Les Peaux-Rouges de Paris (Aimard)/II/XIII

XIII

DE LA GRANDE JOIE QU’ÉPROUVÈRENT QUATRE DE NOS PRINCIPAUX PERSONNAGES, GRÂCE À LA COMTESSE DE VALENFLEURS.


La salle à manger, fort vaste, de l’hacienda de la Florida, ressemblait un réfectoire de chartreux.

Elle était plus longue que large, très haute avec les poutres saillantes, pavée de grandes dalles alternativement blanches et noires, avec les murs boisés en chêne sculpté jusqu’à demi-hauteur.

Les fenêtres, de forme ogivale, avaient des vitraux de couleur enchâssés dans du plomb.

Les murs étaient garnis de bois d’élans, d’ashatas, de têtes de bisons, de jaguars, de cougouars, d’ours bruns, noirs et gris, entremêlées de têtes d’antilopes, de daims d’oppossums et de gazelles ; enfin des dépouilles de tous les animaux de la savane, parfaitement conservées.

Ce qui produisait un effet bizarre et véritablement saisissant.

Çà et là se trouvaient des panoplies, sur lesquelles étaient placées avec goût toutes les armes en usage dans ces régions sauvages, mêlées aux merveilles en ce genre des contrées civilisées.

Une immense table en fer à cheval occupait tout le milieu de cette vaste salle.

Cette table, assez large, en acajou massif, avait dû être construite sur place.

Aucune force humaine n’aurait pu la soulever.

Le haut de la table reposait sur une estrade surélevée d’un mètre, à laquelle on arrivait par trois marches. Un riche tapis garnissait l’estrade et recouvrait le sol.

Les deux ailes de la table étaient donc en contre-bas. Elles étaient garnies de bancs à dossiers en acajou.

Sur l’estrade, il n’y avait que des fauteuils, dont un plus élevé que les autres, celui du maître de la maison.

Là, le service était en vieille argenterie massive, disposée, plats, assiettes, verres, carafes et bouteilles, sur une nappe ouvrée en toile de Flandre.

En bas, le service était en porcelaine, et au bas bout en simple terre de pipe ; il n’y avait pas de nappe.

Dix lustres en cristal tombant du plafond et garnis de bougies servaient à l’éclairage, en collaboration avec deux candélabres en argent à neuf branches, posés à chaque coin de la table de l’estrade, et une douzaine de candiles accrochés à droite et à gauche sur la muraille.

Cette salle à manger, ainsi garnie et éclairée, offrait un aspect véritablement féerique.

Don Cristoval de Cardenas, de marne que la plupart des hacienderos de la frontière, avait conservé la coutume de prendre ses repas au milieu de ses serviteurs les plus immédiats : ceux qu’on nomma la famille, parce que tous appartiennent, depuis longues années, à la maison, et ont, à cause de leurs bons services, en possession de toute la confiance du maître.

Cette coutume patriarcale a de très grands avantagea, par les rapports presque intimes quelle établit entre le maître et les serviteurs.

Lorsque tous les hôtes de l’hacienda furent réunis sur l’estrade, don Cristoval leur indiqua leurs places, puis il fit un signe au mayordomo.

— Ouvrez les portes, ordonna celui-ci.

Les portes furent aussitôt ouvertes.

Les serviteurs entrèrent le chapeau à la main, saluèrent leurs maîtres, et sans embarras, sans tumulte et sans bruit, chacun d’eux alla se placer devant son couvert, mais sans s’asseoir.

Ces braves gens, tous aux traits caractérisés, au teint bruni par le hâle, et aux formes athlétiques, étaient plus de soixante.

Derrière eux, les portes furent refermées et les peones se retirèrent.

Les serviteurs qui venaient d’entrer étaient des espèces de bas officiers : chacun d’eux avait d’autres serviteurs moins élevés sous leurs ordres.

En un mot, c’étaient des hommes de confiance, tigreros, vaqueros, chasseurs, batteurs d’estrade, etc., etc.

L’haciendero se tourna alors le chapelain.

Celui-ci fit le signe de la croix, geste imité par tous les assistants, puis il prononça le Benedicite.

Tout le monde répéta Amen ! et chacun s’assit.

Le souper commença.

Nous ferons observer que, dans ces pays, lorsque la table est mise, tous les plats qui doivent figurer au repas sont disposés sur des réchauds, si ce sont des plats chauds, et tous posés sur la table, même le postre ou dessert.

Seul, le café, dont on fait usage seulement sur l’estrade, est apporté plus tard.

Chacun se sert.

Les Mexicains, comme leurs ancêtres les Espagnols, ne boivent pas en mangeant ; mais seulement à la fin du repas, au dessert.

Les serviteurs boivent de l’eau, du pulque de la chicha et du guarapo ; les maîtres, des vins d’Espagne et de France, mais seulement en petite quantité.

Les Mexicains, comme toutes les races méridionales, sont généralement très sobres.

L’haciendero, par considération pour ses hôtes étrangers, avait fait placer devant eux du vin de France : bordeaux et bourgogne de choix, et des carafes d’eau glacée.

Le souper, malgré les efforts de l’haciendero pour l’égayer, fut assez triste.

Denizà et la comtesse étaient préoccupées.

Elles ne répondaient que par monosyllabes aux questions que leur adressait don Cristoval.

Denizà, comme malgré elle, admirait ces mœurs patriarcales, qui lui rappelaient sa patrie.

