Calmann-Lévy (3p. 1-8).


LXVI

MONSEIGNEUR
(Suite).


En ce moment, un homme poussé par l’huissier entra lourdement dans la salle, et fit avec respect quelques pas sur la dalle polie en s’avançant moitié vers le bourgmestre, moitié vers le prince d’Orange.

— Ah ! ah ! dit le bourgmestre, c’est toi, mon ami ?

— Moi-même, monsieur le bourgmestre, répondit le nouveau venu.

— Monseigneur, dit le bourgmestre, c’est l’homme que nous avons envoyé à la découverte.

À ce mot de monseigneur, lequel ne s’adressait pas au prince d’Orange, l’espion fit un mouvement de surprise et de joie, et s’avança précipitamment pour mieux voir celui que l’on désignait par ce titre.

Le nouveau venu était un de ces marins flamands dont le type est si reconnaissable, étant si accentué : la tête carrée, les yeux bleus, le col court et les épaules larges ; il froissait entre ses grosses mains son bonnet de laine humide, et lorsqu’il fut près des officiers, on vit qu’il laissait sur les dalles une large trace d’eau.

C’est que ses vêtements grossiers étaient littéralement trempés et dégouttants.

— Oh ! oh ! voilà un brave qui est revenu à la nage, dit l’inconnu en regardant le marin avec cette habitude de l’autorité qui impose soudain au soldat et au serviteur, parce qu’elle implique à la fois le commandement et la caresse.

— Oui, Monseigneur, oui, dit le marin avec empressement, et l’Escaut est large et rapide aussi, Monseigneur.

— Parle, Goes, parle, continua l’inconnu, sachant bien le prix de la faveur qu’il faisait à un simple matelot en l’appelant par son nom.

Aussi, à partir de ce moment, l’inconnu parut exister seul pour Goes, et s’adressant à lui, quoique, envoyé par un autre, c’était peut-être à cet autre qu’il eût dû rendre compte de sa mission :

— Monseigneur, dit-il, je suis parti dans ma plus petite barque ; j’ai passé avec le mot d’ordre au milieu du barrage que nous avons fait sur l’Escaut avec nos bâtiments, et j’ai poussé jusqu’à ces damnés Français. Ah ! pardon, Monseigneur.

Goes s’arrêta.

— Va, va, dit l’inconnu en souriant, je ne suis Français qu’à moitié, et, par conséquent, je ne serai qu’à moitié damné.

— Ainsi donc, Monseigneur, puisque Monseigneur veut bien me pardonner…

L’inconnu fit un signe de tête. Goes continua.

— Tandis que je ramais dans la nuit avec mes avirons enveloppés de linge, j’ai entendu une voix qui criait :

« Holà de la barque, que voulez-vous ? »

Je croyais que c’était à moi que l’interpellation était adressée, et j’allais répondre une chose ou l’autre, quand j’entendis crier derrière moi :

« Canot amiral. »

L’inconnu regarda les officiers avec un signe de tête qui signifiait :

— Que vous ai-je dit ?

— Au même instant, continua Goes, et comme je voulais virer de bord, je sentis un choc épouvantable ; ma barque s’enfonça ; l’eau me couvrit la tête ; je roulai dans un abîme sans fond ; mais les tourbillons de l’Escaut me reconnurent pour une vieille connaissance, et je revis le ciel. C’était tout bonnement le canot amiral qui, en conduisant M. de Joyeuse à bord, avait passé sur moi. Maintenant, Dieu seul sait comment je n’ai pas été broyé ou noyé.

— Merci, brave Goes, merci, dit le prince d’Orange, heureux de voir que ses prévisions s’étaient réalisées ; va, et tais-toi.

Et étendant le bras de son côté, il lui mit une bourse dans la main. Cependant le marin semblait attendre quelque chose : c’était le congé de l’inconnu.

Celui-ci lui fit un signe bienveillant de la main, et Goes se retira, visiblement plus satisfait de ce signe qu’il ne l’avait été du cadeau du prince d’Orange.

— Eh bien ! demanda l’inconnu au bourgmestre, que dites-vous de ce rapport ? Doutez-vous encore que les Français vont appareiller, et croyez-vous que c’était pour passer la nuit à bord que M. de Joyeuse se rendait du camp à la galère amirale ?

— Mais, vous devinez donc, Monseigneur ? dirent les bourgeois.

— Pas plus que monseigneur le prince d’Orange, qui est en toutes choses de mon avis, j’en suis sûr. Mais, comme Son Altesse, je suis bien renseigné, et, surtout, je connais ceux qui sont là de l’autre côté.

