Les Pirates de la mer et autres nouvelles/VI

Traduction par Henry-D. Davray.
Société du Mercure de France (p. 135-164).

DANS L’ABÎME


Le lieutenant se tenait debout devant la sphère d’acier et mordillait un éclat de bois.

— Que pensez-vous de ça, Steevens ? — demanda-t-il.

— C’est une idée comme une autre, — dit Steevens, du ton de quelqu’un qui veut se faire une opinion sincère.

— Je crois que ça s’écrasera à plat, — continua le lieutenant.

— Il semble avoir calculé son affaire soigneusement, — dit Steevens encore impartial.

— Mais pensez à la pression, — insista le lieutenant. — À la surface de l’eau, elle est de quatorze livres par pouce ; trente pieds plus bas, elle est double ; soixante, triple ; quatre-vingt-dix, quadruple ; neuf cents, quarante fois plus grande ; cinq mille pieds, trois cents fois… c’est-à-dire qu’à un mille de profondeur la pression est de deux cent quarante fois quatorze livres ; c’est-à-dire… attendez… un quintal… une tonne et demie, Steevens, une tonne et demie par pouce carré. Et l’Océan a ici cinq milles de profondeur. Il subira une pression de sept tonnes et demie…

— Un joli sondage ! — dit Steevens. — Mais il est protégé aussi par une jolie épaisseur d’acier.

Le lieutenant ne répondit pas et se remit à mâchonner son bout de bois. L’objet de leur conversation était une immense boule d’acier, d’un diamètre extérieur d’environ neuf pieds, et qui semblait être le projectile de quelque titanique pièce d’artillerie ; elle était fort laborieusement nichée dans un échafaudage monstrueux, élevé dans la charpente du vaisseau, et les espars gigantesques qui allaient bientôt la faire glisser par-dessus bord donnaient à l’arrière du navire un aspect qui avait excité la curiosité de tout honnête marin, depuis le pool de Londres jusqu’au tropique du Capricorne. En deux endroits, l’un au-dessus de l’autre, l’acier faisait place à une couple de fenêtres circulaires, fermées d’une paroi de verre d’une épaisseur énorme, et l’une d’elles, enchâssée dans un cadre d’acier d’une grande solidité, se trouvait pour l’instant en partie dévissée.

Le matin même, les deux hommes avaient vu, pour la première fois, l’intérieur de ce globe. Il était soigneusement matelassé de coussins à air, garnis : de petits boutons fixés entre les saillies, et qui constituaient le simple mécanisme de la chose, Tous les objets étaient, de même, soigneusement capitonnés, même l’appareil Myers, qui devait absorber l’acide carbonique et remplacer l’oxygène inspiré par l’habitant du globe, quand, s’y étant introduit, l’ouverture vitrée aurait été vissée.

Tout était si parfaitement capitonné qu’un être humain aurait pu supporter, en toute sécurité, d’être lancé avec la sphère par un canon. Et il fallait qu’il en fût ainsi, car bientôt un homme allait s’insinuer par l’ouverture ; il serait enfermé solidement à l’intérieur et lancé par-dessus bord pour s’enfoncer dans l’Océan jusqu’à une profondeur de cinq milles, comme le lieutenant l’avait dit. L’imagination de ce dernier était exclusivement occupée de cet objet ; c’était devenu pour lui une obsession, même aux repas, et Steevens, le nouveau venu, était un compagnon inattendu auquel il allait pouvoir à son aise causer de sa préoccupation.

— J’ai idée, — dit le lieutenant, — que ces hublots de verre fléchiront simplement, crèveront et s’écraseront sous une pression pareille. Daubrée a liquéfié des rochers sous des pressions énormes… et, remarquez bien ceci…

— Si le verre casse, — fit Steevens, — qu’arrivera-t-il ?

— L’eau entrera comme un jet de fer. Avez-vous jamais reçu, bien droit, un jet à haute pression ? Ça frappe comme un boulet. Il serait simplement écrasé et aplati. L’eau entrerait dans sa gorge, dans ses poumons, pénétrerait dans ses oreilles…

— Quelle imagination détaillée ! — s’écria Steevens, qui se représentait vivement les choses.

— C’est le simple exposé d’une chose inévitable, — dit le lieutenant.

— Et le globe ?

— Il laisserait s’échapper quelques petites bulles et s’installerait confortablement, jusqu’au jour du jugement, parmi la vase et le limon du fond… avec le pauvre Elstead étalé sur ses coussins aplatis, comme du beurre sur du pain.

Il répéta cette image, comme si elle lui eût plu beaucoup :

— Comme du beurre sur du pain.

— Un coup d’œil au tape-cul, fit une voix.

Et Elstead parut derrière eux, vêtu d’un complet blanc, une cigarette aux lèvres et les yeux souriants, sous les amples bords de son chapeau.

— Qu’est-ce que vous dites, à propos de pain et de beurre, Weybridge ? Vous grommelez, comme d’habitude, sur la paye insuffisante des officiers de marine ?… — Il n’y a plus qu’un jour à attendre avant que je parte maintenant. Les élingues vont être prêtes aujourd’hui. Ce beau ciel et cette houle tranquille sont juste ce qu’il faut pour lancer pardessus bord une douzaine de tonnes — de plomb et de fer, n’est-ce pas ? — Vous ne vous apercevrez pas beaucoup de la houle — dit Weybridge.