Puis elle songeait à son fiancé, et elle devenait subitement songeuse.

Après une heure, le mayordomo se leva.

Tous les serviteurs l’imitèrent.

Depuis quelques instants, ils avaient terminé leur repas.

Le chapelain quitta son siège sur l’estrade, alla se placer au milieu de la table et prononça ses Grâces, les serviteurs répétèrent Amen !

Puis les portes s’ouvrirent, et les serviteurs sortirent sans plus de bruit qu’ils en avaient fait en entrant.

Le chapelain reprit sa place et se remit à manger comme si de rien n’était.

Quant au mayordomo, contrairement à ses habitudes, il avait accompagné les serviteurs dans leur retraite.

L’haciendero frappa dans ses mains.

Une porte s’ouvrit derrière l’estrade : des peones entrèrent, enlevèrent les plats, disposèrent le dessert et apportèrent plusieurs bouteilles de Champagne.

Avec le dessert, la contrainte sembla disparaître.

Les convives s’animèrent, on haussa la voix, et la conversation devint bientôt générale.

Naturellement, on parla politique.

Le docteur d’Herigoyen pria les assistants de ne pas faire attention à lui et de parler en toute liberté.

Dans son for intérieur, le docteur n’était pas fâché de connaître l’opinion véritable des Mexicains sur la guerre.

Les Mexicains sont les hommes les plus courtois qui existent.

Ils ont une politesse raffinée dont ils ne se départissent jamais.

Seulement, ils manient leur langue, si riche en métaphores et en mots à double entente, avec une habileté consommée.

Ils possèdent le secret de dire tout, sans qu’il soit possible de s’en fâcher.

L’expédition fut beaucoup blâmée pour son principe.

Ils la considéraient comme une affaire de Bourse, tentée pour enrichir quelques grands personnages, que l’on nomma en toutes lettres, dans une mauvaise cause, et d’une façon scandaleuse, au détriment de la nation française tout entière ; dont on mettait le prestige maladroitement en jeu.

Les Français ne connaissaient pas plus le Mexique, en 1865, qu’ils n’avaient connu l’Espagne en 1808.

Tout cela finirait fatalement par un échec, et l’armée française serait respectueusement conduite et escortée par les Mexicains jusqu’à Vera-Cruz.

On critiqua fort la tactique du général en chef, qui s’obstinait à manœuvrer contre des guérillas insaisissables, comme il le ferait contre des troupes européennes qui procèdent par masses.

Raousset Boulbon, dit un des convives, connaissait le Mexique, lui : avec deux cent soixante hommes, il réussit, en quinze jours, à s’emparer de toute la province de Sonora, qui est aussi grande que la France.

Mais c’était un chef de partisans, et il faisait la guerre comme on la lui faisait.

Les Français n’étaient pas aimés.

Chefs et soldats étaient trop pillards ils ne respectaient rien, se riaient de tout, et voulaient imposer leurs idées et leurs coutumes au peuple qu’ils venaient, disaient-ils, sauver.

Les pillages, organisés par les chefs de l’armée, étaient scandaleux.

Ils prenaient de toutes mains et faisaient filer incessamment des wagons vers la côte, sans autre souci que celui de s’enrichir quand même, et le plus vite possible.

Ils ne rêvaient que mines d’or, et se figuraient être dans le fabuleux Eldorado, où a si heureusement voyagé Candide.

Tous les chefs du gouvernement mexicain étaient plus ou moins gangrenés, tout patriotisme était mort chez eux.

Une minorité cléricale infime avait appelé les Français.

Depuis que ceux-ci avaient mis le pied au Mexique, ils n’avaient jamais possédé que le terrain occupé par leur armée.

Chaque ville qu’ils quittaient se révoltait derrière eux et toujours, et partout de même.

C’était ainsi qu’ils avaient parcouru tout le Mexique, sans rien gagner.

Toujours aussi étrangers que le premier jour.

Bientôt ils reconnaîtraient leur impuissance à dominer dans ce pays, constamment hostile, et ils seraient contraints de se retirer pour ne pas éterniser une guerre sans but avouable.

Tout cela était dit et bien d’autres choses plus fortes encore, avec cette imperturbable urbanité que rien ne démonte et contre laquelle on ne peut rien.

Les critiques étaient amères, exagérées, sans doute, mais elles avaient un fond de vérité qui n’échappait à personne.

Pour clore cette conversation et l’empêcher de dépasser les bornes d’une discussion courtoise, un Mexicain proposa de boire avec du champagne à l’alliance, bien comprise et véritablement loyale, de la France, qui bientôt deviendrait républicaine, avec la République du Mexique.

Ce toast était une prophétie.

Mais que de larmes, que de sang, de honte et de douleurs nous a coûtés son accomplissement.

Les Mexicains, que nous considérions alors presque comme des sauvages, prévoyaient déjà ce qui, quelques années plus tard, devait arriver.

Ils se montraient plus clairvoyants que nous ne l’étions nous-mêmes.

Le toast proposé eut un grand succès.

Puis la conversation fit un crochet, et l’on parla d’autre chose.

Don Cristoval fit apporter le café, les liqueurs, les cigares et les cigarettes.

Hommes et femmes, tout le monde fume au Mexique.

Généralement, les dames préfèrent les cigares, et les hommes les cigarettes.

Pourquoi ?

Je l’ignore, mais cela est ainsi et je le constate.

