Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/167

Nouvelle Revue Française (1p. 226-227).
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Je renouais connaissance ces jours-ci avec le bon Stuart Mill, et, dans ses « Mémoires », je suivais les travaux politiques de ceux qu’on appelait en Angleterre, entre 1830 et 1860, les radicaux philosophes. C’était l’école de Jérémie Bentham, homme prodigieusement sec, qui chiffrait les plaisirs et les peines suivant le principe de l’Utilité. Parmi d’immenses travaux de politique et de législation, il était surtout fier d’avoir inventé la prison la plus utile ; c’était celle où la moindre peine du coupable produisait le plus grand plaisir des honnêtes gens, par la moindre peine des gardiens. Il définissait le crime : « plaisir d’un seul, peine de beaucoup », et le châtiment : « peine d’un seul, plaisir de beaucoup ». Ces définitions font apparaître ce genre d’hommes, dont les travers et les vertus correspondent assez bien à ce que nos Académiciens veulent appeler l’Esprit Primaire. Stuart Mill, et surtout son père, ont réalisé cet esprit-là. Ce sont les héros de la médiocrité intellectuelle.

Stuart Mill lisait tout et comprenait tout. Il fut touché souvent par les idées mystiques ; il y voyait de la profondeur et de la beauté ; quelquefois même, et sans fausse modestie, tout ingénument, il constatait que lui-même n’était pas capable d’en produire de pareilles. Ou bien il mesurait de l’œil la formidable idée historique d’après laquelle les opinions prises comme vraies à une certaine époque représentent seulement le régime des nations les plus fortes pour un certain état du commerce, de l’industrie et des armements ; ce qui ferait dire que la démocratie intégrale, par exemple, n’est pas plus vraie en soi que la monarchie, mais vraie à un moment, par la force de la Nation qui la réalise. De telles idées ont une grandeur dans l’expression, et, chose remarquable, permettent à n’importe quel ambitieux de s’adapter à n’importe quel régime.

Mais il est beau de voir comment le noble Stuart Mill repousse de son esprit ces opinions bien payées, et si favorables aux passions et à l’injustice. Il s’en tient à l’Utilité ; il s’applique de tout son cœur à n’avoir pas de cœur. Il est sec, il est pédant, il est précis. Voici les résultats : il consent à se présenter aux Communes ; mais il refuse de dépenser un sou pour son élection, car il est contraire au principe de l’Utilité qu’on achète des suffrages, même indirectement. Le même homme renonçait à ses droits d’auteur pour réaliser des éditions populaires à bon marché, toujours par le même principe. Comme un adversaire lui faisait grief de certaines phrases imprimées auparavant qui n’étaient point flatteuses pour le peuple, il les avoua hautement. Il fut élu, sans avoir fait la moindre concession, promettant seulement d’être lui-même, et de songer uniquement à l’intérêt général. (Toujours l’utilité). Il agit pour le suffrage des femmes (en 1866 !), pour les Irlandais misérables, pour les nègres, toujours pour les faibles et pour les Ignorants. Pensées volontairement rétrécies, et vie admirable. Que de penseurs à prétentions, et qui nous font voir justement le contraire. Sublimes dans l’expression, et flatteurs de toutes les puissances dans le fait.