Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/140

Nouvelle Revue Française (1p. 191-192).
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CXL

Un Silloniste, c’est un jeune homme qui a une large cravate noire, dite La Vallière, et qui vend des journaux pour la cause ; c’est une espèce politique que les politiques n’ont pas prévue. Et c’est une assez noble espèce.

Pour les mœurs, ce sont des obstinés. Ils sont chastes autant qu’ils peuvent. Mariez-les, ils feront des enfants sans compter ; car ils méprisent le plaisir qui n’est que plaisir. Au reste ils se font du muscle, et poussent volontiers le ballon ; mais leur corps est comme un cheval ; ils s’en servent, mais sans lâcher les rênes. En somme ils essaient de vivre selon la vertu. Ne vous moquez pas d’eux, vous perdriez votre temps ; ils se soucient de l’opinion juste autant qu’un capitaine de l’Armée du Salut.

Ils sont admirables dans la discussion. Ils sont ouverts aux preuves, et avides de comprendre. Ils répondent tout franchement, sans fausse politesse, sans colère aussi. Ils ne s’irritent que contre les tyrans dogmatiques. Ils ne se battent que pour la liberté de penser.

En politique ils sont radicaux. Ils veulent l’égalité et la probité ; l’égalité dans les lois ; la probité dans l’application des lois. Là-dessus ce sont de vraies mules pour l’entêtement ; jamais vous ne leur ferez comprendre l’opportunité d’un mensonge de tribune, ni que l’ordre vaille la moindre chose, s’il est payé d’une injustice.

« Mais, me disait quelqu’un, ils croient en Dieu. Comment expliquez-vous cela ? Vous m’accorderez bien qu’il n’y a point de preuve de Dieu à la rigueur. Est-ce intelligent, est-ce honnête, est-ce juste d’affirmer sans preuve ? »

Bah, répondis-je, tout s’arrange ; et ils se défendent très bien là-dessus. Ils ne donnent point comme prouvé ce qui n’est pas prouvé. Ils disent seulement qu’on ne peut vivre une vie d’homme si l’on ne croit au delà de ce qu’on sait. Ils me prouveront sans peine que si je préfère la Justice à l’Injustice, ce n’est pas par peur du gendarme. « C’est donc, diront-ils, que vous croyez, sans pouvoir le prouver absolument, que la Justice est plus vraie que l’Injustice, autrement dit, plus réelle que l’Injustice. Et tous les triomphes de l’injustice ne vous feront jamais dire le contraire. Eh bien, cette Justice réelle, je l’appelle Dieu ; ne chicanez pas sur un mot. »

Ils n’ont qu’une faiblesse. Ils entendent rester catholiques, et cesser d’être Sillonistes si le pape l’ordonnait. Cela ne va pas bien avec le reste. Mais voyons-les bien tels qu’ils sont. Ce n’est ni par paresse qu’ils s’inclinent, ni par faiblesse d’esprit, ni par peur. C’est afin de rester à tout prix dans une société humaine, la seule, à ce qu’ils croient, qui ait la perfection idéale pour loi suprême. Ils veulent y rester afin de ne pas la laisser aux mains des ambitieux et des hypocrites. On peut discuter là-dessus. Tels qu’ils sont, ils valent bien autant qu’un petit attaché de cabinet, qui se dit radical.