Les Principes de 89 et le Socialisme/Livre 2/Chapitre 3

Les corporations, maîtrises et jurandes et la liberté du travail
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CHAPITRE III


Les corporations, maîtrises et jurandes et la liberté du travail.



I. Faut-il revenir aux corporations ? — Monopole absolu de certains commerces. — Emiettement des monopoles. — Procès et rivalités. — L’équipement d’un cheval. — Les poulaillers et les rôtisseurs. — Ecrasement des corporations faibles. — Marchands et artisans. — Les six corporations de Paris. — II. Les maîtres. — Les apprentis. — Mauvais traitements. — Limitation du nombre des apprentis. — « Le valet ». — Limitation du nombre. — Obligations des « valets ». — L'accès à la maîtrise. — Le chef-d’œuvre. — Le monopole des maîtres. — III. Inégalités à l’intérieur des corporations. — IV. La royauté et les corporations. — Le trafic des maîtrises. — V. Les règlements de Colbert. — Les formules de fabrication. — Défense d’innover. — VI. L’inspection du travail. — VII. Les heures, les époques et les lieux autorisés. — VIII. Préambule de l’édit de Turgot. — La liberté du travail.


I. — La Révolution a abrogé dans la nuit du 4 août les corporations, maîtrises et jurandes et proclamé la liberté du travail.

La liberté du travail ! encore un mot abstrait ! Qu’est-ce que cela veut dire ? Pour résoudre les questions sociales, établir la paix sociale, le seul moyen n’est-il pas de reconstituer les corporations de l’ancien régime, avec leurs « bons maîtres », leurs « compagnons et leurs apprentis », qui « faisaient partie de la famille ? » Voilà le langage que tiennent les socialistes chrétiens, et les socialistes révolutionnaires ne sont pas loin de s’entendre avec eux.

Il est donc nécessaire de tracer un rapide tableau de cette organisation de l’industrie et du commerce avant la Révolution française.

Le commerce et l’industrie de Paris appartenaient à six corporations : les drapiers, les épiciers, les merciers, les pelletiers, les bonnetiers, les orfèvres. Ils avaient le droit exclusif de recevoir les princes et de porter le dais sur leur tête. Jamais, malgré leur puissance, les bouchers ni les boulangers ne furent admis à le partager. Ce ne fut qu’en 1585, après une longue lutte, que les marchands de vins purent obtenir ce privilège.

Nul ne peut donc s’établir boucher à Paris sans l’agrément de la corporation des bouchers ; et elle ne le donne jamais. Quand la famille d’un boucher de la grande boucherie de Paris s’éteint, son étal fait retour à la communauté. Entre les mains de dix-neuf familles en 1260, elle n’est plus la propriété que de quatre familles en 1529 qui, au commencement du XVIIe siècle, avaient encore la prétention d’être propriétaires de tous les étaux de Paris et d’avoir seules le droit d’en disposer.

Quand le duc Geoffroy accorde « à tous les cordonniers et savetiers de Rouen la ghilde de leur métier », il a bien soin de spécifier : « que nul n’exerce leur métier, si ce n’est avec leur autorisation ».

Mais ce n’est pas seulement tout un grand commerce ou une grande industrie qui devient le monopole d’une corporation. Les métiers et les commerces se spécialisent jusqu’à l’émiettement. De petites corporations se saisissent de telle et telle partie et se hérissent contre leurs voisines en prétendant que les autres veulent empiéter sur leur domaine.

Il fallait, pour le harnachement d’un cheval, le concours de six corporations : les chapuisiers faisaient le fond de la selle ; les bourreliers, les troussequins ; les peintres selliers, les ornements ; les blasonniers, les armoiries ; les lormiers, le mors, les gourmettes et les étriers ; enfin venaient les éperonniers. En 1299, les lormiers firent un procès aux bourreliers qui se permettaient de vendre et de réparer de vieux freins et de vieux éperons ; en 1304, nouveaux procès pour le même motif entre les lormiers et les selliers. Ces procès-là duraient un demi-siècle et recommençaient toujours.