Cette coutume étonna fort Denizà.

Quant à la comtesse, elle fuma bravement deux ou trois minces papelitos sans se faire prier.

Ce qui enchanta les Mexicains et lui conquit tous leurs suffrages.

Le chapelain, gros moine pansu à la face rubiconde, fumait sans désemparer et buvait force champagne sans plus songer à dire les grâces.

Un peu plus, il aurait probablement proposé de tailler un monté, ce jeu si cher aux Mexicains, nous ne dirons pas de toutes les classes, les différences sociales n’existent pas au Mexique, mais nous dirons riches ou pauvres, parce que la seule ligne de démarcation qui existe en ce pays est celle produite par l’argent : le pauvre d’aujourd’hui pouvant être riche demain, et vice versa.

Vers neuf heures du soir, le mayordomo entra et dit quelques mots à voix basse à l’haciendero.

Celui-ci parut d’abord étonné, mais se remettant aussitôt :

— Caballeros, dit-il, des tables ont été préparées dans le salon bleu pour le monté.

— À la bonne heure ! au monté ! s’écria joyeusement le chapelain en se levant.

Les autres convives firent chorus.

Tous se levèrent et suivirent le digne aumônier.

Pendant que s’opérait ce mouvement de retraite, don Cristoval avait échangé à voix basse quelques paroles rapides avec dona Luisa.

Puis il s’était hâté de sortir.

Il ne restait plus dans la salle à manger que dona Luisa, Denizà, la comtesse et le docteur.

Ils se levaient pour suivre les autres convives, sans trop savoir à quelle scène ils allaient assister, lorsque dona Luisa les pria de se rasseoir.

— C’est une visite qui nous arrive, dit-elle ; un peu tard peut-être, mais malgré cela très agréable, et fortement désirée.

Les trois personnes se regardèrent.

Elles ne comprenaient pas où dona Luisa voulait en venir avec ces singuliers préliminaires.

La jeune femme sourit.

— Vous ne me comprenez pas, reprit-elle, je m’explique : les personnes qui arrivent en ce moment sont appelées par vous, madame la comtesse, et fiévreusement attendues par vous, doña Denizà.

— Julian ! s’écria Denizà en portant la main à son cœur.

— Cœur-Sombre ! dit doña Luisa.

— Ah ! je le savais bien, qu’il reviendrait ! s’écria la comtesse.

— Quant à moi, je n’en ai jamais douté, madame la comtesse, dit le docteur.

— Vous avez sans doute toutes deux raison, mesdames, reprit doña Luisa ; mais moi, je ne connais que Cœur-Sombre.

— Julian et lui ne font qu’un, dit la comtesse.

— Je m’en doute, reprit doña Luisa, il ne serait que très désobligeant pour vous, mesdames, de revoir ces amis depuis si longtemps attendus dans le salon bleu, au milieu de tous ces enragés joueurs de monté. Si vous le désirez, je vous conduirai dans le salon rose où, déjà, les deux chasseurs vous attendent depuis un instant.

— Madame, dit Denizà avec émotion, vous avez toutes les délicatesses du cœur ; je ne sais véritablement pas comment vous remercier de toutes vos bontés pour une étrangère, que vous connaissez à peine… Le bonheur de ma vie entière dépend de cette entrevue : veuillez y assister en compagnie de votre mari, madame, vous me rendrez bien heureuse, et je vous prouverai ainsi combien je suis touchée de votre généreuse hospitalité.

— J’accepte de grand cœur votre offre, madame, répondit doña Luisa vous faites plus que vous acquitter envers moi en me rendant témoin de votre bonheur ; mais laissez-moi vous avouer que je connais Cœur-Sombre, que j’ai contracté envers lui une dette immense, dont peut-être jamais je ne pourrai m’acquitter ; c’est donc pour moi une grande joie que d’être présente à cette entrevue.

En ce moment don Cristoval rentra.

— Eh bien ! demanda-t-il à sa femme.

— Tout est convenu, répondit-elle seulement, doña Denizà exige que vous et moi, mon ami, nous assistions à cette entrevue.

— Oh ! madame, dit-il, comment oserai-je, moi étranger…

— Je vous en prie, caballero, interrompit-elle avec un doux sourire.

— Je me rends, madame, répondit-il avec un respectueux salut.

— Se doutent-ils de quelque chose ? demanda la comtesse.

— Comment pourraient-ils soupçonner la vérité ? dit le docteur.

— Tant mieux ! la surprise sera complète, dit la comtesse.

— Julian s’attend à me voir, j’en suis sûre, dit nettement Denizà.

— Bon ! c’est impossible ! dit en riant la comtesse.

— Son cœur l’aura averti, et le cœur ne se trompe pas.

— Allons ! dit don Cristoval.

— Allons ! répétèrent-ils tous.

Et ils quittèrent la salle à manger à la suite de l’haciendero, qui marchait en avant pour servir de guide.

Les chasseurs était venus avec une rapidité foudroyante, sans même s’arrêter pour laisser souffler les chevaux.

Cœur-Sombre regrettait intérieurement le mouvement de susceptibilité qui l’avait fait se séparer si brusquement de la comtesse.

Il ne demandait qu’un prétexte pour revenir.

Au lieu de ce prétexte qu’il cherchait, il avait maintenant deux raisons sérieuses.

La lettre trouvée sur le cadavre du Mexicain et le billet remis par Tahera, et dans lequel la comtesse lui demandait secours.