— Non. À soixante ou quatre-vingts pieds de profondeur… et j’y serai dans dix à douze secondes… pas une molécule ne bougera, quand le vent hurlerait et que l’eau s’élèverait jusqu’aux nuages. Non. Là, au fond…

Il s’avança jusqu’au bastingage, et les deux autres le suivirent. Tous trois se penchèrent sur leurs coudes et contemplèrent l’eau, d’un vert jaunâtre.

— …La paix. — dit Elstead, en achevant tout haut sa pensée.

— Êtes-vous absolument certain que le mouvement d’horlogerie marchera ? — demanda tout à coup Weybridge.

— Il a marché trente-cinq fois, — dit Elstead. — Il est tenu de marcher.

— Mais s’il ne fonctionne pas ?

— Pourquoi ne fonctionnerait-il pas ?

— Je ne voudrais pas, pour vingt mille livres, descendre dans cette maudite machine, — dit Weybridge.

— Vous êtes tout à fait encourageant, — remarqua Elstead.

— Je ne comprends pas encore de quelle façon vous pourrez faire fonctionner la chose, — dit Steevens.

— Eh bien ! d’abord, j’entre dans la sphère, et l’on visse l’ouverture, — commença Elstead. — Et quand, trois fois de suite, j’ai allumé et éteint la lumière électrique pour montrer que tout va bien, je suis lancé par-dessus le bastingage par cette grue, avec tous ces gros fonceurs de plomb suspendus au-dessous de moi. Le gros poids de plomb, qui est fixé sur le dessus, est muni d’un cylindre sur lequel s’enroulent cent toises de solide cordage, et c’est tout ce qui lie les fonceurs à la sphère, sauf les élingues qui seront coupées quand la sphère tombera. Je me sers de cordes plutôt que de câbles de fer, parce que c’est plus facile à couper et plus flottant — conditions nécessaires, comme vous allez voir. Vous remarquez que tous ces fonceurs de plomb sont percés d’un trou ; une tringle de fer y sera adaptée, qui dépassera de six pieds sur la face inférieure. Dès que cette tringle sera en contact avec le fond, elle frappera sur un levier qui déclenchera le mouvement d’horlogerie placé sur le côté du cylindre sur lequel les cordes s’enroulent… Vous suivez ? On descend gentiment dans l’eau tout le système. La sphère flotte… avec l’air qu’elle renferme, elle est plus légère que l’eau… mais les poids de plomb continuent à s’enfoncer, et la corde se déroule jusqu’au bout. Quand la corde est entièrement filée, la sphère s’enfonce aussi.

— Mais à quoi sert la corde ? demanda Steevens. — Pourquoi ne pas fixer directement les poids à la sphère ?

— Mais à cause du choc probable au fond. La sphère et ses poids vont s’enfoncer rapidement, atteindre peu à peu une vitesse vertigineuse. Elle serait mise en pièces en touchant le fond, si ce n’était de cette corde. Mais, dès que les poids reposeront sur le fond, la légèreté de la sphère entrera en jeu. Elle continuera à s’enfoncer de plus en plus lentement, s’arrêtera enfin, puis se mettra à remonter. C’est là que le mouvement d’horlogerie intervient. Aussitôt que les fonceurs s’aplatiront sur le fond de la mer, la tringle sera heurtée et déclenchera le mouvement et la corde s’enroulera de nouveau sur le cylindre. Je serai ainsi amené jusqu’au fond. Là, je resterai une demi-heure, la lumière électrique allumée, examinant ce que j’aurai autour de moi. Puis le mouvement d’horlogerie mettra en jeu un couteau à ressort, la corde sera coupée, et je remonterai à la surface, comme une bulle dans un siphon. La corde elle-même aidera la flottaison.

— Et si, par hasard, vous remontiez sous un navire ? — demanda Weybridge.

— J’arriverais avec une telle vitesse que je passerais simplement au travers comme un boulet de canon, — dit Elstead. — Vous n’avez pas besoin de vous tourmenter à ce sujet.

— Supposez que quelque actif petit crustacé s’insinue dans votre mouvement d’horlogerie…

— Ce serait pour moi une espèce d’invitation un peu pressante à rester en leur compagnie, — dit Elstead en tournant le dos à la mer et contemplant la sphère.

*

On avait jeté Elstead par-dessus bord à onze heures. C’était une journée calme et brillamment sereine, et l’horizon se perdait dans la brume. L’éclat des lampes électriques avait joyeusement, par trois fois, apparu dans le petit compartiment supérieur. Alors on l’avait descendu lentement jusqu’à la surface de l’eau, et un matelot se tenait près des sabords d’arrière prêt à couper le palan qui retenait l’ensemble des fonceurs et de la sphère. La sphère, qui sur le pont avait paru si énorme, semblait maintenant un inimaginable petit objet sous l’arrière du navire. Elle se balança un peu, et ses deux hublots sombres au-dessus de la ligne de flottaison semblaient des yeux ahuris contemplant l’équipage qui se pressait contre le bord. Une voix s’éleva, demandant ce qu’Elstead devait penser de ce balancement.