La lutte fut surtout terrible entre les fripiers d’un côté, les chaussiers, les tailleurs, les drapiers de l’autre. Il s’agissait de résoudre cette grave question : A quel moment un vêtement devient-il vieux ? A Paris, les procédures judiciaires entre fripiers et tailleurs, en deux cent quarante-six ans, de 1530 à 1776, sont émaillées de plus de vingt mille arrêts !

Les drapiers, les foulons et les teinturiers soutiennent entre eux des procès aussi interminables.

Il y eut aussi, dans le XIVe siècle, un grand combat entre les rôtisseurs et les poulaillers. Les poulaillers reconnaissaient aux rôtisseurs le droit de rôtir un bœuf, mais leur déniaient le droit de rôtir un poulet. Louis XII accorda cependant à ces derniers le droit de rôtir toutes sortes de viandes, en poil et plumes, habillées, lardées et rôties. Les poulaillers protestèrent devant le parlement contre cet abus de pouvoir du roi : François Ier soutint la décision de son prédécesseur. En 1578, le parlement jugea enfin la cause. Il donna encore raison aux rôtisseurs. Mais les poulaillers, qui ne se décourageaient pas, obtinrent en 1628 un arrêt qui interdisait aux rôtisseurs de faire nopces et festins et de vendre, ailleurs que chez eux, plus de trois plats de viande bouillie et trois plats de fricassé.

Les corporations puissantes écrasaient les plus faibles. Ainsi les drapiers, plus forts que les tisserands à façon et les foulons, contraignaient ceux-ci à accepter en payement de leur travail des marchandises de toute sortes, au lieu de deniers comptants. Deux ordonnances du prêvot de Paris, un arrêt du parlement ne purent supprimer cet abus.

Les marchands, se considérant d’une caste supérieure, ne voulaient avoir rien de commun avec « les artisans ». Les merciers se vantaient d’avoir détaché de leur corps les tapissiers qu’ils considéraient comme devant appartenir à cette dernière catégorie.


II. — Il nous suffira de jeter un coup d’œil sur la situation des apprentis et des compagnons à l’égard du maître pour constater si le retour vers le régime des corporations est — je ne dis pas possible — mais a quelque raison d’être souhaitable.

Les maîtres formaient une caste à part. Ils étaient les véritables possesseurs de la corporation : pour eux, pour leur famille, tout était faveur ; toutes les difficultés qui se dressaient devant l’étranger, étaient aplanies pour leurs fils.

L’apprenti qui n’était point fils de maître, devait, pendant de longues années, non seulement travailler pour le maître, sans salaire, mais payer lui-même. Il devait encore payer vingt sous d’argent chez les boîtiers, quarante sous chez les faiseurs de boucliers de fer. L’année était évaluée en moyenne à vingt sous d’argent. Celui qui ne pouvait payer en argent devait s’acquitter en sacrifiant un nombre d’années égal au nombre de sous d’argent stipulés.

C’étaient les maîtres qui avaient fait les règlements et ils avaient poussé cette exploitation de l’apprenti aussi loin que possible. L’apprentissage durait quatre ans chez les cordiers, six ans chez les batteurs d’archal, sept ans chez les boîtiers, huit ans chez les fabricants de boucliers de fer, neuf ans chez les baudoyeurs, dix ans chez les cristalliers, douze ans chez les patenôtriers.

Et c’était là un minimum. Le règlement permettait d’augmenter la charge, jamais de la diminuer. « Plus argent et plus service peut le maître prendre, si faire se peut. »

Les maîtres ne manquaient point de déclarer que ces conditions étaient indispensables et qu’on ne pouvait bien faire un chapelet qu’au bout de douze ans, en payant quarante sous d’argent par an. En réalité il n’y avait qu’une raison : l’intérêt du maître qui usait de son apprenti comme d’une machine passive.