Et sa main désignait les polders.

— De sorte, continua-t-il, qu’il m’eût bien étonné de ne pas les voir attaquer cette nuit. Donc, tenez-vous prêts, Messieurs ; car, si vous leur en donnez le temps, ils attaqueront sérieusement.

— Ces Messieurs me rendront la justice d’avouer qu’avant votre arrivée, Monseigneur, je leur tenais juste le langage que vous leur tenez maintenant.

— Mais, demanda le bourgmestre, comment Monseigneur croit-il que les Français vont attaquer ?

— Voici les probabilités : l’infanterie est catholique, elle se battra seule. Cela veut dire qu’elle attaquera d’un côté : la cavalerie est calviniste, elle se battra seule aussi. Deux côtés. La marine est à M. de Joyeuse, il arrive de Paris ; la cour sait dans quel but il est parti, il voudra avoir sa part de combat et de gloire. Trois côtés.

— Alors, faisons trois corps, dit le bourgmestre.

— Faites-en un, Messieurs, un seul, avec tout ce que vous avez de meilleurs soldats, et laissez ceux dont vous doutez en rase campagne, à la garde de vos murailles. Puis, avec ce corps, faites une vigoureuse sortie au moment où les Français s’y attendront le moins. Ils croient attaquer : qu’ils soient prévenus et attaqués eux-mêmes ; si vous les attendez à l’assaut, vous êtes perdus ; car à l’assaut le Français n’a pas d’égal, comme vous n’avez pas d’égaux, Messieurs, quand, en rase campagne, vous défendez l’approche de vos villes.

Le front des Flamands rayonna.

— Que disais-je, Messieurs ? fit le Taciturne.

— Ce m’est un grand honneur, dit l’inconnu, d’avoir été, sans le savoir, du même avis que le premier capitaine du siècle.

Tous deux s’inclinèrent courtoisement.

— Donc, poursuivit l’inconnu, c’est chose dite, vous faites une furieuse sortie sur l’infanterie et la cavalerie. J’espère que vos officiers conduiront cette sortie de façon que vous repousserez les assiégeants.

— Mais leurs vaisseaux, leurs vaisseaux, dit le bourgmestre, ils vont forcer notre barrage ; et comme le vent est nord-ouest, ils seront au milieu de la ville dans deux heures.

— Vous avez vous-mêmes six vieux navires et trente barques à Sainte-Marie, c’est-à-dire à une lieue d’ici, n’est-ce pas ? C’est votre barricade maritime, c’est votre chaîne fermant l’Escaut.

— Oui, Monseigneur, c’est cela même. Comment connaissez-vous tous ces détails ?

L’inconnu sourit.

— Je les connais, comme vous voyez, dit-il ; c’est là qu’est le sort de la bataille.

— Alors, dit le bourgmestre, il faut envoyer du renfort à nos braves marins.

— Au contraire, vous pouvez disposer encore de quatre cents hommes qui étaient là ; vingt hommes intelligents, braves et dévoués, suffiront.

Les Anversois ouvrirent de grands yeux.

— Voulez-vous, dit l’inconnu, détruire la flotte française tout entière aux dépens de vos six vieux vaisseaux et de vos trente vieilles barques ?

— Hum ! firent les Anversois en se regardant, ils n’étaient pas déjà si vieux nos vaisseaux, elles n’étaient pas déjà si vieilles, nos barques.

— Eh bien ! estimez-les, dit l’inconnu, et l’on vous en lèvera la valeur.

— Voilà, dit tout bas le Taciturne à l’inconnu, les hommes contre lesquels j’ai chaque jour à lutter. Oh ! s’il n’y avait que les événements, je les eusse déjà surmontés.

— Voyons, Messieurs, reprit l’inconnu en portant la main à son aumônière, qui regorgeait, comme nous l’avons dit, estimez, mais estimez vite ; vous allez être payés en traites sur vous-mêmes, j’espère que vous les trouverez bonnes.

— Monseigneur, dit le bourgmestre, après un instant de délibération avec les quarteniers, les dizainiers et les centeniers, nous sommes des commerçants et non des seigneurs, il faut donc nous pardonner certaines hésitations ; car notre âme, voyez-vous, n’est point en notre corps, mais en nos comptoirs. Cependant, il est certaines circonstances où, pour le bien général, nous savons faire des sacrifices. Disposez donc de nos barrages comme vous l’entendrez.