— Êtes-vous prêts ? — fit le commandant.

— Oui, capitaine.

— Lâchez tout.

Le câble du palan se raidit contre la lame et fut coupé. Un remous tourbillonna sur la sphère d’une façon grotesquement impuissante. Quelqu’un agita un mouchoir ; un autre tenta une acclamation vaine ; un quartier-maître compta lentement… huit, neuf, dix. Il y eut un autre remous, puis, avec un bruyant clapotis et un large éclaboussement, la sphère reprit son aplomb.

Elle sembla rester stationnaire un instant, puis devenir rapidement plus petite ; enfin l’eau la recouvrit, et elle resta visible au-dessous de la surface, imprécise et agrandie par la réfraction. Avant qu’on ait pu compter jusqu’à trois, elle avait disparu. Il y eut, dans les profondeurs de l’eau, un tremblement de lumière blanche qui diminua jusqu’à n’être plus qu’un point et s’évanouit. Puis, il n’y eut plus rien que l’abîme des eaux ténébreuses dans lequel un requin nageait.

Soudain l’hélice du croiseur se mit en mouvement ; l’eau bouillonna ; le requin disparut dans la confusion des vagues, et un torrent d’écume s’étendit sur la cristalline limpidité qui avait englouti Elstead.

— Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? — dit un matelot à un autre.

— On va s’éloigner d’une couple de milles pour ne pas nous trouver sur son chemin quand il remontera — répondit son camarade.

Le navire gagna lentement sa nouvelle position. À bord, tous ceux qui n’étaient pas occupés restaient à surveiller l’endroit houleux où la sphère s’était enfoncée. Pendant la demi-heure qui suivit, il est douteux qu’un seul mot ait été prononcé qui n’eût pas rapport à Elstead. Le soleil de décembre était maintenant haut dans le ciel, et la chaleur était fort grande.

— Je crois qu’il n’aura pas trop chaud là-dessous — dit Weybridge. — On prétend que, passé une certaine profondeur, l’eau de la mer est presque toujours à une température glaciale.

— À quel endroit va-t-il ressortir ? — demanda Steevens.

— C’est là-bas, — dit le commandant, qui s’enorgueillissait de son omniscience. Il indiqua d’un doigt précis le sud-est. — Et, — ajouta-t-il, — il ne va pas tarder maintenant. Il y a déjà trente-cinq minutes.

— Combien de temps faut-il pour atteindre le fond de l’Océan ? — interrogea Steevens.

— Pour une profondeur de cinq milles, en tenant compte, comme nous l’avons fait, d’une accélération de deux pieds par seconde, à la fois à l’aller et au retour, il lui faut environ trois quarts de minute.

— Alors, il est en retard, — fit Weybridge.

— Mais… presque, — dit le commandant. — Je suppose qu’il faut quelques minutes pour que sa corde s’enroule.

— J’avais oublié cela, — dit Weybridge, évidemment soulagé.

Alors commença l’attente, Lentement, une minute s’écoula, et aucune sphère ne sortit des flots. Une autre minute suivit, et rien ne vint rompre la houle huileuse. Les matelots s’expliquaient les uns aux autres l’importance de l’enroulement de la corde. Les agrès étaient pleins de figures attentives.

— Montez, Elstead, montez ! — cria impatiemment un matelot à la poitrine velue, et les autres reprirent et crièrent comme s’ils réclamaient la levée du rideau au théâtre.

Le commandant leur lança un regard irrité.

— Naturellement, si l’accélération est moindre que deux, — dit-il, — il sera plus longtemps. Nous ne sommes pas absolument certains que ce soit là une donnée exacte. Je ne crois pas aveuglément aux calculs.

Steevens donna brièvement son assentiment. Personne sur le gaillard d’arrière ne parla pendant une couple de minutes. Alors l’étui de la montre de Steevens cliqua.

Lorsque, vingt et une minutes plus tard, le soleil atteignit le zénith, ils attendaient encore l’apparition de la sphère, et pas un homme à bord n’avait osé murmurer que tout espoir était perdu. Ce fut Weybridge qui, le premier, exprima cette certitude.

— Je n’ai jamais eu confiance dans ses hublots, — dit-il tout à coup à Steevens.

— Grand Dieu ! — s’écria Steevens, — vous ne croyez pas que…

— Ma foi… — fit Weybridge, et il laissa le reste à son imagination.

— Je n’ai pas grande foi dans les calculs de ce genre, — déclara le commandant sur un ton de doute, — de sorte que je n’ai pas encore perdu tout espoir.

À minuit, le croiseur évoluait lentement autour de l’endroit où la sphère s’était enfoncée. Le rayon blanc du foyer électrique se promenait et s’arrêtait indiscontinûment sur l’étendue des eaux phosphorescentes, tandis que scintillaient de minuscules étoiles.