Il n’hésita pas, son amour-propre était à couvert.

Presque toujours, ce sont ces misérables considérations qui dirigent les actions des hommes, et leur font faire tant de sottises et de maladresses.

Cette fois, heureusement, aucunes suites désagréables n’étaient à redouter.

Il était plus de neuf heures du soir lorsque les chasseurs atteignirent la rancheria.

Là ils se séparèrent des guerriers comanches.

lis hésitèrent assez longtemps à monter jusqu’à l’hacienda, à une heure aussi avancée.

Ils s’y décidèrent enfin, à cause de la lettre trouvée sur le Mexicain, et dans laquelle Felitz Oyandi parlait de se rendre cette nuit-là même à la Florida.

Des ordres avaient été donnés par don Cristoval de Cardenas.

Les chasseurs étaient attendus.

Dès qu’ils se présentèrent à la porte, la herse fut levée et ils furent introduits.

Le mayordomo prévint aussitôt l’haciendero, qui se hâta de se rendre auprès des chasseurs.

Mais sur leur refus d’accepter des rafraîchissements, il les conduisit au salon rose dans lequel il les laissa pour se rendre auprès de’a comtesse, avec laquelle Cœur-Sombre avait demandé à s’entretenir d’une affaire importante.

Cœur-Sombre était en proie à une vive agitation.

Il marchait, de long en large, d’un pas saccadé.

Il était pâle et semblait inquiet.

Main-de-Fer lui demanda s’il se sentait indisposé.

— Non, répondit-il d’une voix sourde ; mais je ne sais ce que j’éprouve depuis que nous avons pénétré dans cette demeure ; j’ai le cœur serré, mes idées se troublent. Je ne suis plus maître de moi ; il me semble que je touche à un des moments décisifs de mon existence, et que de l’entretien que je vais avoir avec la comtesse dépend tout mon avenir.

— Je ne t’ai jamais vu ainsi, mon ami ; tu m’inquiètes réellement, répondit son compagnon. Qui peut te causer une émotion si violente ?

— Je l’ignore, répondit il, c’est un pressentiment, qui m avertit : les pressentiments ne s’expliquent pas ; ils sont indépendants de notre volonté. C’est plus fort que moi ; je me sens presque faible. Je n’ai qu’une seule fois dans ma vie éprouvé pareille défaillance. C’est la nuit où, à la veillée, j’ai demandé à Denizà si elle consentait à m’accepter pour fiancé. Oh ! s’écria-t-il avec une poignante douleur : que fais-tu ? Où es-tu maintenant, ma Denisà chérie ?

— Près de toi, mon fiancé, mon cher Julian ! s’écria une voix mélodieuse, avec un accent de tendresse indicible.

La porte du salon s’était ouverte doucement, et une ravissante apparition se tenait, les bras tendus en avant, sur le seuil.

Au son de cette voix si chère, un tremblement convulsif agita tout le corps du jeune homme, un râle s’échappa de sa poitrine, ses yeux lancèrent de fulgurants éclairs.

— Denizà ! s’écria-t-il comme en délire, Denizà ! ah ! mon cœur l’avait deviné !

Il vint tomber, palpitant, aux pieds de la jeune femme.

— Je le savais ! s’écria-t-elle avec un élan sublime d’amour.

Et elle se pencha, gracieuse, vers son fiancé pour le relever.

Mais tout à coup, elle se redressa livide et tremblante.

— Mon Dieu ! s’écria-t-elle ; à moi au secours !

Julian, pâle, mais les traits rayonnants, se releva lentement et en chancelant, en s’appuyant sur Bernardo, qui s’était élancé à son aide.

— Ce n’est rien, dit-il d’une voix faible, je me sens mieux. Ah ! cette émotion m’a brisé ; j’ai cru mourir de joie après tant de douleurs ! Oh ! Denizà, ma vie, mon amour ! je t’aime ! je t’aime !

Et il fondit en larmes, en cachant sa tête sur le sein de la jeune femme, qui lui prodiguait les plus douces et les plus chastes caresses.

— Julian ! mon Julian chéri, reviens à toi, nous sommes enfin réunis ; rien maintenant ne pourra nous séparer, disait-elle, en essuyant ses larmes avec ses baisers, et l’entraînant doucement vers un large divan, où elle le fit asseoir près d’elle.

— Bien vrai, répondait le jeune homme, comme parlant dans un rêve ; nous ne nous séparerons plus ?

— Jamais ! s’écria-t-elle avec passion, jamais !

— Ah ! ce mot me rend heureux, ma Denizà ! Je me sens revivre. Tu es là près de moi ; c’est bien toi ! Ma chérie, ma bien-aimée, si tu savais ce que j’ai souffert, loin de toi ! ajouta-t-il avec tristesse.

— Et moi, mon bien-aimé, j’ai bien souffert aussi, j’ai failli mourir, et sans ton père qui m’a recueillie, sauvée, où serai-je, hélas !

— Mon père, mon bon père ! s’écria le jeune homme avec émotion, lui seul nous manque ! Notre bonheur serait complet si nous rayons près de nous, témoin de notre félicité.

La jeune femme l’embrassa sur le front, et lui prenant la tête dans ses mains mignonnes, elle la lui releva en lui disant avec tendresse :

— Il est là, regarde, Julian ; il jouit de notre bonheur, dans lequel il a la plus grande part.