L’engagement de l’apprenti avait lieu devant témoins et était irrévocable. Livré tout entier à son maître, soumis à tous ses caprices et à toutes ses exigences, l’apprenti n’était pas admis à déposer contre lui devant les prud’hommes. Si, accablé sous les coups, écrasé de misère, il prenait la fuite, nul ne pouvait lui donner asile. Il devait être ramené et livré à son patron. C’était un serf. Comme d’un serf son patron pouvait en tirer parti. Il y en avait qui trafiquaient de leurs apprentis et les revendaient avec bénéfice.

Tous les règlements parlent des devoirs de l’apprenti : aucun, sauf celui de la corporation des drapiers, ne parle des obligations du maître.

Même à ces conditions, c’était une faveur que d’obtenir le droit d’être apprenti. Leur nombre est limité : les crépiniers ne peuvent en prendre qu’un ; les tanneurs et les maîtres teinturiers, deux. Dans certaines professions le maître ne pouvait prendre d’apprentis pendant les trois premières années de son établissement.

Le fils de maître était, lui, ouvrier de naissance.

L’apprentissage terminé, l’ouvrier s’appelait « valet ». Cette expression montre bien sa position.

Le nombre des valets que peut employer un maître est limité comme le nombre des apprentis. Le maître fourbisseur ne peut en avoir plus d’un. Si le travail presse, qu’un client ne s’avise pas, ne pouvant faire exécuter sa commande par un maître, de s’adresser à un valet : le valet doit refuser, dût-il mourir de faim, car il empiéterait sur le privilège du maître.

Chez son patron, il est soumis aux mêmes obligations que du temps de son apprentissage. Il doit se rendre chez lui à la pointe du jour, n’en quitter qu’au soleil couchant. S’il est engagé pour un mois ou pour un an, son patron aura beau être brutal et acariâtre, il ne peut le quitter, il est rivé ; l’engagement est irrésiliable.

Dans certaines corporations, il ne devait jamais avoir l’ambition de dépasser cette situation ; eût-il épousé la propre fille de son maître, ce titre par alliance ne lui donnait pas accès dans la corporation. Même celles qui paraissaient plus ouvertes, étaient fermées, en fait, surtout à partir du XIVe siècle.

Tout d’abord, le candidat à la maîtrise devait faire un chef-d’œuvre, pièce inutile, mais coûteuse de temps, d’argent, et présentant toutes les difficultés imaginables. Il était enfermé dans une maison spéciale, soumis à une étroite surveillance, livré à ses propres ressources. À chaque phase de son travail, les jurés venaient examiner sa manière de procéder.

La confection du chef-d’œuvre demandait souvent plusieurs mois, quelquefois huit mois. Après l’avoir terminé à la satisfaction des plus difficiles, le candidat devait payer une somme plus ou moins forte, quelquefois s’élevant à plusieurs centaines de livres, pour le brevet de maître, une autre somme pour la confrérie, puis venaient des dons gratuits, mais obligatoires, aux maîtres sous divers prétextes, et enfin des dîners et des banquets dont le minimum, fixé par les statuts, devait toujours être dépassé, l’estomac des jurés étant aussi profond que leur conscience ; et les maîtres gavés, gorgés, pouvaient encore arrêter à la porte de la corporation, par un simple veto, leur valet de la veille qu’ils ne tenaient point à voir leur égal.

Le compagnonnage fut la corporation des « valets », créée pour résister aux maîtres. On comprend l’importance que le secret avait pour ses membres. De là ses traditions, ses épreuves, ses pratiques, et son esprit de farouche exclusivisme.

Le fils du maître ne rencontrait point ces difficultés. Pour lui, la production du chef-d’œuvre n’était qu’une formalité, toujours facile, point onéreuse, ni comme temps, ni comme argent.


III. — L’esprit d’inégalité subsistait même dans la corporation. Tous les maîtres n’étaient point élevés à la même dignité. À Paris, les maîtres boulangers se divisaient en deux catégories : ceux qui tenaient du roi leur maîtrise, ceux qui l’obtenaient des seigneurs dont les terres étaient enclavées dans l’enceinte ; puis au-dessous, se trouvaient les fourriers ou conducteurs de fours banaux et les boulangers forains. Dans plusieurs corporations, les maîtres se divisaient en anciens, modernes et jeunes ; chaque grade n’était accessible qu’après un stage et l’acquittement de certains droits. Les maîtres des rubaniers de Paris se partageaient en dix catégories.