— Si sa fenêtre n’a pas cédé et qu’il ne soit pas écrasé, — dit Weybridge, — sa maudite situation est pire encore, car alors ce serait son mouvement d’horlogerie qui n’aurait pas fonctionné, et il serait maintenant vivant à cinq milles sous nos pieds, là-dessous, dans le froid et les ténèbres, à l’ancre dans sa petite boule d’acier, là où jamais un rayon de lumière n’a brillé, ni un être humain vécu depuis que les eaux se sont rassemblées. Il est là sans nourriture, souffrant de la faim et de la soif, épouvanté et se demandant s’il mourra de faim où d’étouffement. Laquelle de ces deux morts sera-ce ? L’appareil Myers doit s’épuiser, je suppose. Combien de temps peut-il durer ?

— Tonnerre ! — s’exclama-t-il, — quelles petites choses nous sommes ! Quels audacieux petits diables ! Dans l’abîme ! Des milles et des milles de liquide… rien que de l’eau au-dessous de nous et autour de nous, et ce ciel ! Des gouffres !

Il leva les bras, et au même moment une petite traînée blanche monta sans bruit dans le ciel, ralentit peu à peu sa course, s’arrêta, devint un petit point immobile, comme si une nouvelle étoile avait pris place dans le ciel. Puis cela se mit à dégringoler et se perdit bientôt dans les réflexions des étoiles et dans la pâle et brumeuse phosphorescence de la mer.

À cette vue, il resta stupéfait, le bras tendu et la bouche ouverte. Puis il ferma sa bouche, l’ouvrit de nouveau, et agita ses bras avec des gestes désordonnés. Enfin il se tourna et cria : « Elstead, ohé ! » à la première vigie, et courut jusqu’à Lindley, puis au foyer électrique.

— Je l’ai vu, — criait-il, — à tribord, là-bas ! Ses lampes sont allumées. Et il vient juste de sortir. Cherchez de ce côté avec le rayon. Nous allons bien le voir flotter quand il réapparaîtra à la surface.

Mais ils ne le trouvèrent pas avant l’aurore. Même alors ils manquèrent de le couler bas. La grue fut préparée, et avec une chaloupe on agrafa les chaînes à la sphère. Quand ils l’eurent remontée à bord, ils en dévissèrent l’ouverture et explorèrent des yeux l’obscurité de l’intérieur, car la chambre du foyer électrique était arrangée de façon à illuminer l’eau seulement autour de la sphère et était interceptée de la cavité générale.

L’atmosphère intérieure était très surchauffée, et la gutta-percha qui garnissait les bords de l’ouverture était molle. Leurs questions impatientes restèrent sans réponse et aucun bruit ne leur parvint. Elstead était inanimé, replié sur lui-même au fond de sa cabine. Le médecin du bord s’y introduisit et le passa à ceux de l’extérieur. Pendant un certain temps, ils ne purent se rendre compte si Elstead était vivant ou mort. Sa figure, à la lueur jaunâtre des lampes, était toute brillante de transpiration. On le descendit dans sa cabine.

Il n’était pas mort, comme ils purent bientôt s’en apercevoir, mais dans un état d’affaissement nerveux absolu et, de plus, cruellement contusionné. Il lui fallut, pendant plusieurs jours, rester couché et parfaitement tranquille. Une semaine se passa avant qu’il pût raconter ses expériences.

Dès les premiers mots, il déclara qu’il allait recommencer. La sphère avait besoin d’être perfectionnée, dit-il, afin de lui permettre de se débarrasser de la corde, s’il le fallait, et c’était tout. Ç’avait été la plus merveilleuse aventure.

— Vous pensiez, — dit-il, — que je ne trouverais rien que de la vase. Vous vous moquiez de mes explorations, et j’ai découvert un nouveau monde.

Il raconta son histoire par fragments sans suite, et presque toujours en commençant par la fin, de sorte qu’il est impossible de la répéter dans ses propres termes. Mais ce qui suit en est l’exacte narration.

« Son voyage commença atrocement. Avant que la corde fût entièrement filée, la sphère ne cessa de ballotter. Il eut la sensation d’être une grenouille enfermée dans un ballon sur lequel on s’acharne à coups de pieds. Il ne pouvait voir que la grue et le ciel au-dessus de sa tête, avec un coup d’œil occasionnel sur les gens qui garnissaient le bastingage, et il était incapable de prévoir de quel côté allait se balancer la sphère. Tantôt il levait le pied pour marcher et il était culbuté en tous sens contre les coussins. Toute autre forme eût été plus confortable, mais aucune n’aurait pu supporter l’immense pression de l’abîme. Soudain le balancement cessa ; la sphère se mit en équilibre, et, quand il fut relevé, il aperçut tout autour de lui le bleu verdâtre des flots avec la lumière du jour atténuée filtrant de la surface et une multitude de petites choses flottantes qui passaient vertigineusement contre les vitres, montant, lui semblait-il, vers la lumière. Puis, à mesure qu’il regardait, l’obscurité s’accrut jusqu’à ce que l’eau fût, au-dessus de sa tête, aussi sombre que le ciel de minuit, bien que d’une teinte plus verte, et, au-dessous de lui, absolument noire. De temps en temps, de petites choses transparentes avec un scintillement lumineux faisaient au long des hublots de légères traînées verdâtres.