— Mon père ! s’écria le jeune homme en bondissant sur ses pieds et se jetant éperdu dans les bras que lui tendait le vieillard.

— Julian ! mon fils ! s’écria le docteur.

Et ce fut tout ; l’émotion lui coupa la parole.

Le père et le fils demeurèrent ainsi longtemps enlacés, pleurant et confondant leurs larmes.

Denizà s’approcha doucement.

Et moi, dit-elle, ne l’embrasserai-je pas aussi ?

— Viens ! viens ! lui cria Julian en l’attirant à lui, père ! père ! s’écria-t-il, bénissez vos enfants.

Tous les assistants, groupés un peu à l’écart, étaient profondément attendris par cette scène émouvante.

Ils se sentaient les yeux pleins de larmes.

La comtesse était radieuse.

Elle pleurait, elle aussi, mais de joie.

Elle avait enfin payé sa dette de reconnaissance à ces deux hommes, qui l’avaient jadis sauvée d’une mort horrible.

Tout à coup, Julian se dégagea brusquement des bras de son père.

Il jeta un regard anxieux autour de lui, poussa un cri de joie, et d’un bond il se trouva près de la comtesse, devant laquelle il plia le genou.

— Léona ! ma sœur ! s’écria-t-il en lui prenant les mains qu’il couvrit de baisers, c’est à vous que je dois le bonheur dont je jouis en ce moment. Voyez les heureux que vous avez faits, c’est votre œuvre ! Oh ! comment m’acquitterai-je jamais envers vous qui me donnez tant de joie !

— En aimant bien Denizà, mon frère Julian, répondit-elle en souriant à travers ses larmes, et en me conservant un petit coin de votre cœur.

— Oh ! s’écria Denizà, nous vous aimerons tant tous les deux, que vous ne serez pas jalouse de notre amour. N’êtes-vous pas notre sœur chérie ?

— Oui ! votre sœur, répondit la comtesse, votre sœur qui ne vous aimera jamais assez pour le bien que votre père et votre fiancé lui ont fait !

— Vous vous êtes noblement et grandement acquittée, madame, dit le docteur.

— Les dettes du cœur ne s’acquittent jamais, répondit la comtesse en embrassant Denizà ; n’est-il pas vrai, mignonne ?

— C’est pour cela que nous vous aimerons toujours, Léona, répondit la jeune femme avec un radieux sourire.

— À la bonne heure s’écria Bernardo, qui s’essuyait les yeux dans le coin où il s’était blotti ; nous allons donc, nous aussi avoir nos jours de soleil ! Caraï ! ils se sont fait attendre ; mais du moins ils seront beaux !

Julian lui serra chaleureusement la main.

Puis chacun à l’envi félicita le jeune homme de son amitié dévouée à son ami, et le remercia d’avoir été si fidèle à l’infortune de Julian.

Le docteur surtout ne tarissait pas.

Il déclara qu’il aimait Bernardo comme un second fils, et qu’il le verrait avec joie rester près de lui.

— Eh ! fit le jeune homme, avec sa franchise habituelle, ne craignez pas que je m’en aille, docteur : caraï ! où irais-je seul ? Julian et moi nous sommes inséparables…

Cette boutade excita un rire général, et, la première émotion passée, la joie devint plus calme.

L’haciendero et sa femme voulaient se retirer.

Mais on insista avec tant de grâce qu’ils demeurèrent.

Julian et Denizà causaient à voix basse, les mains dans les mains ; ils avaient tout oublié, avec cet égoïsme de l’amour, pour ne songer qu’à eux seuls et savourer leur bonheur.

— Il faut marier ces gentils amoureux le plus tôt possible, dit la comtesse en riant.

Au mot de mariage, Julian et Denizà avaient dressé l’oreille.

C’est ce que je compte faire ici même, dans votre chapelle, si vous le permettez, don Cristoval, répondit let docteur.

— Elle est tout à votre service, senor, dit l’haciendero.

— Et puis, reprit en souriant le docteur, nous les renverrons passer leur lune de miel en France.

— Hélas ! père, dit Julian, vous oubliez que Bernardo et moi, nous sommes contumaces et que nous avons été condamnés à dix ans de déportation en 1852.

— Je n’oublie rien, fils ; je ne radote pas encore ; toi et Bernardo, vous êtes libres.

— Libres ! s’écrièrent les deux hommes avec une joie profonde.

— Libres ! répéta Denizà, oh ! père, je vous devine, ajouta-t-elle en se jetant à son cou.

— Voyez-vous mademoiselle la câline ! reprit gaiement le docteur en se dégageant doucement, elle devine tout ! on ne peut rien lui cacher ! Ce n’est pas moi, c’est Julian qu’il faudrait embrasser ainsi.

— Oh ! il n’y perdra rien ! dit-elle avec une charmante coquetterie.

— Je le sais bien, dit le docteur en riant.

— Et moi aussi ponctua joyeusement Julian ; mais comment se fait-il ?

— Écoute notre père, dit Denizà, en lui fermant la bouche avec un baiser.

Argument irrésistible, et qui le rendit muet aussitôt.

