Les Petites Comédies du vice/Propos de la rue

Les Petites Comédies du vice
Les Petites Comédies du viceC. Marpon et Flammarion (p. 215-228).


LA MÉDISANCE



PROPOS DE LA RUE
(LA MÉDISANCE)


Un départ pour la mairie ; les voitures de noce sont rangées devant la maison. — Sur le trottoir, groupe de curieux. — À l’écart, un petit cénacle composé de :

Mme veuve Colombin, concierge du voisinage.
Mme Cambournac, herboriste.
M. Dutoc, ex-employé.

SCÈNE PREMIÈRE

La veuve Colombin. — Tenez, madame Cambournac, d’ici la mariée nous passera sous l’œil.

Madame Cambournac. — C’est comme la régénération de l’Espagne, cette mariée-là : elle se fait bien attendre.

M. Dutoc. — On dirait que c’est la lenteur qui épouse le retard !

La veuve Colombin. — Ah ! c’est vous, monsieur Dutoc. Vous voici de retour de Belgique… Quel temps avez-vous eu à Bruxelles ?

M. Dutoc. — Une pluie continuelle ; et vous, à Paris ?

La veuve Colombin. — Un vrai déluge : mon chien buvait tout debout.

Madame Cambournac. — C’est singulier, ce même temps dans deux villes si éloignées.

M. Dutoc. — Oh ! la vapeur supprime les distances.

La veuve Colombin. — C’est bien vrai ça, car, moi, j’ai mon neveu qui habite Bizol, ce n’est qu’à quinze lieues, — mais on y va par la diligence. — Eh bien ! ils m’écrit qu’ils n’ont pas vu une seule goutte d’eau.

M. Dutoc. — C’est bien mademoiselle Ducerceau qui se marie, n’est-ce pas ?

Madame Cambournac. — Oui, oui, c’est du chenu comme mariage : il y a gras !

La veuve Colombin s’emportant. — Il y a gras ! Il y a gras ! Vous v’là bien comme les autres, vous, à flatter l’opulence !!! Je l’ai connu votre Ducerceau quand il était mon locataire, et, dans ce temps-là, il n’était pas fier ; il fouillait toujours dans mon pot-au-feu avec une croûte de pain, en disant qu’il y avait laissé tomber sa clef. Aujourd’hui il est riche ; mais si le gouvernement était curieux, le Ducerceau ne serait pas à la noce : je sais ce que je sais, voyez-vous !

Madame Cambournac. — Est-il possible ?

Madame veuve Colombin — Entre nous, v’là la chose : il avait un parrain. Était-ce son parrain ? J’en doute, car il est venu au monde sans étiquette ; il a été trouvé dans la boîte à lait d’une locataire. Allez rappeler tout ça au Ducerceau, il vous répondra avec aplomb : qu’abandonné par ses parents dès ]’âge de trois semaines, il s’est suffi à lui-même, et que si on l’a ramassé dans la boîte à lait, c’est qu’il y était venu seul, croyant y trouver à téter.

Lorsqu’il parle de cette époque-là, il dit : Quand je faisais ma bohème.

Enfin, bref, son parrain est mort en lui laissant son fond de soufflets.

Ils étaient attachés par paquets de mille ; je les vois encore : il y avait trente-deux paquets. Je suis sûre du nombre, voyez-vous, parce qu’à cette époque je me suis dit :

— Tiens, trente-deux, un de plus et ça ferait l’âge du sans-culotte Camille Desmoulins à sa mort.

Enfin, bref ! avec ses amis (car il connais Paris entier) et dans tous les bureaux, il a mis, un par un, ses soufflets au Mont-de-piété, à raison de trois francs par pièce.

À chaque passant, il disait

— Allez donc m’engager un soufflet.