« Et la sensation de chute ! Elle rappelait le départ soudain d’un ascenseur, avec cette différence qu’elle durait plus longtemps. Il faut réfléchir un instant pour réaliser ce que ce doit être. Ce fut alors et seulement qu’Elstead se repentit d’avoir tenté cette aventure. Il vit sous un aspect entièrement nouveau les chances qui se dressaient contre lui. Il pensa aux énormes poissons à scie qui existent dans les profondeurs moyennes, à ces spécimens terribles qu’on trouve parfois à demi digérés dans l’estomac des grands cétacés ou flottant morts, décomposés et à demi dévorés.

« Il s’imagina l’un d’entre eux s’attaquant à la sphère et ne voulant plus la lâcher. Et le mouvement d’horlogerie, l’avait-il suffisamment éprouvé ? Mais qu’il voulût maintenant descendre ou remonter, c’était absolument la même chose.

« Au bout de cinquante secondes, tout, à l’extérieur, fut aussi noir que la nuit, sauf ce que le rayon de son foyer électrique éclairait et dans quoi apparaissaient de temps à autre des poissons et passaient quelques fragments d’objets qui s’enfonçaient. Tout cela disparaissait trop vite pour qu’il lui fût possible de distinguer ce que c’était. Une fois, il crut voir un requin. À ce moment, la sphère commença à s’échauffer par le frottement. Il lui parut que cette donnée n’avait pas été suffisamment évaluée. La première chose qu’il put remarquer fut qu’il transpirait ; puis il perçut sous ses pieds une sorte de sifflement qui s’accrut, et il vit une foule de petites bulles, de très petites bulles qui montaient en éventail vers la surface. De la vapeur !

« Il tâta le hublot : la vitre était brûlante. Immédiatement, il alluma la lampe électrique qui éclairait sa cabine, regarda la montre encastrée dans le capitonnage, et il vit que son voyage durait déjà depuis deux minutes. Il lui vint à l’esprit que le hublot pouvait craquer dans le conflit des températures, car il savait que les eaux dans les grandes profondeurs sont glaciales. Puis, tout à coup, la paroi de la sphère sembla presser le dessous de ses pieds ; au dehors la course des bulles se ralentit et le sifflement diminua. La sphère se balança légèrement. Le hublot n’avait pas craqué, rien n’avait cédé, et il savait que, dans tous les cas, le danger de couler bas était passé.

« Encore une minute et il reposerait sur le fond de l’abîme. Il songea, dit-il, à Steevens, à Weybridge et aux autres qui étaient à cinq milles au-dessus de sa tête, plus haut pour lui que ne le furent jamais au-dessus de nous les plus élevés des nuages qui flottent dans le ciel, à eux tous naviguant lentement, cherchant à pénétrer la profondeur des eaux et se demandant ce qui pouvait lui être arrivé.

« Il se mit à regarder par le hublot. Il n’y avait plus de bulles maintenant, et le sifflement avait cessé. Au dehors, c’étaient de profondes ténèbres d’un noir épais comme un velours, sauf là où le rayon électrique pénétrait l’eau et en montrait la couleur : un gris jaunâtre. Alors, trois choses, comme des formes de feu, nagèrent en vue, se suivant. Il ne pouvait distinguer si elles étaient petites ou énormes et éloignées.

« Chacune d’elles se dessinait avec des contours bleuâtres, presque aussi brillants que les feux d’une barque de pêche, des feux qui semblaient répandre beaucoup de fumée, et ils avaient, de chaque côté, des taches de cette lumière, comme des sabords de navire. Leur phosphorescence sembla s’éteindre quand ils entrèrent dans le rayonnement lumineux de sa lampe, et il vit alors que c’étaient de petits poissons de quelque étrange espèce, avec des yeux énormes, et dont les corps et les queues se terminaient brusquement. Leurs yeux étaient tournés vers lui, et il jugea qu’ils suivaient sa descente, les supposant attirés par sa clarté.

« D’autres du même genre se joignirent bientôt à eux. À mesure qu’il descendait, il remarquait que l’eau prenait une teinte pallide et que de petites taches de lumière scintillaient dans son rayonnement comme des atomes dans un rai de soleil. Cela était probablement dû aux nuages de vase et de boue que la chute de ses fonceurs de plomb avait produits.

« Pendant tout le temps qu’il fut entraîné vers le fond par ses poids de plomb, il se trouva dans une sorte de brouillard blanc si dense que son projecteur électrique ne réussissait pas entièrement à le percer au delà de quelques pieds. Et il se passa quelques minutes avant que les couches de sédiment en suspension fussent retombées au fond. Alors, à la lueur de ses lampes électriques et à la passagère phosphorescence d’un banc éloigné de poissons, il lui fut possible de voir, sous l’immense obscurité des eaux supérieures, une surface ondulante de vase d’un blanc grisâtre, rompue çà et là par des fourrés enchevêtrés de lis de mer agitant leurs tentacules affamés.