— Lorsque je me proposai pour faire partie de l’expédition du Mexique, je savais que l’on avait besoin de moi ; je posai donc mes conditions, ou plutôt une condition : la liberté de mon fils et celle de son ami. Ainsi que je m’y attendais, ma demande fut acceptée en même temps que ma nomination, je reçus ces deux pièces transmises par le garde des sceaux à son collègue le ministre de la guerre, et signées par l’empereur. Ce n’est pas une grâce, c’est une amnistie complète et sans conditions, qui autorise MM. Julian d’Hérigoyen, médecin de la Faculté de Paris, et Bernardo Zumeta, propriétaire et ancien marin, à rentrer en France aussitôt qu’il leur plaira et les rétablit dans tous leurs droits civils et politiques.

— Vous avez obtenu ces deux amnisties complètes, père ?

— Les voici, dit le docteur.

Et retirant les papiers de son portefeuille, il remit le sien à chacun des deux jeunes gens.

— Vous pouvez vous en assurer par vous-mêmes, ajouta-t-il en souriant.

— C’est vrai ! s’écrièrent Julian et Bernardo d’une seule voix.

— Oh ! s’écria Bernardo, si c’est un rêve, je demande qu’on ne m’éveille pas, je suis trop heureux ! Caraï ! le Mexique est un beau pays, peut-être un peu trop émaillé de bêtes féroces, de sauvages et de bandits de toutes sortes ; mais je suis chauvin, moi, et j’avoue que je préfère la France, malgré l’absence de mines d’or, et que plus tôt j’y retournerai, plus je serai content.

— Ma foi, moi aussi, j’en conviens ! ajouta Julian en riant de la boutade de son ami.

— Oh ! oui, dit Denizà avec élan ; quittons au plus vite cet affreux pays.

Mais se reprenant aussitôt et se tournant vers dona Luisa, qui la regardait en souriant :

— Oh ! ajouta-t-elle avec sentiment, pardonnez-moi, madame, cette parole inconsidérée, le bonheur rend égoïste ; je sens que je ne serai complètement heureuse que lorsque je serai de retour en France avec celui que j’aime. Tant que je resterai ici, je craindrai de le perdre encore.

— Oui, répondit dona Luisa, vous avez raison, madame vous avez tant et si longtemps souffert ; que votre bonheur actuel vous effraie ; mais, rassurez-vous, ajouta-t-elle avec un délicieux sourire, nous ferons si bonne garde autour de vous, que rien ne troublera voire félicité actuelle.

— Merci, oh ! merci, s’écria Denizà.

Et elle se laissa aller dans les bras de dona Luisa.

Les deux dames s’embrassèrent comme deux sœurs, en laissant couler des larmes que ni l’une ni l’autre ne songeait à retenir.

— Je crois, dit alors la comtesse, qu’il est un moyen bien simple d’assurer le bonheur de nos deux amis.

— Lequel demanda naïvement Denizà.

— Pardieu ! s’écria joyeusement Bernardo, c’est de les marier au plus vite, n’est-ce pas, madame la comtesse ?

— C’est précisément ce que j’allais dire, répondit en souriant madame de Valenfleurs.

— Oui, marions-nous le plus tôt possible, s’écria Julian ; cette pensée est charmante, elle devait venir à madame la comtesse ; n’est-ce pas, chérie ? ajouta-t-il en pressant dans les siennes les mains de sa fiancée.

— Oui, mon Julian, répondit vivement la jeune femme avec une pudique rougeur : je suis à toi, et si je suis venue au Mexique, c’est avec la pensée d’y faire consacrer notre union.

— Hum ! dit le docteur en riant, les amoureux sont tous et toujours les mêmes : ils ne doutent jamais de rien. Nous avons bien des choses à faire avant cela.

— Comment ! que voulez-vous dire, mon père ? s’écria Julian avec vivacité ; existerait-il quelque empêchement à notre mariage ?

Denizà ne dit rien, mais ses yeux battirent comme si elle allait pleurer, et elle se sentit pâlir.

— Je n’en vois aucun, reprit le docteur en souriant. Rassurez-vous donc, mes enfants ; mais, il est des convenances avec lesquelles il faut compter : ainsi, par exemple, Julian et Bernardo, bien qu’ils aient tous les deux leur amnistie entre les mains, ne sont encore que des contumax, des condamnés évadés, aux yeux des autorités françaises.

— C’est juste, dit Julian ; pardonnez-moi, mon père, je l’avais oublié.

— Je comprends cela, dit en riant le docteur, tu ne penses qu’à ta fiancée, et tu ne vois qu’elle.

— Il a raison ! s’écrièrent les dames en riant.

— Pardieu, je le sais bien ! reprit le docteur avec bonhomie : c’est précisément pour cela que nous, qui sommes sages et de sang-froid, nous devons réfléchir pour lui et pour sa charmante fiancée, dans l’intérêt même de leur bonheur. Il importe donc que Julian et Bernardo fassent au plus vite légaliser leur position, et rentrent dans la plénitude de leurs droits civils et politiques. Pour cela, il faut qu’ils se présentent en personne au général français commandant l’État de Sonora, et fassent ainsi acte de soumission au gouvernement impérial.

— En commettant une lâcheté, dit Julian, d’une voix sourde, en fronçant les sourcils.

— Julian ! dit le docteur d’un ton de reproche.

— Eh ! mon père, avez-vous réfléchi à ce que vous exigez de moi ? s’écria le jeune homme avec force. En vous obéissant, je commettrais une lâcheté ; je répète le mot, parce qu’il est juste, trop juste malheureusement…

Tous les assistants regardaient avec stupeur et une admiration douloureuse le fier jeune homme qui s’était soudain redressé, dont les regards semblaient lancer des éclairs, et qui les dominait sous le coup de sa généreuse indignation.