Sans compter les commis voyageurs qui lui en engageaient aux Monts-de-Piété de province. Même que le directeur général de l’établissement a fait un rapport à l’Institut, où il écrivait : « Les soufflets désertent les campagnes pour affluer vers les grands centres, etc. »

Enfin, bref, à raison de trois francs, ses trente-deux mille souffles lui ont produit un joli nourrisson de quatre-vingt-seize mille francs à bercer.

Qu’est-ce qu’il est arrivé ensuite ??? Que le gouvernement, pour je ne sais pour quelle réjouissance, a rendu gratis au peuple tous les engagements au-dessous de cinq francs.

Enfin, bref, il est rentré dans ses soufflets, et, comme un vrai déhonté qu’il est, il a recommencé cinq fois son manège dans les mêmes conditions.

À ce marché-là il lui est arrivé vingt bonnes mille livres de rentes, sans compter ses soufflets, qu’il a fini par donner aux hospices (D’un ton sec.) Eh bien ! qu’en dites-vous maintenant, madame Cambournac ? Le v’là votre : il y a gras ! Il y a gras !

Le porc aussi est gras, mais il n’en est pas plus propre !

M. Dutoc. — Et qui épouse-t-elle, la demoiselle Ducerceau ?

Madame Cambournac. — Un homme dans les cuirs avec un nez si retroussé qu’on lui voit la cervelle ! D’abord, il est trop grand ! j’aime pas les gens trop grands, moi, ça n’est pas expansif : faut monter sur un tabouret pour leur tirer les vers du nez : alors ça se méfie.

La veuve Colombin. — Un colosse tout en cheveux, qui dépense deux francs par jour chez son coiffeur : s’il fait ça depuis le berceau, il ne vendra jamais sa tête pour ce qu’elle lui coûte !

M. Dutoc. — Savez-vous son nom ?

La veuve Colombin. — C’est comme le nom d’un musicien qui se termine en i.

M. Dutoc. — Rossini ?

La veuve Colombin. — Pas ça.

M. Dutoc. — Verdi ?

La veuve Colombin. — Pas encore.

M. Dutoc. — Pilati ?

La veuve Colombin. — Non, non… Oh ! je l’ai sur le bout de la langue…

Madame Cambournac. — Tenez, le v’là en personne qui entre dans la maison de la fiancée ; il vient prendre livraison…

M. Dutoc, le reconnaissant. — Ah ! je le connais c’est M. Pilodo !

La veuve Colombin. — Juste ! quand je vous disais que je l’avais sur la langue !

M. Dutoc. — Tiens, tiens, tiens ! c’est Pilodo !… J’ai même également beaucoup connu son père, Pilodo, le chapelier.

Madame Cambournac. — Pilodo, chapelier… mais, attendez donc, j’ai aussi connu ça, moi. Est-ce qu’il n’était pas borgne d’un bras ?

M. Dutoc. — Non, vous confondez avec son frère, l’ingénieur des ponts échauffés, celui qui, plein d’émotion de se trouver en présence d’un roi, a dit un jour à Louis-Philippe : « Ah ! sire, maintenant que je vous ai vu… vous pouvez mourir ! » Ah ! c’est le fils Pilodo qui se marie ! Mais son papa et Ducerceau peuvent aller de pair pour une fortune facilement acquise…

La veuve Colombin. — Contez-nous ça.

M. Dutoc. — C’est bien simple, mais ça prouve la bêtise du Parisien ; c’est Pilodo qui faisait afficher dans Paris :

ON ÉCHANGE UN VIEUX CHAPEAU CONTRE UN ŒUF

Au plus haut cours, l’œuf lui coûtait trois sous, et il revendait un franc le vieux chapeau au premier marchand d’habits venu. Vous comprenez qu’avec un aussi scandaleux bénéfice, il n’a pas tardé à s’amasser un copieux bien-être !

Madame Cambournac. — Ne m’en parlez pas… il n’y a que les intrigants pour réussir. — Ah ! v’là qu’on se remue ; c’est sans doute la mariée qui va mettre le cap sur la mairie, comme dit mon Hyacinthe.