« Plus loin se trouvaient les gracieux et transparents contours d’un groupe d’éponges gigantesques. Sur ce sol étaient dispersées un grand nombre de touffes hérissées et plates d’une riche couleur pourpre et noire qu’il décida devoir être quelque espèce d’oursin, et de petites choses avec des yeux très larges ou aveugles ayant une curieuse ressemblance, les unes avec les cloportes, les autres avec les homards, rampaient paresseusement dans la traînée de lumière et disparaissaient de nouveau dans l’obscurité en laissant derrière eux des sillons dans la vase.

« Soudain la multitude voltigeante des petits poissons vira et s’avança vers lui comme une volée d’étourneaux pourraient le faire. Ils passèrent au-dessus de lui comme une neige phosphorescente, et il vit alors, derrière eux, une créature de dimensions plus grandes qui s’avançait vers la sphère.

« D’abord, il ne put la distinguer que vaguement, figure aux mouvements indécis et suggérant de loin un homme en marche ; puis elle entra dans le rayonnement lumineux que projetait la lampe. Au moment où la lumière la frappa, elle ferma les yeux, éblouie. Elstead la contempla avec stupéfaction.

« C’était un étrange animal vertébré. Sa tête d’un pourpre sombre, rappelait vaguement celle d’un caméléon, mais le front était si élevé et la boîte crânienne si développée qu’aucun reptile n’en possédait encore de semblables. L’équilibre vertical de sa face lui donnait la plus extraordinaire ressemblance avec celle d’un être humain. Deux yeux larges et saillants se projetaient des orbites à la façon d’un caméléon et sous ses petites narines s’ouvrait une large bouche reptilienne aux lèvres cornées. À l’endroit des oreilles étaient deux énormes ouïes hors desquelles flottaient des filaments nombreux d’un rouge de corail, rappelant les ouïes que possèdent les très jeunes raies et les requins.

« Mais ce que sa face avait d’humain n’était pas le trait le plus extraordinaire qu’offrait cette créature. Elle était bipède ; son corps, presque sphérique, était en équilibre sur une sorte de trépied composé de deux jambes comme celles des grenouilles et d’une longue queue épaisse, et ses membres supérieurs, qui caricaturaient grotesquement les bras humains, beaucoup à la manière des grenouilles, portaient un long dard osseux garni de cuivre. La couleur de cette créature était variée : sa tête, ses mains et ses jambes étaient pourpres, mais sa peau, qui pendait flottante autour de son corps comme des vêtements le feraient, était d’un gris phosphorescent. Elle restait là, aveuglée par la lumière.

À la fin, cet habitant inconnu de l’abîme cligna des paupières et les écarquilla ; puis, portant sa main libre au-dessus de ses yeux, il ouvrit la bouche et articula à la façon humaine un cri qui pénétra même l’enveloppe d’acier et le capitonnage intérieur de la sphère. Comment un cri peut être poussé sans poumons, Elstead ne se préoccupa pas de l’expliquer. La créature sortit alors du rayonnement, rentra dans le mystère ténébreux qui le bordait de chaque côté, et Elstead la sentit plutôt qu’il ne la vit venir vers lui. Certain que la lumière l’avait attirée, il interrompit le courant. Un moment après, des coups sourds résonnèrent contre l’acier, et la sphère se balança.

« Alors le cri fut répété. Et il sembla à Elstead qu’un écho lointain y répondait. Les coups sourds reprirent et, la sphère se balança de nouveau et grinça contre le pivot sur lequel la corde était enroulée. Il demeura dans les ténèbres, cherchant à pénétrer du regard l’éternelle nuit de l’abîme. Et bientôt il vit, très faibles et lointaines, d’autres formes phosphorescentes et quasi-humaines se hâter vers lui.

Sachant à peine ce qu’il faisait, il tâta contre les parois de sa prison instable pour trouver le bouton du projecteur électrique extérieur et pressa accidentellement celui de la petite lampe qui éclairait sa cabine capitonnée. La sphère roula et il fut renversé. Il entendit comme des cris de surprise, et quand il fut relevé, il vit deux yeux attentifs qui regardaient par le hublot inférieur et qui en réfléchissaient la clarté.

« Au même instant, des mains heurtaient vigoureusement l’enveloppe d’acier et il entendit — impression suffisamment horrible dans sa position — des heurts réitérés sur l’enveloppe de métal qui protégeait le mouvement d’horlogerie. À ce bruit, vraiment, l’angoisse l’étrangla ; car, si ces étranges créatures parvenaient à arrêter le mouvement, sa délivrance était impossible. À peine avait-il pensé cela, qu’il sentit la sphère se balancer et la paroi sembla peser lourdement contre ses pieds.

« Il éteignit la petite lampe intérieure et rétablit le courant du réflecteur extérieur. Le fond vaseux et les créatures quasi-humaines avaient disparu, et une couple de poissons se poursuivant passèrent soudain contre le hublot.

« Il pensa aussitôt que ces étranges habitants avaient rompu la corde et qu’il avait échappé. Il remontait de plus en plus vite, puis il s’arrêta avec une secousse qui l’envoya heurter la paroi capitonnée de sa prison. Pendant une demi-minute, peut-être, il fut trop étonné pour réfléchir.