— Eh ! quoi, continua-t-il d’une voix éclatante, il a plu à un homme banni et mis hors la loi de reconnaître, par la plus honteuse perfidie, la plus inavouable ingratitude, les bienfaits du gouvernement républicain, qui lui avait rendu tous ses droits et l’avait élu son premier magistrat ; il a plu à cet homme, dis-je, parce qu’il porte le nom de Napoléon, de se prétendre l’héritier de l’homme de Brumaire, de trahir tous ses serments, de violer la Constitution qu’il avait jurée librement ; de traîner dans la boue tous les droits de cette nation qui l’avait amnistié, et de ramasser dans une mer de sang la couronne qu’il n’a pas craint de poser sur son front, et en volant le trône sur lequel il s’est assis par la terreur, malgré toutes les lois divines et humaines : il faut que je sois contraint, moi innocent, dont il a brisé l’avenir ; moi, innocent qu’il a condamné à une vie de misère et de douleur, qui depuis quatorze ans mène une existence de paria au milieu des déserts américains, par le fait des lâches sicaires de cet homme ; il faut que moi, citoyen, honnête homme dont la conscience est pure de toute action blâmable ; il faut, dis-je, que moi, la victime, et lui le bourreau, je m’incline devant lui, et je reconnaisse qu’il a eu le droit de me martyriser, puisqu’il me fait grâce, et d’accepter cette grâce avec reconnaissance… Oh ! fit-il avec un sanglot qui déchira sa poitrine, c’est aussi trop exiger de moi, mon père ! car c’est plus que la vie, c’est le déshonneur qui m’est imposé !…

Et, cachant sa tête dans ses mains, il fondit en larmes.

Tous les assistants étaient atterrés.

— Julian, au nom du ciel ! s’écria le docteur, vois Denizà, aie pitié d’elle !

Tous les regards se tournèrent alors vers la jeune femme.

Mais Denizà, pâle, mais souriante, et les yeux brillants d’un généreux enthousiasme, se leva de son siège, s’approcha d’un pas lent, et pour ainsi dire automatique, du fier jeune homme, et lui posant doucement la main sur l’épaule, elle lui dit de sa voix harmonieuse, brisée par une émotion intérieure, mais vibrante :

— Bien, Julian ! bien, mon fiancé !… Je te loue et je suis heureuse de cette généreuse indignation contre ce tigre à face humaine, cet assassin de femmes et d’enfants, dont le trône est fait de cadavres et cimenté du sang de ses victimes. Je suis fière de toi, et mon amour grandirait encore si cela était possible. Pas de grâce, pas de honteuses transactions avec notre bourreau… Je serai la femme du transporté, du paria, du proscrit ; mais ton honneur, qui est le mien, restera intact. Dans ce désert où nous vivrons et vieillirons côte à côte, nous aurons pour nous consoler l’estime de nous-mêmes et la conscience de ne pas avoir transigé avec notre devoir !

— Oh ! s’écria Julian le visage rayonnant de joie et la serrant dans ses bras avec une énergie fébrile. Oh ! je te reconnais bien là, toi, ma femme adorée ! Merci, Denizà ! Merci, ma chérie ! Je suis tien comme tu es mienne : rien désormais ne pourra nous séparer ! Nous vivrons libres au désert, sous le regard de Dieu, et qui sait ? peut-être plus tôt que nous ne le croyons nous-mêmes, le pouvoir tyrannique qui nous a proscrits retombera-t-il noyé dans la boue sanglante dont il est sorti, et rentrerons-nous, fiers et heureux, dans cette patrie si chère dont nous avons été si odieusement bannis !

Et, enlacés dans les bras l’un de l’autre, ils confondirent leurs larmes

Larmes de joie, car leur cœur battait à l’unisson et leurs sentiments étaient les mêmes !

— Nous serons trois, dit simplement Bernardo en serrant la main de Julian.

— Merci ami, j’accepte, répondit Julian en lui rendant sa chaleureuse étreinte.

— Je savais qu’il en serait ainsi, s’écria le docteur d’un air désolé. Mais les choses ne se passeront pas de cette façon ; je ne le veux point. Écoute-moi, Julian.

— Parlez, mon père, Denizà et moi nous vous écoutons avec la plus sérieuse attention.

— C’est bien, répondit le docteur. Écoute donc ; tu es mon fils, ton honneur est le mien, tu le sais.

— Je le sais, oui, mon père.

— Je ne consentirai jamais à transiger avec cet honneur qui m’est plus précieux que la vie ; mais il ne faut pas jouer le bonheur de son existence tout entière sur un coup de dé… tu ne veux pas faire cet acte de soumission au gouvernement auquel tu dois tous les malheurs immérités qui ont fondu sur toi ; mais les situations que l’on ne peut trancher, on les tourne.

— Mon père…

— En conservant l’honneur sauf, bien entendu.

— Je ne comprends pas bien où vous voulez en venir, mon père.