La veuve Colombin. — Non, c’est le porteur d’eau. — À propos, où est-il, M. Hyacinthe ?

Madame Cambournac — Dans sa dernière lettre, il creusait l’isthme de Suez… vous savez bien, cet isthme que M. de Lesseps a fait percer.

M. Dutoc. — À mon avis, c’est bien plutôt l’isthme qui a fait percer votre M. de Lesseps… Oh ! pour le coup, c’est la mariée qui descend ; je vois qu’on se range.

La veuve Colombin. — Non, c’est Aglaé, la cuisinière à Ducerceau ; nous allons pincer du neuf. — Eh ! Aglaé ! par ici, ma toute belle.

SCÈNE II

LES MÊMES, AGLAÉ

Madame Cambournac. — Elle a donc de la glu aux semelles, votre mariée ?

La veuve Colombin. — Est-ce qu’elle a demandé à réfléchir ? Ce serait un peu tard.

Aglaé. — De la patience… Mademoiselle vient de s’évanouir. À l’entrée de son gendre, le père Ducerceau lui a présenté sa fille en disant : « Vierge je l’ai reçue de sa mère, il y a vingt-deux ans, vierge je vous la remets. » — Si vous aviez vu dans ce moment-là comme il était fier !

La veuve Colombin. — Fier ! et de quoi fier ? pour sa vierge de vingt-deux ans ? faut-il pas lui donner une médaille de sauvetage, à cet homme ?

M. Dutoc. — Parbleu ! Newton aussi était vierge, et son père n’allait pas le crier sur les toits.

Madame Cambournac. — Jeanne d’Arc également ; mais on l’a brûlée, celle-là !

Aglaé. — Calmez-vous !… Je ne voulais pas faire du tort à notre demoiselle.

Madame Cambournac. — Votre demoiselle… votre demoiselle ferait mieux de se dépêcher, au lieu de laisser le pauvre monde sur ses jambes à l’attendre. — Oh ! les riches !…

M. Dutoc. — C’est vrai. Pourquoi se marie-t-elle, puisqu’elle n’est pas plus pressée que ça ? Si j’étais le Pilodo, je sortirais et je vendrais ma contremarque.

Aglaé. — Possible, mais il n’en trouverait pas une seconde aussi douce, laborieuse, tranquille et bien éduquée.

La veuve Colombin. — Dites donc, pendant que vous y êtes, mettez-lui de suite une barbe et fabriquez-en un saint de votre demoiselle.

Aglaé. — Sans compte qu’elle est faite au tour.

La veuve Colombin. — Oh ! vous ne la garantiriez pas tout fil.

Aglaé. — Pourquoi pas ?

La veuve Colombin. — La couturière doit bien rire du Pilodo.

Aglaé. — Du tout ; mademoiselle tient ça de ses aïeux… Et puis, voulez-vous que je vous dise, madame Colombin, vous êtes une désillusionneuse !

La veuve Colombin. — C’est possible ; mais, les femmes bien faites, j’ai été payée pour n’y pas croire ; ça m’a coûté jadis ma place chez le baron de Balluchon, où je tenais le linge.

V’là qu’un jour il me dit :

— Madame Colombin, j’ai le cœur vide.

— Il y a, au cinquième étage, l’actrice du Lazari qu’est vacante d’hier ; achetez la charge, que je lui réplique.

— Non, qu’il ajoute, ça c’est à la colle, et je veux me marier à l’huile. Là-dessus, il m’envoie lui prendre un abonnement au Journal des Pompes funèbres.

Tous les matins, il lisait le feuilleton des décès, et, à chaque mari mort, il courait chez la veuve lui demander sa main ; et partout on lui répondait :

— Désolée, mais j’étais retenue d’avance.

Moi je me disais : Puisqu’on guérit de la rage, ça lui passera.

Pour lors, un autre beau matin, il me lâche encore à brûle-pourpoint :

— Décidément, je vais épouser mademoiselle Clarisse, la maîtresse de langues ; c’est une femme magnifique !