« Alors il sentit que la sphère tournait lentement sur elle-même avec une sorte de balancement, et il lui sembla aussi qu’il avançait horizontalement dans l’eau. En se blottissant tout contre le hublot, il parvint à rétablir de son poids l’équilibre et à ramener vers le fond cette partie de la sphère ; mais il ne put rien voir que le pâle rayonnement de son réflecteur frappant inutilement les ténèbres. Il lui vint à l’idée qu’il pourrait mieux voir s’il éteignait la lampe.

« En ceci, il fut sage. Au bout de quelques minutes les ténèbres veloutées devinrent une sorte d’obscurité translucide, et alors, dans le lointain, et aussi imprécises que la lumière zodiacale d’un soir d’été, il vit des formes se mouvoir au-dessous de lui. Il jugea que ces créatures avaient détaché son câble et le remorquaient au long du fond de la mer.

« Alors, par delà les ondulations de la plaine sous-marine, vague et lointaine, il vit un immense horizon d’une luminosité pâle qui s’étendait de chaque côté aussi loin que sa petite fenêtre lui permettait d’apercevoir. Vers cet horizon, il était remorqué comme un ballon qu’on ramènerait de la plaine vers la ville. Il en approchait très lentement, et très lentement la vague irradiation se précisait en des formes plus définies.

« Il était presque cinq heures lorsqu’il atteignit cette aire lumineuse ; et, vers ce moment, il put distinguer une sorte d’arrangement qui suggérait des rues et des maisons groupées à l’entour d’un vaste édifice sans toit, qui rappelait grotesquement une abbaye en ruines. Tout cela s’étendait au-dessous de lui comme une carte. Les maisons étaient toutes des enclos de murs sans toits, et leur substance étant, comme il le vit plus tard, d’os phosphorescents, donnait à cet endroit l’apparence d’être bâti avec du clair de lune noyé.

« Parmi les cavités inférieures, des végétations crinoïdes étendaient leurs tentacules, et de grandes, sveltes et fragiles éponges surgissaient comme des minarets brillants et comme des lis de lumière membraneuse hors de la clarté générale de la cité. Dans les espaces ouverts, il pouvait voir une agitation comme de foules de gens, mais il se trouvait trop élevé pour distinguer les personnages qui composaient ces foules. Alors, lentement, il se sentit tiré vers le fond, et, à mesure, les détails des lieux apparurent plus clairement à sa vue. Il distingua que les rangées de bâtiments nuageux étaient délimitées par des lignes pointillées d’objets ronds, et il s’aperçut qu’en plusieurs endroits au-dessous de lui, en de larges espaces ouverts, étaient des formes semblables à des carcasses pétrifiées de navires.

« Lentement et sûrement il descendait, et les formes au-dessous de lui devenaient plus brillantes, plus claires et plus distinctes. On le dirigeait vers le large édifice qui occupait le centre de la ville, et de temps en temps il pouvait apercevoir la multitude de formes qui tiraient sur sa corde. Il fut étonné de voir que le gréement de l’un des vaisseaux qui formait un des principaux traits de la place était couvert d’une quantité d’êtres gesticulants qui le regardaient, puis les murs du grand édifice montèrent silencieusement autour de lui et lui cachèrent la vue de la cité.

« Les murs étaient de bois durci par l’eau, de câbles de fer tressés, d’espars de cuivre et de fer, d’os et de crânes de naufragés. Les crânes couraient au long des murs de l’édifice en zigzags, en spirales et en courbes fantastiques. Dans leurs orbites vides, et sur toute la surface des murs jouaient et se cachaient une multitude de petits poissons argentés. Soudain ses oreilles s’emplirent d’un bourdonnement sourd, d’un bruit comme le son violent des cors, auquel succédèrent bientôt de fantastiques clameurs. La sphère s’enfonçait toujours, passant devant d’immenses fenêtres en pointe, à travers lesquelles il apercevait vaguement, le regardant, un grand nombre de ces étranges et fantomatiques créatures. Et il vint enfin se poser, lui sembla-t-il, sur une sorte d’autel au centre de la place.

« Maintenant il se trouvait à un niveau qui lui permettait de voir distinctement ces étranges habitants de l’abîme. À son grand étonnement, il s’aperçut qu’ils se prosternaient devant lui, tous, sauf un, vêtu, semblait-il, d’une robe d’écailles superposées et couronné d’un diadème lumineux, et qui se tenait debout, ouvrant et fermant alternativement sa bouche de reptile, comme s’il dirigeait les cantiques des adorateurs.

« Une curieuse impulsion fit allumer à Elstead sa lampe intérieure, de sorte qu’il devint visible à ces habitants de l’abîme et que cette clarté les fit immédiatement disparaître dans l’obscurité. À cette soudaine transformation, les cantiques firent place à un tumulte d’acclamations exultantes, et Elstead, préférant les observer, interrompit le courant et s’évanouit à leurs yeux. Mais, pendant un moment, il fut trop aveuglé pour percevoir ce qu’ils faisaient et quand enfin il put les distinguer, ils étaient de nouveau agenouillés. Ils continuèrent à l’adorer ainsi sans répit ni relâche pendant trois heures.

