Les Petits poèmes grecs/Pindare/Néméennes/VII

VII.

AU JEUNE SOGÈNE, D’ÉGINE,

Vainqueur au pentathle.

O toi qui sièges à côté des Parques aux impénétrables pensées, fille de la puissante Junon, Ilithye, protectrice des nouveaux nés, prête l’oreille à mes accens. Sans toi, sans ton secours, nous n’eussions jamais connu ni la clarté du jour, ni le repos de la nuit, ni la florissante Hébé, ta sœur, déesse de la jeunesse.

Mais les mortels ne naissent pas tous pour une égale félicité : mille accidens font pencher en sens contraire la balance de leur sort. Cependant c’est à toi que Théarion dut la naissance de Sogène, dont la force invincible a mérité d’être proclamée par les juges et de recevoir au pentathle le prix de la lutte. Aussi ce jeune vainqueur reconnaît-il pour patrie celle des Éacides à la lance redoutable, cette Égine dont les citoyens brûlent à l’envi de perpétuer leur gloire dans nos combats solennels.

Le mortel que distinguent ses nobles travaux fournit une agréable matière aux chants des Muses : car les plus belles actions sont enveloppées de ténèbres épaisses, si elles ne sont point célébrées par les charmes de la poésie, où elles se réfléchissent comme dans un miroir fidèle ; alors seulement elles sont consacrées dans les fastes de Mnémosyne, qui ceint sa tête de brillantes bandelettes, et trouvent dans nos hymnes la douce récompense des fatigues qu’elles ont coûtées.

Le sage imite la prudence du pilote, que l’appât du gain ne peut déterminer à braver les flots avant d’avoir éprouvé pendant trois jours la constance des vents. Il sait que, riches ou pauvres, les mortels viennent également se confondre dans la tombe, mais avec la différence de la renommée. Ainsi je soutiens qu’Homère a immortalisé Ulysse et lui a acquis par ses chants une célébrité au-dessus de ses travaux. Mais ce poëte divin nous présente avec tant de charmes ses mensonges ingénieux, il sait si bien rendre la fiction attrayante et lui donner du poids, qu’il nous éloigne sans peine de la vérité ; tant il est vrai que chez la plupart des hommes le cœur se laisse aisément aveugler ! Ah ! si l’esprit humain ne fermait pas les yeux sur ses défauts et qu’il se connût lui-même, jamais le fougueux Ajax, égaré par la fureur, ne se fût enfoncé dans le sein sa redoutable épée. Ce guerrier, le plus courageux des Grecs après Achille, était venu sous les murs d’Ilion, conduit par des vents favorables, pour en ramener l’épouse du blond Ménélas. Mais la mort, comme un flot rapide, entraîne également celui qui l’attend et celui qui ne l’attend pas : la gloire seule reste aux héros au delà du trépas quand un dieu bienfaisant prend soin de la publier.

Ainsi Néoptolème, qui renversa la cité de Priam et supporta avec les Grecs tant de travaux, repose maintenant dans les champs de Pytho, centre du vaste continent. À son retour, une mer orageuse l’ayant écarté de Scyros, le jeta lui et ses guerriers sur le rivage d’Éphyre. Il régna peu de temps sur les Molosses et légua une gloire immortelle à sa postérité. Un jour, étant parti pour Delphes afin d’offrir au dieu qu’on y adore les dépouilles qu’il apportait de Troie, une querelle s’éleva au sujet du partage des victimes immolées : provoqué au combat, il y périt sous le glaive d’un inconnu audacieux. Ce meurtre indigna les Delphiens, amis de l’hospitalité ; mais la destinée de Néoptolème le voulait ainsi : il fallait qu’un des rois issus du sang des Éacides reposât désormais dans le bois antique qui de son ombre environne comme d’un mur épais le temple magnifique d’Apollon ; il fallait qu’un héros présidât aux triomphes des athlètes et rappelât constamment aux juges les lois de la sévère équité. Trois mots suffisent donc pour justifier ce décret des dieux : « Un juge incorruptible préside à nos combats. »

Ô Égine ! ma Muse se sent assez d’enthousiasme pour chanter dignement la gloire des illustres enfans de Jupiter qui sont nés dans ton sein et pour célébrer ces vertus domestiques qui frayèrent à leurs descendans la route à l’immortalité ; mais le repos est doux en tout ouvrage : le miel et les aimables fleurs elles-mêmes ont aussi leur dégoût. Nous n’avons point reçu de la nature les mêmes inclinations, les mêmes penchans ; le sort d’un homme n’est point celui de l’autre. Ce bonheur après lequel nous courons tous, il nous est impossible de le posséder ; et je ne pourrais citer aucun mortel à qui la Parque ait accordé une félicité durable et sans mélange. Cependant, ô Théarion ! elle a été moins avare envers toi ; elle t’a ménagé l’occasion de t’élever à la gloire par ton courage et t’a donné assez de sagesse pour en jouir.