— Ma foi, Monseigneur, dit le Taciturne, c’est affaire à vous. Il m’eût fallu six mois à moi pour obtenir ce que vous venez d’enlever en dix minutes.

— Je dispose donc de votre barrage, Messieurs ; mais voici de quelle façon j’en dispose : Les Français, la galère amirale en tête, vont essayer de forcer le passage. Je double les chaînes du barrage, en leur laissant assez de longueur pour que la flotte se trouve engagée au milieu de vos barques et de vos vaisseaux. Alors, de vos barques et de vos vaisseaux, les vingt braves que j’y ai laissés jettent des grappins, et, les grappins jetés, ils fuyent dans une barque après avoir mis le feu à votre barrage chargé de matières inflammables.

— Et vous l’entendez, s’écria le Taciturne, la flotte française brûle tout entière.

— Oui, tout entière, dit l’inconnu ; alors, plus de retraite par mer, plus de retraite à travers les polders, car vous lâchez les écluses de Matines, de Derchem, de Lier, de Duffel et d’Anvers. Repoussés d’abord par vous, poursuivis par vos digues rompues, enveloppés de tous les côtés par cette marée inattendue et toujours montante, par cette mer qui n’aura qu’un flux et pas de reflux, les Français seront tous noyés, abîmés, anéantis.

Les officiers poussèrent un cri de joie.

— Il n’y a qu’un inconvénient, dit le prince.

— Lequel, Monseigneur ? demanda l’inconnu.

— C’est qu’il faudrait toute une journée pour expédier les ordres différents aux différentes villes, et que nous n’avons qu’une heure.

— Une heure suffit, répondit celui qu’on appelait Monseigneur.

— Mais qui préviendra la flottille ?

— Elle est prévenue.

— Par qui ?

— Par moi. Si ces Messieurs avaient refusé de me la donner, je la leur achetais.

— Mais Malines, Dier, Duffel ?

— Je suis passé par Malines et par Lier, et j’ai envoyé un agent sûr à Duffel. À onze heures les Français seront battus, à minuit la flotte sera brûlée, à une heure les Français seront en pleine retraite, à deux heures Malines rompra ses digues, Lier ouvrira ses écluses, Duffel lancera ses canaux hors de leur lit : alors toute la plaine deviendra un océan furieux qui noiera maisons, champs, bois, villages, c’est vrai, mais qui, en même temps, je vous le répète, noiera les Français, et cela de telle façon, qu’il n’en rentrera pas un seul en France.

Un silence d’admiration et presque d’effroi accueillit ces paroles ; puis, tout à coup, les Flamands éclatèrent en applaudissements.

Le prince d’Orange fit deux pas vers l’inconnu et lui tendit la main.

— Ainsi donc, Monseigneur, dit-il, tout est prêt de notre côté ?

— Tout, répondit l’inconnu, et, tenez, je crois que du côté des Français tout est prêt aussi.

Et du doigt il montrait un officier qui soulevait la portière.

— Messeigneurs et Messieurs, dit l’officier, nous recevons l’avis que les Français sont en marche et s’avancent vers la ville.

— Aux armes ! cria le bourgmestre.

— Aux armes ! répétèrent les assistants.

— Un instant, Messieurs, interrompit l’inconnu de sa voix mâle et impérieuse ; vous oubliez de me laisser vous faire une dernière recommandation plus importante que toutes les autres.

— Faites ! faites ! s’écrièrent toutes les voix.

— Les Français vont être surpris, donc ce ne sera pas même un combat, pas même une retraite, mais une fuite : pour les poursuivre, il faut être légers. Cuirasses bas, morbleu ! Ce sont vos cuirasses, dans lesquelles vous ne pouvez remuer, qui vous ont fait perdre toutes les batailles que vous avez perdues. Cuirasses bas, Messieurs, cuirasses bas !

Et l’inconnu montra sa large poitrine protégée seulement par un buffle.

— Nous nous retrouverons aux coups, messieurs les capitaines, continua l’inconnu ; en attendant, allez sur la place de l’Hôtel-de-Ville, où vous trouverez tous vos hommes en bataille. Nous vous y rejoignons.

— Merci, Monseigneur, dit le prince à l’inconnu, vous venez de sauver à la fois la Belgique et la Hollande.

— Prince, vous me comblez, répondit celui-ci.

— Est-ce que Votre Altesse consentira à tirer l’épée contre les Français ? demanda le prince.

— Je m’arrangerai de manière à combattre en face des huguenots, répondit l’inconnu en s’inclinant avec un sourire que lui eût envié son sombre compagnon, et que Dieu seul comprit.