« Elstead fit un récit des plus circonstanciés de cette cité surprenante et de ces gens qui n’ont jamais vu ni soleil, ni lune, ni étoile, aucune végétation verte, ni aucune créature respirante, qui ne savent rien du feu, et ne connaissent d’autre lumière que la clarté phosphorescente d’organismes vivants.

« Si saisissante que soit son histoire, il est encore plus saisissant de trouver que des hommes de science aussi éminents que Adams et Jenkins n’y découvrent rien d’incroyable. Ils m’ont dit qu’ils ne voyaient aucune raison pour que des créatures vertébrées, intelligentes et respirant l’eau, accoutumées à une température très basse, à une pression énorme, et d’une structure si pesante que, vivants ou morts, ils ne peuvent flotter, que de tels êtres ne pussent vivre au sein de la mer profonde, inconnus de nous, et, comme nous, descendants du grand Thériomorphe de l’Age de la Terre Rouge.

« Ils doivent nous connaître cependant comme des créatures étranges et météoriques, accoutumées à dégringoler, accidentellement mortes, à travers les mystérieuses ténèbres de leur ciel liquide, et non seulement nous-mêmes, mais nos vaisseaux, nos métaux, nos appareils qui pleuvent incessamment dans leur nuit. Quelquefois des objets dans leur chute doivent les atteindre, les écraser comme par le jugement de quelque invisible pouvoir supérieur et parfois il doit leur en venir d’une rareté ou d’une utilité inappréciables, ou de formes suggestives et inspiratrices. On peut comprendre, jusqu’à un certain point, leur conduite à l’arrivée d’un homme vivant, si l’on pense à ce qu’un peuple barbare ferait à une créature brillante et auréolée qui descendrait soudain dans notre ciel.

« Elstead dut probablement compléter une fois ou l’autre aux officiers du Ptarmigan chaque détail de son étrange séjour de douze heures dans l’abîme. Il est certain aussi qu’il eut l’intention d’en rédiger le récit, mais qu’il ne le fit jamais. Et il nous faut donc malheureusement rassembler les fragments disjoints de son histoire d’après les souvenirs et les réminiscences du commandant Simmons, de Weybridge, de Steevens, de Lindley et des autres. Nous pouvons nous représenter vaguement, par images fragmentaires, l’immense et lugubre édifice, les gens agenouillés et chantants, avec leur sombre tête de caméléon, leur espèce de vêtement faiblement lumineux, et Elstead, ayant de nouveau allumé sa lampe intérieure, essayant vainement de leur faire comprendre qu’il fallait détacher la corde qui retenait la sphère. Une à une, les minutes passaient, et Elstead, regardant sa montre, découvrit avec terreur qu’il ne lui restait d’oxygène que pour quatre heures encore. Mais les cantiques en son honneur continuaient, aussi impitoyables que s’ils avaient été l’hymne funèbre de sa mort prochaine.

« Il ne comprit jamais de quelle façon il fut délivré, mais à en juger par l’extrémité de la corde qui restait attachée à la sphère, elle avait dû être coupée par le constant frottement contre le rebord de l’autel. Tout à coup la sphère roula, et il bondit hors de leur monde, comme une créature éthérée, enveloppée de vide, traverserait notre atmosphère pour retourner à son éther natal. Il dut disparaître à leurs yeux comme une bulle d’hydrogène monte dans l’air. Et ce dut leur paraître une étrange ascension.

« La sphère montait avec une vélocité plus grande encore que celle de la descente, quand elle était alourdie par les fonceurs de plomb. Elle devint excessivement chaude. Elle montait, les hublots en l’air, et il se rappelle le torrent de bulles qui écumait contre la vitre. À chaque instant, il s’attendait à la voir voler en éclats. Tout à coup, quelque chose comme une immense roue sembla se mettre à tourbillonner dans sa tête, le compartiment capitonné commença à tourner autour de lui, et il s’évanouit. Puis ses souvenirs cessent jusqu’au moment où il se retrouva dans la cabine et entendit la voix du docteur. »

Telle est la substance de l’extraordinaire histoire qu’Elstead narra par fragments aux officiers du Ptarmigan. Il promit de la fixer par écrit plus tard, mais son esprit était surtout préoccupé par les améliorations de son appareil, améliorations qui furent exécutées à Rio.

Il nous reste simplement à dire que, le 2 février 1896, il opéra sa seconde descente dans l’abîme de l’Océan, avec les perfectionnements que sa première expérience lui avait suggérés. On ne saura probablement jamais ce qui est arrivé. Il n’est pas revenu. Le Ptarmigan louvoya autour du point de sa submersion, le cherchant en vain, pendant treize jours. Puis il revint à Rio, et la nouvelle fut télégraphiée à ses amis. L’affaire en reste là pour le présent. Mais il est peu probable qu’aucune nouvelle tentative soit faite pour vérifier cette étrange histoire des cités jusqu’ici insoupçonnées de l’abîme des mers.