Chaque corporation était gouvernée par un Conseil appelé jurande, réunion de jurés choisis parmi les maîtres. C’étaient eux qui admettaient le chef-d’œuvre, défendaient la corporation, maintenaient les droits, les défendaient au dehors, les soutenaient au dedans, veillaient à l’observation des règlements, surveillaient ses membres. Et comme le plus souvent, quand le roi ne les nommait pas lui-même, ils se nommaient eux-mêmes, ils absorbaient toute la corporation et ruinaient leurs concurrents.


IV. — Louis IX avait fait dresser par Étienne Boileau le livre des corporations pour étendre sur elles le pouvoir royal. Louis XI, par son ordonnance de 1467, créa des lettres de maîtrise en vertu desquelles le roi pouvait faire des maîtres pris en dehors de la corporation. Ses successeurs, pour donner des munificences qui ne leur coûtassent rien, gratifiaient un prince ou une princesse de la faculté de créer des maîtrises et de les vendre à leur profit : et par son édit de 1559, François II dispense les acquéreurs de l’obligation du chef-d’œuvre. En 1581, Henri III organise en corps de métiers tous les artisans du royaume, prélève un impôt sur le travail, et crée des maîtrises au profit de sa sœur. Dans son préambule il annonce qu’il a pour but de soustraire le compagnon à la tyrannie des maîtres, en lui permettant d’obtenir plus facilement le degré de maîtrise. Au lieu d’être un privilège de la corporation, il devint un privilège royal. Cet édit arrache le compagnon au despotisme du maître, mais pour le soumettre à la domination royale. Henri IV, par un édit de 1608, sous prétexte de remédier aux abus qui étaient résultés de ce régime, révoqua toutes les créations de maîtrises antérieures à son avènement, fit fermer les boutiques et ouvroirs de tous ceux qui en étaient pourvus. C’était une excellente spéculation. Les anciennes maîtrises étant détruites, il fallait en créer de nouvelles : cette exploitation fiscale dépossédait des gens qui avaient acheté des maîtrises sur la foi du privilège royal ; mais dans ce bon temps, on n’y regardait pas de si près : le travail étant un droit régalien, que le roi pouvait vendre à son gré, il était bien juste qu’il en tirât le meilleur parti possible.

Le roi, pour faire à l’aise le commerce des maîtrises, les constitua en sorte de fiefs qu’il livra aux officiers royaux. Ceux-ci les eurent à leur disposition, les soumirent à leur juridiction et en tripotèrent tout à l’aise.

Le grand chambrier eut juridiction dans tout le royaume sur les drapiers, les merciers, les pelletiers, les tailleurs, les fripiers, les tapissiers et sur tous les autres marchands de meubles et d’habits ; le valet de chambre barbier, sur tous les barbiers de France ; le grand pannetier, sur tous les boulangers ; le bouteiller, sur les marchands de vin ; le premier maréchal de l’écurie du roi, sur les maréchaux et autres gens de forge sur fer.


V. — Les corporations avaient des règlements ayant pour but d’uniformiser leur fabrication. L’esprit de concurrence en empêchait la stricte observation. Colbert résolut de les uniformiser pour toute la France, et de leur donner la sanction royale. Il fit faire une enquête dans laquelle on ne tint pas compte des protestations des artisans « intéressés à vivre dans le désordre et le relâchement » ; en quelques années, il édicta cent cinquante règlements et, en 1669, quatre grandes ordonnances qui serrèrent l’industrie dans un réseau d’où elle ne pouvait s’échapper. Toute initiative personnelle était sévèrement réprimée. Il donna certains procédés qui devaient être employés à l’exclusion de tous autres : toute innovation constituait une contravention. L’ordonnance du mois d’août 1669 prescrit les longueur et largeur que doivent avoir les draps, serges rases, façons de Metz, de Châlons, de Reims, les camelots, bouracans, étamines, fracs, droguets, tiretaines. Elle accorde, pour son exécution, un délai de quatre mois, après lequel tous les anciens métiers seront brisés. Le nombre des fils à la chaîne, la longueur du peigne, la qualité de la laine sont déterminés.

