qu’ils m’aient quitté.

Pour Catinat, une audience du roi était un incident assez fréquent de son service, mais ce fut avec un profond étonnement qu’il apprit de Bontemps que son compagnon était compris dans l’ordre. Il était en train de donner à l’Américain quelques conseils sur ce qu’il devait faire et ne pas faire quand Bontemps reparut et les introduisit en présence du monarque.

— Bonsoir, capitaine Catinat, dit le roi avec un sourire bienveillant. Votre ami est étranger à ce pays, m’a-t-on dit. J’espère, monsieur, que vous avez trouvé ici de quoi vous intéresser et vous amuser.

— Oui, Votre Majesté. J’ai vu votre cité, et elle est merveilleuse. Mon ami m’a montré votre palais, avec ses bois et ses jardins. Quand je retournerai dans mon pays j’aurai beaucoup à raconter sur tout ce que j’ai vu dans votre beau royaume.

— Vous parlez français, et cependant vous n’êtes pas Canadien ?

— Non, Sire. Je suis des provinces anglaises.

Le roi regarda avec intérêt le jeune étranger à l’apparence robuste, aux traits énergiques, à l’attitude franche et aisée, et le souvenir lui revint à l’esprit de ce que Frontenac lui avait dit de ces colonies et des dangers dont elles menaçaient sa province du Canada. Mais il avait en ce moment autre chose en tête que la politique et il se hâta de donner ses ordres à Catinat.

— Vous irez à Paris ce soir pour mon service. Votre ami peut vous accompagner. Ce n’est pas trop de deux pour une mission d’État. Je désire cependant que vous attendiez la chute du jour pour partir.

— Oui, Sire.

— Que personne ne sache votre mission, et assurez-vous que vous n’êtes pas suivis. Vous connaissez la demeure de l’archevêque Harlay, à Paris ?

— Oui, Sire.

— Vous lui ordonnerez d’atteler sur-le-champ, de se faire conduire ici, et d’être à la grille nord à minuit. Que rien ne le retienne. Tempête ou beau temps, il faut qu’il soit ici ce soir ; c’est d’une importance capitale.

— Il aura votre ordre, Sire.

— Très bien. Adieu, capitaine. Adieu, monsieur. J’espère que vous conserverez un bon souvenir de votre séjour en France.

Et avec un salut de la main, accompagné de ce sourire plein de grâce qui lui avait gagné bien des cœurs, le roi congédia les deux amis.