— Tant que ça ! que je m’écrie.

— Une Vénus ! une vraie Vénus ! Aussi je ne tiens pas à l’argent.

Faut vous dire que c’était pas la fortune qui gênait la Clarisse pour marcher, tandis que lui il était riche, oh ! mais riche, qu’il ne regardait pas à prendre une voiture à l’heure rien que pour y serrer ses billets de loterie jusqu’au très prochain tirage. Il réglait tous les ans.

Le jour de l’hymen en question, je dévorais sa dulcinée de l’œil, et je me disais :

— Celle-là, c’est de la famille des homards : toute en carcasse, rien à manger… Si c’est une Vénus, elle fait honneur à la marqueterie !

Ah ! ma chère, tout de pièces et de morceaux !

Un démontage à rendre jalouse une chaloupe canonnière ! — C’est au point que moi, qui assistais au coucher de la mariée, je n’ai pas pu m’empêcher de lui dire : « Ah ! madame, laissez-en au moins un peu pour mettre dans le lit ! »

Le lendemain, au lever, le baron de Baluchaud avait l’air penaud d’un éléphant qui a égaré sa trompe au vestiaire.

Aussi, quand je lui dis :

— Eh bien ?

Il eut l’aplomb de me répondre :

— Madame Colombin, tout ce qui laisse à désirer empêche la satiété de venir.

Moi, je commis la bêtise de rire, et, le soir, on me flanqua à la porte, en prétextant que j’avais détourné les mouchettes.

Aglaé. — Je retourne à mon poste. Sans rancune, m’ame Colombin…

La veuve Colombin. — De quoi ? de la rancune ! On voit bien que vous ne me connaissez pas, par exemple ! Que votre demoiselle ait de la banlieue ou qu’elle soit plate comme un liard, ça ne changera pas la fontaine Saint-Michel de place… malheureusement !

Aglaé. — Au revoir, la compagnie !


SCÈNE III

LES MÊMES, MOINS AGLAÉ

La veuve Colombin. — En v’là une fine mouche qui ne donnerait pas sa position aux pauvres !

M. Dutoc. — Pourquoi ?

La veuve Colombin. — Dame ! sa demoiselle mariée, le Ducerceau va rester seul au logis, et on dit que ce veuf a peur la nuit…

Madame Cambournac. — Ne croyez donc pas ça ! Aglaé n’est pas une fille à prendre sur son sommeil pour faire un excès de zèle.

M. Dutoc. — Ah ! pour le coup, c’est la noce qui défile ; voici le garçon et la demoiselle d’honneur.

Madame Cambournac. — Sont-ils mal mis ! On dirait qu’il vont au supplice.

M. Dutoc. — Tiens ! c’est Sanscadet qui est témoin ! un homme qui a des rhumatismes ? Il est donc de toutes les noces ?

La veuve Colombin. — Faut croire qu’il est imposé par la mairie.

M. Dutoc. — Ah ! c’est la mariée.

Madame Cambournac. — Que disait donc Aglaé ? qu’elle était belle femme ! Merci ! de l’estomac comme une lentille sur une assiette, droite comme un boulevard neuf ; tout est à l’alignement.

La veuve Colombin. — En v’là une qui aurait pu se promener pendant deux ans sur le radeau de la Méduse sans tenter la gourmandise des camarades !

M. Dutoc. — Toutes ses leçons de piano et d’anglais ne lui ont pas engraissé les jambes.

Madame Cambournac. — Regardez donc le Filodo ; a-t-il l’air fier ! On dirait qu’il a conquis un drapeau sur l’ennemi.

M. Dutoc. — Avant huit jours, il se mangera les ongles jusqu’aux genoux.

La veuve Colombin. — Voulez-vous mon avis ?… Le mari est volé, on ne lui a pas donné son poids.

(Les voitures disparaissent et les groupes se dissipent.)