Mercure de France (p. 67-71).

Francis Vielé-Griffin


On peut dire de Francis Vielé-Griffin qu’il est, avec Jules Laforgue, le grand poète du vers libre, chacun d’eux en représentant les deux conceptions antithétiques ; mais alors que Laforgue était arrivé à se formuler avec cette rapidité, qui est le cas des génies condamnés à une fin précoce, c’est par un persévérant et long effort, par un progrès de chaque œuvre sur la précédente que le génie de Vielé-Griffin est arrivé à son incontestable et incontestée maîtrise.

Il avait d’abord publié, sous le titre de Cueille d’avril, en 1886, et sous celui de Cygnes, en 1887, deux volumes de vers parfaitement réguliers. Dans le poème dramatique d’Ancaeus, publié en 1888, écrit lui-même en vers réguliers, les chœurs sont des vers libres, mais dans le sens classique de l’expression, c’est-à-dire des alexandrins, des vers de dix, des vers de huit syllabes, tous (à part l’exception que nous avons relevée plus haut) rigoureusement traditionnels ; il n’en est pas moins vrai qu’avec ces vers libres classiques Vielé-Griffin préludait au vers libre moderne, et la tendance s’en manifestait dès ce moment par les quelques vers, que nous avons cités.

Je n’ai pas de renseignements sur les essais et les tâtonnements inévitables par lesquels il dut passer avant d’arriver au poème entièrement réalisé qu’il donna en août 1888 dans la Revue Indépendante. Chez Vielé-Griffin, plus peut-être que chez tout autre, le vers libre a été le produit d’une lente évolution ; mais, pendant que les autres publiaient leurs essais, il cherchait silencieusement et dans le recueillement. Je le vois encore, en 1887, quand il venait (pas très souvent) à ce Café d’Orient où se réunissaient les jeunes collaborateurs de la Revue Indépendante, un peu lointain au milieu de nos exubérances et nous faisant un peu l’effet de représenter, parmi nos préoccupations d’émancipation, la tradition conservatrice ; et comme on nous eût étonnés, à nous dire que c’était lui qui devait donner au vers libre sa perfection et sa gloire !

C’est, en effet, dans la tradition, mais dans la tradition bien comprise, que Vielé-Griffin a trouvé le vers libre. Pour lui, le vers libre est essentiellement un moment de l’évolution de la langue poétique française ; il se plaît à préciser : de l’évolution esthético-phonétique de la langue française.

Il commença, comme il me le disait lui-même, par chercher expérimentalement des règles de l’euphonie de la langue et put voir confirmer ses réussites par les expériences phonétiques contemporaines, ainsi que par les études de la rythmique comparée. Je ne crois pas qu’il ait cherché dans la voie du poème en prose, mais plus tôt dans l’évolution du vers en lui-même, qu’il étudia à la fois en poète et en esthéticien.

Vielé-Griffin est l’admirable exemple de ce que doit obtenir le génie naturel secondé par le travail méthodique et vérifié par la recherche expérimentale. Comme je lui demandais, tout récemment, comment avait commencé pour lui l’évolution, il me répondit par les lignes suivantes dont chacun appréciera le haut intérêt :

Au collège Stanislas, où j’ai passé une dizaine d’années, je pratiquais, à des fins glorieuses, le vers latin ; excellent latiniste sur la fin de mes études, je confiais à des « proses » accentuées et rimées mes émotions plus personnelles d’adolescent : j’ai composé, de la sorte, un grand nombre d’élégies amoureuses, en strophes inégales de vers inégaux, comparables, métriquement, à telles parties de l’Office du Saint-Sépulcre composé pour l’abbaye de Beaulieu, près Loches.

Je n’ai osé chercher en français l’équivalent de cette scantion latine « populaire » qu’en secret et pour moi-même, tant que le prestige de Hugo domina l’art poétique français. Je dois donc, en réponse à votre question, me reconnaître tributaire de la métrique accentuée des hymnes du rituel romain, et c’est pour cela peut-être que je garde le goût des homophonies. En un mot, j’ai usé, dès mes premières effusions lyriques, du vers libre latin, et suis élève du poète anonyme de l’Office du Saint-Sépulcre.

Dans ces lignes, Vielé-Griffin précise ce qui a été notre cas à tous ; ensemble, bien que par des voies différentes, nous arrivions au vers libre, et, arrivés au vers libre, nous hésitions… Vielé-Griffin continuait à écrire et à publier des vers réguliers ; Gustave Kahn ne donnait d’abord dans la Vogue que des pièces entièrement en vers réguliers ; Laforgue, après avoir écrit des vers libres, publiait le Concile Féerique ; Moréas, pour des raisons très différentes, se demandait s’il devait risquer l’aventure ; Albert Mockel nous a raconté ses incertitudes ; moi-même, après une première tentative, je marquais un temps d’arrêt…

Aujourd’hui que le vers libre a conquis sa grande place au soleil, les jeunes gens s’étonneront de ces timidités !

Le prestige de Hugo, disait tout à l’heure Vielé-Griffin ; et le prestige d’une tradition de plusieurs siècles ! et puis, Banville n’avait-il pas écrit que la beauté du vers consiste dans la difficulté vaincue ? À écrire des vers irréguliers on se faisait juger incapable d’en écrire des réguliers, car ce n’est que plus tard qu’on se rendit compte, tout au contraire, que s’il y a des recettes pour composer de « beaux vers » parnassiens, il n’y en a pas pour de beaux vers libres. Nous le disions plus haut, la haute valeur du geste de Gustave Kahn est d’avoir, avec la Vogue et les Palais Nomades, osé le premier arborer le drapeau de la révolte et affronter le haro. L’honneur en est infiniment plus grand qu’à une « invention » historiquement discutable et sociologiquement impossible.

Parmi les jeunes gens qui, au cours des années 1886-1888, instaurèrent le vers libre dans la poésie française, quelques-uns ont tenu un rôle important, quelques-uns un rôle plus effacé ; et encore n’avons-nous pu parler que de ceux qui publièrent leurs essais ; à côté d’eux et avec eux il aurait fallu en citer d’autres, tels, par exemple, le musicien Xavier Perreau qui, après de longues recherches prosodiques, esquissa alors un drame en vers libres destiné à la musique ; Jean Thorel, qui finalement s’en tint au poème en prose ; Saint-Pol-Roux, qui, dans ses proses comme dans ses vers, est demeuré aux confins du vers libre. Mais il est juste de dire que tous (ou du moins la plupart) mirent à ces recherches tout leur cœur et tout leur esprit, et que cette réforme de l’instrument poétique (nécessairement conjointe à la réforme de la pensée poétique), pour avoir été inaugurée par Rimbaud, n’en fut pas moins leur œuvre commune, en même temps et parce qu’elle était le produit nécessaire de l’évolution de la poésie française.