Tous les draps devaient être visités ou marqués au retour du foulon, et confisqués, s’ils n’étaient pas conformes aux règlements.

Le 18 mars 1671, Colbert publie une instruction en trois cent dix-sept articles pour composer les couleurs. Les règlements concernant le tissage entrent dans les plus minutieux détails. Les laines doivent être visitées avant d’être mises en vente. Elles ne doivent pas être tenues dans un lieu humide, ni être mouillées, ni être mêlées de qualités différentes, sous peine de cent livres d’amende.

L’ordonnance du 16 octobre 1717 prescrit un poids de quatre onces pour les bas d’hommes, ni plus ni moins. Toutefois, elle permet de fabriquer des bas de moindre poids pour l’étranger. Elle accorde, en outre, à la ville de Lyon la permission de fabriquer des bas avec de la soie teinte ; mais elle maintient la prohibition pour les autres villes de fabrique. Un arrêt du 21 novembre 1720 autorise la fabrication de bas à deux fils pour l’Italie et autres pays du Midi. Une nouvelle ordonnance du 6 mai 1769 augmente le poids des bas : les bas de filoselle pour hommes pèseront cinq onces, pour femmes trois onces.

En 1676 paraît un règlement pour les fabriques de toile de Normandie, prescrivant la qualité du lin ou du chanvre, le nombre des fils pour les toiles blancardes et fleuret, la longueur et la largeur qu’elles doivent avoir, défendant de les blanchir et de les acheter sans qu’elles soient marquées. L’ordonnance de 1711 impose l’obligation de porter à cette fin, à la halle de Rouen, toutes les toiles de métier.

Cependant, jusqu’au 23 octobre 1699, la chapellerie avait échappé à ces règlements ; alors, s’ils lui permettent l’emploi de la pure laine, du castor et de quelques autres poils ; ils prohibent formellement celui du poil de lièvre.

Des chapeliers s’étant avisés, pour rendre les chapeaux plus solides, de mêler le poil de vigogne au poil de castor, la corporation elle-même demanda un édit qui interdît cette innovation. Elle l’obtint, mais par cela même supprima notre exportation en Angleterre et en Allemagne.

À tout instant, nos fabricants s’apercevaient qu’ils ne pouvaient produire ce que leur demandait l’étranger. Alors, ils sollicitaient le gouvernement de vouloir bien apporter quelques modifications à ses règlements. Ainsi, en 1669, prescription d’une largeur spéciale pour les draps du Levant ; arrêt du conseil du 22 octobre 1697 la modifiant ; autre arrêt du 20 novembre 1708 apportant de nouvelles modifications.

Une ordonnance de 1669 fixe à une aune la largeur des serges et ratines du Dauphiné. Les étrangers refusent de les prendre. Ce ne fut qu’en 1698 qu’on permit aux fabricants de revenir à l’ancienne largeur. Pendant vingt-neuf ans, cette industrie avait donc été condamnée à perdre ses débouchés au dehors.

Le 20 novembre 1743, un arrêt règle les largeurs des draps de Sedan ; le 12 janvier 1744, un autre prescrit de nouvelles largeurs.

Aujourd’hui le fabricant tissait une étoffe que le lendemain un règlement lui défendait de vendre.

Au XVIIe siècle, des fabricants de Nantes et de Rennes voulurent établir des manufactures d’étoffes de laine, fil et coton ; ils avaient fait de nombreuses préparations qui leur garantissaient une bonne et solide couleur ; mais à peine leur établissement était-il fondé, que la compagnie des sergiers leur contesta le droit de fabriquer l’étoffe et la corporation des teinturiers le droit de la teindre. L’arrêt, rendu en 1660, leur donnait raison, vu que ce genre de fabrication n’était pas compris dans les règlements antérieurs ; mais ils avaient épuisé leurs ressources et durent abandonner leur entreprise.