Étranger, je suis à l’abri de tout reproche de flatterie. Je louerai un héros qui m’est cher, et la vérité, telle qu’une onde pure, coulera dans mes chants consacrés à sa gloire. Voilà le prix qui convient à la vertu. Je ne crains point même que l’Achéen, habitant du rivage ionien, puisse ici m’accuser d’imposture ; partout je m’appuie sur les liens sacrés de l’amitié, sur les droits de l’hospitalité. Parmi mes concitoyens, l’éclat de ma renommée n’a jamais été terni : sans cesse j’ai repoussé loin de moi l’injure et la violence. Puissent mes jours à venir s’écouler ainsi au milieu du calme et de la joie ! Que ceux qui me connaissent disent si jamais le mensonge et la calomnie souillèrent ma bouche de leur impur langage. Je proteste donc, ô Sogène ! digne rejeton d’Euxénus, que mes chants, semblables à la flèche armée d’airain, ont volé vers toi sans dépasser le but. Tu es sorti de la lutte avant que ta tête et tes membres robustes fussent inondés de sueur, avant que tu eusses à souffrir des ardeurs brûlantes du midi ; et si ton triomphe a exigé de toi des efforts pénibles, la joie de l’avoir remporté en a été plus glorieuse et plus vive. Permets donc à ma voix, si jamais elle a fait entendre de sublimes accens, de proclamer aujourd’hui ta victoire : c’est un devoir facile que mon génie aime à remplir. Ne ceins point ta tête de couronnes périssables : pour l’en tresser une à son gré, vois, ma muse rassemble l’or, l’airain, l’ivoire et cette fleur éclatante que produit la rosée des mers.

Que la louange du puissant Jupiter, ô mon génie ! trouve aussi place en tes chants, et que, portée sur les ailes des vents, la douce mélodie de ses hymnes vole jusqu’à Némée. N’est-elle pas digne de retentir de l’auguste nom du roi des immortels cette contrée célèbre où Éaque reçut le jour de ce dieu et de la nymphe Égine, digne objet de son amour. Éaque, le protecteur et l’appui de ma patrie, fut en même temps et ton frère et ton hôte, ô puissant Hercule ! Si les liens de la société rendent l’homme nécessaire à l’homme, que dirons-nous de la tendre amitié qui unit deux voisins vertueux ? Que parmi les mortels, il n’est pas de bonheur comparable à celui dont ils jouissent. Héros dont la main terrassa les géans, si un dieu accorde à Sogène l’honneur d’habiter près de toi, comme auprès d’un père, et de suivre sous ta puissante protection la route que lui ont frayée ses divins ancêtres, que manque-t-il à sa félicité ? Le lieu où il a fixé sa demeure, situé au milieu de tes bois sacrés, n’est-il pas aussi proche de ton sanctuaire que le timon d’un char l’est à droite et à gauche des quatre coursiers qu’il dirige.

C’est donc à toi, divin Hercule, de fléchir en faveur de Sogène, Junon, son auguste époux et la déesse aux yeux d’azur. Tu peux, par ta puissance, mettre les malheureux mortels à l’abri des coups qui les plongent souvent dans l’abîme du désespoir. Accorde donc à mon héros une force durable, compagne d’une longue vie ; que son heureuse jeunesse soit suivie d’une vieillesse aussi heureuse ; que les fils de ses fils jouissent des honneurs qui l’environnent aujourd’hui et en méritent, s’il se peut, de plus glorieux encore.

Pour moi, jamais mon cœur ne me reprochera d’avoir outragé la mémoire de Néoptolème par d’injurieux discours. Mais répéter trois ou quatre fois la même apologie, n’est-ce pas faire preuve de stérilité, comme celui qui, faisant des contes aux enfans, répétait sans cesse : « Ô Jupiter Corinthien ! »