Librairie académique Perrin (p. 130-137).

XX

LA GRANDE NUÉE DE TÉMOINS

« Je me lèverai, j’irai vers mon Père », soupirait l’enfant prodigue au sein de l’exil et de l’abjection… Nous aussi, du fond de l’abîme où la douleur nous plonge, levons-nous, allons vers Celui que Jésus nous commande d’appeler notre Père, en croyant comme Abraham qu’il est puissant, même pour ressusciter les morts.

« Aussi Abraham recouvra-t-il son fils par une sorte de résurrection », ajoute l’apôtre, et lorsqu’à la fin de son admirable épopée, il évoque la foule innombrable et glorieuse de tous les croyants : les guerriers, les prophètes, les rois, les saints et les saintes, il applique la même expression à des mères privilégiés qui obtinrent un miracle plus positif : « Des femmes recouvrèrent leurs morts par la résurrection. » Mais tout de auite, arrivant aux martyrs, il monte encore plus haut : « D’autres furent livrés aux tourments et n’acceptèrent point de délivrance afin d’obtenir une meilleure résurrection. » (Héb. xi, 34.)

S’il y eût des mères qui, par la foi, vainquirent la maladie et la mort, arrachèrent en quelque sorte à Dieu, à force de supplications, de confiance à toute épreuve, la vie terrestre de leurs enfants, d’autres plus croyantes, plus confiantes encore, sacrifièrent cette existence passagère à l’avenir éternel, exhortant leurs fils et leurs filles à mourir plutôt que de renier leur foi, à subir sans défaillance les affres du martyre.

Telle la mère à laquelle le livre des Machabées prête ces paroles magnifiques : « Je t’en conjure, mon enfant…, ne crains pas ce bourreau, mais sois digne de tes frères et accepte la mort afin que je te retrouve avec tes frères, au temps de la miséricorde. » (II, Mac., vii, 28 et 29.) Telle sainte Félicité qui, d’après la légende, vit, comme elle, martyriser devant elle ses sept fils et leur disait : « Mes fils, levez les yeux au ciel et voyez le Christ qui vous y attend. Et puis, combattez courageusement pour le Christ, et montrez-vous fidèles dans son amour ! »

L’auteur de l’épître aux Hébreux évoque tous les martyrs qui furent dénués de tout, exilés, errants, persécutés, enchaînés, torturés — eux dont le monde n’était pas digne — et voici sa conclusion au début du chapitre suivant : « Nous donc aussi, puisque nous sommes environnés d’une si grande nuée de témoins, rejetons tout fardeau et le péché qui nous enveloppe si facilement et courons avec persévérance dans la carrière qui nous est ouverte, les yeux fixés sur Jésus. » (Héb., xii, 1.)

Comme elle s’est accrue depuis les premiers siècles de l’Église, la grande nuée de témoins qui nous entoure, et quel puissant réconfort de la sentir auprès de nous de toutes parts ! Nous savons ce que c’est qu’être enfermés dans un nuage, un brouillard dont les innombrables gouttelettes ténues, insinuantes, irrésistibles, nous pénètrent, nous forcent à les respirer, à les boire, fondent sur notre visage, glissent dans nos cheveux… Le monde invisible de nos ancêtres, de nos frères, de nos bien-aimés, nous environne de même, comme une brume lumineuse dont chaque atome serait un regard, une pensée, une prière, effluves que le Ciel nous envoie sans cesse pour nous attirer à lui. Quand, à notre foyer, notre cœur réclame en vain ceux qui s’y asseyaient à côté de nous, que la solitude nous accable, pensons à cette nuée de témoins qui nous entoure ; cherchons parmi eux les visages chéris que nous ne voyons plus, mais qui nous regardent…

Nous les trouverons si, par la prière, nous levons les yeux vers notre Rédempteur comme l’apôtre nous y exhorte, car alors, comme il nous le dit dans le même chapitre, nous nous serons approchés non seulement de Jésus, le Médiateur, mais : « de la cité du Dieu vivant, de la Jérusalem céleste, des myriades qui forment le chœur des anges, de l’assemblée des premiers-nés inscrits dans les cieux, du Juge qui est le Dieu de tous, des esprits des justes parvenus à la perfection. » (Héb., xii, 22, 23.)

Ces âmes bienheureuses, affranchies de toute souillure et de toute faiblesse, ces élus, ces anges qui forment l’Église triomphante, combien parmi eux de figures familières, héros et saints dont nous avons étudié le cœur et la vie dans le souvenir, les œuvres, les écrits qu’ils nous ont laissés, ou êtres nobles et bienfaisants que nous avons connus ici-bas et vus s’épanouir auprès de nous !


POUR LA SAINT-SYLVESTRE


L’année approche enfin de son heure dernière ;
Le soir vient ; j’ai rangé la chambre où le feu luit,
Mais la porte est ouverte et sur le seuil de pierre
          S’allonge l’ombre de la nuit.
Vous rassemblerez-vous autour de ma lumière,
          Ô vous vers lesquels mon cœur fuit ?

J’ai peur ; le vent de mer gémit dans la ramure
Des pâles oliviers, des pins et des cyprès ;
En moi saigne toujours la profonde blessure
          Des remords et des vains regrets.
Parlez ; que votre voix céleste me rassure,
          Vous qui savez tous les secrets.

Je vous ouvre mon âme ainsi que ma demeure :
Rien n’est voilé pour vous, amis ; rien n’est fermé,
Ne m’abandonnez pas en ce jour, à cette heure,
          Où, sous l’effort accoutumé,
Découragé, le plus vaillant faiblit et pleure,
          Lorsqu’il ne se sent-pas aimé.

Voici sous vos portraits, dans une coupe claire,
Violettes de pourpre et narcisses de miel,
Œillets légers parés d’un brin de capillaire :
           Voici pour vous l’essentiel,
Mon amour… car mes fleurs peuvent-elles vous plaire,
Vous qui cueillez les fleurs du ciel ?

Mais quoi !… Vous êtes là déjà ; je vous devine…
Vers ma douleur déjà, vous vous êtes penchés,
Vous m’entourez comme une influence divine…
          Lentement, vous vous approchez :
Sur le sommeil d’un fils, la mère ainsi s’incline,
          Attentive à ses pleurs cachés.

Vous êtes là, présence invisible et vivante,
Et mon cœur se réchauffe à vous sentir si près.
Qu’importe maintenant qu’il neige, pleuve, ou vente,
           Que gémissent les noirs cyprès ?
Vous avez entendu ma prière fervente,
           Vous avez vu que je pleurais.

Amis, l’amour est fort et jamais il n’oublie ;
L’ardente foi, de l’apparence et des instants
A triomphé. Quelqu’un répond quand je supplie ;
          Ce n’est pas en vain que j’attends,
Et rien n’a pu briser la chaîne qui nous lie
          Par delà l’espace et de temps.

Vous m’attirez, ô radieuse multitude !
Chaque heure en s’écoulant me rapproche de vous ;
Ce qui charme mon deuil, ma nuit, ma solitude,
          Ce ne sont pas des rêves fous,
Mais une bienheureuse et forte certitude,
          Un pressentiment sûr et doux.

Si votre voix connue et pleine de clémence
M’appelle à l’horizon vers un but surhumain,
L’aube de l’an nouveau comme un espoir immense
          Blanchira le rude chemin .
Qui sous mes pas sans cesse tourne et recommence,
          Et je lui sourirai demain.