Les chefs des toiliers, des merciers, des fabricants de soie, de Tours et de Rouen, parvinrent à arrêter complètement l’industrie de toiles peintes en criant bien haut qu’elle ruinerait le royaume et réduirait à la mendicité la population ouvrière ; que tout était perdu si l’administration ne s’opposait à l’établissement de la nouvelle industrie.

Quand Argant eut inventé les lampes à double courant, ferblantiers, serruriers, taillandiers, maréchaux grossiers, poussèrent d’immenses clameurs et soutinrent que les statuts avaient réservé aux membres de leurs corporations le droit exclusif de fabriquer des lampes.

Revillon ne put fabriquer en paix des papiers peints qu’après avoir obtenu le titre de manufacture royale qui lui conféra un monopole.

Lenoir ayant besoin d’un petit fourneau pour préparer des métaux, s’étant avisé d’en construire un, les syndics de la corporation des fondeurs vinrent eux-mêmes le démolir. Nouvelle tentative ; nouvelle exécution. Il ne fut tranquille que grâce à une autorisation du roi qui lui fut accordée, non sans peine, par exception extraordinaire.


VI. — Pour maintenir cette réglementation, sans cesse la maréchaussée, les inspecteurs tombaient dans les ateliers, bouleversant tout, s’appropriant les procédés secrets, les dévoilant, suspendant le travail, ruinant souvent le crédit par une fausse ou mauvaise interprétation de l’état des affaires ; « coupant, dit Roland, qui était un de ces inspecteurs, souvent quatre-vingts, quatre-vingt-dix, cent pièces d’étoffe, dans une seule matinée, en confisquant un nombre énorme, frappant en même temps le fabricant de lourdes amendes, brûlant les objets de contravention en place publique, les jours de marché, les attachant au carcan avec le nom du fabricant, et menaçant de l’y attacher lui-même en cas de récidive. Et pourquoi toutes ces sévérités, toutes ces inquisitions ? Uniquement pour une matière inégale, ou pour un tissage irrégulier ou pour le défaut de quelque fil en chaîne, ou pour celui de l’application d’un nom, quoique cela provînt d’inattention, ou pour une couleur de faux teint quoique donnée pour telle.

« J’ai vu faire, continue Roland, des descentes chez des fabricants avec une bande de satellites, bouleverser leurs ateliers, répandre l’effroi dans leur famille, couper des chaînes sur le métier, les enlever, les saisir, assigner, ajourner, faire subir des interrogatoires, confisquer, amendes, les sentences affichées, et tout ce qui s’ensuit : tourments, disgrâces, la honte, frais, discrédit. Et pourquoi ? Pour avoir fait des pannes en laine qu’on faisait en Angleterre, et que les Anglais vendaient partout, même en France ; et cela, parce que les règlements de France ne faisaient mention que de pannes en poil. »

Cela se passait à la fin du XVIIIe siècle. Un arrêt de 1784 prescrit que la longueur des mouchoirs fabriqués dans le royaume sera égale à la largeur.


VII. — L’homme est aussi réglementé que la chose. La religion s’en mêle. Nul ne peut être apprenti, s’il n’est catholique et né de légitime mariage. Il y a aussi des limites d’âge. Nul homme marié ne peut plus apprendre un métier. Il y a des limites de pays. Pour la fabrication de Lyon, l’apprenti devait être né à Lyon, dans le Forez, le Beaujolais, le Bourbonnais, la Bresse, le Bugey, l’Auvergne ou le Vivarais, non ailleurs.

L’époque du travail est déterminée. Défense à certaines fabriques de travailler en telle saison. Par ordonnance du 28 juin 1723, toutes manufactures de toiles à canevas et rayées, siamoises, fichus, steinkerques, à l’exception de celles de la ville de Rouen, cesseront chaque année toute fabrication, depuis le 1er juillet jusqu’au 15 septembre. L’ordonnance du 20 février 1717 défend de blanchir les toiles et linons avant le 15 mars et après le 10 octobre, sous peine d’une amende de 500 livres, portée par l’arrêt du 24 août de la même année à 1.500 livres.