— À ceci tout simplement : que, sans vous présenter aux autorités françaises, Bernardo et toi, tout en conservant la liberté de vos opinions, vous pouvez vous engager à ne rien faire contre le gouvernement établi, tant qu’il existera, et de ne vous occuper en aucune façon de politique active. Il vous sera d’autant plus facile de prendre cet engagement, que jusqu’à l’heure néfaste où vous avez été condamnés, jamais ni l’un ni l’autre vous n’aviez songé à la politique. C’est donc une déclaration sans importance ; je la rédigerai moi-même, et vous ne la signerez qu’après l’avoir lue et approuvée. Le général français qui commande à Urès est un de mes vieux amis d’Afrique, sur lequel je puis entièrement compter ; l’affaire ira donc toute seule ainsi.

— Pardon, mon père, dit Julian, cependant il me semble que si…

— Laisse parler notre père, dit Denizà avec un délicieux sourire ; tout ce qu’il dit est très bien.

— Et elle lui ferma la bouche avec ses mains charmantes.

Le jeune homme se tut, enchanté de pouvoir, tout à son aise, couvrir de baisers les mains mignonnes de sa fiancée.

Le docteur reprit en souriant :

— Cette formalité sera la seule que l’on exigera ; c’est bien peu de chose, n’est-ce pas ?

— En effet, mon père, répondit vivement Denizà, pour elle et pour Julian.

— Seulement, j’inviterai le général X… à votre mariage, et lorsque les présentations auront été faites, vous lui répéterez de vive voix l’engagement que vous aurez pris par écrit, cela vous convient-il ainsi ? croyez-vous pouvoir accepter ces conditions ? réponds, Julian.

— Certes ! s’écria joyeusement Denizà, car notre honneur sera sauf.

— Tu ne me réponds pas, mon fils, reprit le docteur.

— Denizà a répondu pour elle et pour moi, père, dit le jeune homme en souriant. Il me semble qu’un homme peut en toute sûreté de conscience accepter une telle condition, mais il est bien entendu qu’il n’y en aura pas d’autre.

— Je t’en donne ma parole.

— Il suffit, mon père ; nous acceptons, n’est-ce pas, Denizà ?

— Des deux mains, répondit-elle, en riant avec malice.

— Et vous, Bernardo ?

— Oh ! moi, vous le savez, tout ce que fait Julian est bien ; donc, j’accepte.

— À la bonne heure ! voilà qui est convenu, s’écria le docteur avec joie. Je savais bien que je ferais entendre raison à ces mauvaises têtes.

— Parce que, mon père, répondit Denizà, vous êtes la bonté, la sagesse et le dévouement.

Et elle l’embrassa avec effusion.

— Câline, lui dit-il avec une charmante bonhomie, il me fallait bien trouver un moyen, car plutôt que de me séparer de vous deux, je serais resté ici.

— Je le sais bien, répondit-elle avec émotion.

— Maintenant que tous les nuages sont dissipés et que le beau temps est revenu, dit en riant la comtesse, il s’agit de fixer la date du mariage. Je reprends la question où nous l’avons laissée.

— Le plus tôt possible s’écria Julian, en pressant les mains de Denizà, n’est-ce pas, chérie ?

— Oui, mon Julian ; puisque tout est arrangé, répondit-elle en souriant ; qu’en pensez-vous, mon père ?

— J’y consens ; mais pour que votre mariage soit valable, il faut qu’il soit d’abord contracté civilement par devant les autorités françaises.

— C’est juste, dit Julian, la cérémonie religieuse ne passe qu’en seconde ligne.

— Je me charge d’obtenir le consentement du général X…, dit le docteur.

— Urès n’est pas loin ; c’est une affaire de quatre ou cinq jours, dit l’haciendero.

— Bon ! voilà qui simplifie encore les choses ; les deux cérémonies auront lieu le même jour, ici à la Florida, n’est-ce pas ?

— Certes ! s’écrièrent tous les assistants.

— Le sous-intendant militaire remplacera l’officier civil ; il rédigera le contrat et nous le rapportera tout prêt à être signé. C’est parfait, reprit le docteur ; nous fixerons donc le mariage à un mois.

— Quinze jours, dit Julian ; ce laps de temps est suffisant pour tout préparer et nous mettre en règle avec le gouvernement.

— Soit, quinze jours ; est-ce convenu ?

— C’est convenu ! reprit-on d’une seule voix.

— Très bien, reprit le docteur ; maintenant que tout est arrêté, que nous sommes d’accord, je suis d’avis que nous laissions ces dames se livrer au repos. La journée a été émaillée d’émotions un peu vives, dont elles ont besoin de se remettre ; d’ailleurs la nuit est déjà avancée.

— Oui, dit vivement Julian, pas d’égoïsme ! Demain, de bonne heure, nous nous reverrons ; maintenant que nous sommes assurés de notre bonheur, nous pouvons attendre pendant quelques heures le plaisir de nous revoir.

Cette double invitation ne souleva pas d’objections.

Les dames, et particulièrement Denizà, étaient véritablement fatiguées et avaient besoin de repos.

Les dames se levèrent.

On se souhaita le bonsoir avec force promesses de se retrouver le lendemain.

Puis la comtesse de Valenfleurs, doña Luisa de Cardenas et Denizà se retirèrent.

Les hommes sa préparaient à en faire autant, mais ils furent arrêtés par un geste muet de Julian, qui les invitait à rester encore pendant quelques instants.

Chacun se rassit.

Il était minuit.

Tout dormait dans l’hacienda.

Un calme profond régnait au dehors dans la campagne.

Seulement, à de longs intervalles on entendait les glapissements ironiques des coyotes en chasse, auxquels répondaient avec rage les molosses de l’hacienda.