Les statuts ne pouvaient laisser l’homme libre de travailler ou de se reposer à son heure et à ses jours. De l’interdiction du travail de nuit n’étaient exceptés que les menuisiers qui fabriquaient des cercueils.

Les jours de fêtes et les dimanches, toute occupation était prohibée, sauf pour les pâtissiers.


VIII. — Dans le préambule de son édit de 1776, Turgot décrit ainsi les effets de cette organisation :

« Dans presque toutes les villes, l’exercice des différents arts et métiers est concentré dans les mains d’un petit nombre de maîtres, réunis en communauté, qui peuvent, seuls à l’exclusion de tous les autres citoyens, fabriquer ou vendre les objets du commerce particulier dont ils ont le privilège exclusif : en sorte que ceux de nos sujets qui, par goût ou par nécessité, se destinent à l’exercice des arts et métiers, ne peuvent y parvenir qu’en acquérant la maîtrise, à laquelle ils ne sont reçus qu’après des épreuves aussi longues et aussi nuisibles que superflues, et après avoir satisfait à des droits et à des exactions multipliés, par lesquels une partie des fonds dont ils auraient eu besoin pour monter leur commerce ou leur atelier, ou même pour subsister, se trouve consommée en pure perte.

« Ceux dont la fortune ne peut suffire à ces pertes sont réduits à n’avoir qu’une existence précaire sous l’empire des maîtres, à languir dans l’indigence ou à porter hors de leur pays une industrie qu’ils auraient pu rendre utile à l’État.

« Toutes les classes de citoyens sont privées du droit de choisir les ouvriers qu’ils voudraient employer et des avantages que leur donnerait la concurrence par le bas prix et la perfection du travail. On ne peut souvent exécuter l’ouvrage le plus simple sans recourir à plusieurs ouvriers de communautés différentes, sans essuyer les lenteurs, les infidélités, les exactions que nécessitent les prétentions de ces différentes communautés et les caprices de leur régime arbitraire et intéressé. »

Turgot proclamait la liberté du travail dans ces termes :

« Dieu, en donnant à l’homme le besoin, en lui rendant nécessaire la ressource du travail, a fait du droit de travailler la propriété de tous, et la première, la plus sacrée, la plus imprescriptible de toutes. »

Cette audace emporta Turgot qui dut abandonner le ministère, la même année ; et cependant plus d’un siècle et demi auparavant, le tiers état, dans les cahiers qu’il présenta aux États généraux de 1614, avait demandé que « toutes maîtrises de métiers érigées depuis les États tenus dans la ville de Blois, en 1576, fussent éteintes, sans que, par ci-après, elles pussent être remises, ni aucunes autres nouvelles établies : et fut l’exercice des dits métiers laissé libre aux pauvres sujets, sans visitation de leurs ouvrages et marchandises par experts et prud’hommes. »

Ce système de corporations, de maîtrises et de jurandes faisait si bien partie de l’échafaudage de féodalité et d’inégalité de l’ancien régime que ce fut dans la nuit du 4 août qu’il disparut. « C’est pour toujours, dit un adversaire de la Révolution, M. de Sybel, que l’Assemblée française a conquis dans la nuit du 4 août la liberté du travail et l’égalité des droits. » Cette proclamation de la liberté du travail n’était-elle donc pas la conséquence d’expériences séculaires et quotidiennes ? Que si on veut parler de méthode historique, n’en a-t-elle pas été le résultat le plus net ? et n’avons-nous pas le droit, à notre tour, de nous retourner vers ceux qui l’invoquent si haut au profit de toutes les aberrations et de toutes les iniquités, passées, présentes ou futures, pour leur opposer des principes que l’humanité n’a acquis que par tant de souffrances et de misères[1] ?


  1. Voir le Livre des Métiers d’Étienne Boileau publié par Depping. – Histoire des Classes ouvrières en France, par Levasseur.