VIII

LA FEMME DE TREIZE ANS


— Emmeline —

Peut-être faudrait-il montrer une femme après cette comédienne ; mais les procédés littéraires, j’entends les plus ingénieux et les plus délicats, sont devenus si grossiers à force d’avoir été employés, qu’il vaut mieux les oublier franchement et marcher tout droit devant soi.

Je suis à l’Opéra ; j’y reste. Si vous avez traversé les coulisses de l’Opéra pendant l’hiver de 1853, vous devez vous rappeler la furie d’enthousiasme avec laquelle on y admirait alors la beauté d’une jeune fille de treize ans, la petite Mignon, de son vrai nom Emmeline Bazin, fille de madame Bazin, marchande à la toilette dans la rue de Provence. À la classe, au théâtre, chez les directeurs, c’était un engouement passionné pour cette tête virginale et mourante, si raphaélesque sous sa chaude pâleur et sous ses cheveux noirs, plus fins qu’abondants. Les yeux ardents sous des cils démesurés, des lèvres si douces et si tristes, ces petites mains longues et déjà blanches et par-dessus tout l’expression résignée et poétique des traits qui donnait un charme douloureux à tant de grâces enfantines, prenaient et subjuguaient les âmes. Camille Roqueplan a peint d’après Emmeline une tête qui reste un de ses chefs-d’œuvre, et que M. Aguado vient de reproduire tout dernièrement par la photographie. Ce portrait, type de la beauté angélique, semble celui d’une jeune martyre, destinée à être égorgée sous ses roses blanches avant même d’avoir mouillé ses lèvres au bord de la coupe, et explique la séduction irrésistible exercée par Emmeline sur un monde où il se remue pourtant sans relâche tant d’or et tant d’idées, et qui ne perd pas les minutes à s’attendrir.

On l’adorait d’autant plus que c’était une véritable enfant, si émue et émerveillée pour un hochet ou pour un bout de ruban, pour quelques bonbons que lui donnaient ces charmantes femmes, mademoiselle Louise Marquet ou mademoiselle Mathilde Marquet, ou mademoiselle Legrain, ou mademoiselle Nathan, ou mademoiselle Crétin, qui ressemble au portrait de la Joconde ! Madame Cerrito et cette illustre Alboni, qui est bonne par-dessus le marché, mangeaient de baisers la petite Mignon, et, pendant la représentation, lorsqu’elle pouvait entrer pour quelques instants dans une des « loges sur le théâtre, » dans celle de M. Barbier ou dans celle d’Arthur Kalbrenner, on la fêtait comme une petite princesse. Et elle remerciait si gentiment, si naïvement ! Mademoiselle Alboni lui disait un jour : Petite Mignon, aimerais-tu à être la fille d’une reine ? — Si je n’avais pas ma mère, répondit Emmeline. Oh ! oui, sans doute, oui, madame, car je me sens bien heureuse quand vous m’embrassez ! (Ô divine inspiration des enfances rayonnantes !) Mais c’est ici qu’il faut placer l’historiette du peintre Abel Servais, mort d’une maladie de langueur à Nice, Nizza Maritta, le 20 mai dernier, à cette époque de l’année où le poëte s’écrie : « Voici le temps de respirer les roses ! » Je copie ici, pour expliquer la situation, un fragment d’une lettre écrite par Abel.

À Monsieur Edmond Richard, à Rome.

« …. Inutile donc de te raconter par quelle série de circonstances très-naturelles les grands portraits de Vestris et de mademoiselle Guimard, exécutés pour le ministère, m’ont valu mes entrées dans les coulisses de l’Opéra. Ce que je veux te dire, c’est que, moi aussi, je vais escalader le ciel de mon rêve ! Enfin, Edmond, moi qui ne pouvais comprendre l’Amour que serré dans mes bras et endormi sur ma poitrine ; moi qui voulais sentir battre le cœur de mes idoles et qui meurtrissais ma chair contre la pierre et le bronze de ces statues, je l’ai trouvée, Béatrix et Laure, cette conscience visible de mon génie, cette âme de ma pensée que tu me souhaitais et qui m’inspirera mille chefs-d’œuvre ! Je t’ai dit qu’elle est descendue du ciel hier même et qu’elle a treize ans : qu’importe ? car je me brûlerais la cervelle avant de lui laisser deviner cet amour ; elle sera toujours pour moi le céleste démon couronné d’étoiles qui éveille les lyres en marchant sur les nuées frémissantes ; divinité vers qui je tendrai mes mains silencieuses ! Devine, car je ne suis pas poëte ! Depuis que j’ai vu Emmeline, je comprends tout, je sais tout, mes yeux plongent à nu dans l’infini, je n’ai qu’à laisser courir sur la toile mes mains impatientes et à retrouver dans mon souvenir son regard, qui me dit : Travaille ! et ses mains dans lesquelles, visibles pour moi seul, ondoient les palmes verdoyantes… »

Comme je n’écris pas un roman, veuillez accepter sans explication que l’atelier d’Abel Servais est précisément contigu au très-riche appartement occupé par mademoiselle Euphrasie Godevin, de l’Opéra, au haut d’une maison-hôtel de la rue Boursault, élevée seulement de trois étages. Vous pensez bien qu’ayant là, à la portée de main, les Œuvres complètes de M. Scribe (édition Furne, avec les gravures d’après les deux Johannot), il me serait facile d’y trouver un truc pour rendre vraisemblable cette circonstance vraie. Mais alors, à quoi cela servirait-il de ne pas aller à la comédie et de rester chez soi, chaussé de bonnes pantoufles, en s’occupant à lire Atta Troll ? Quoi qu’il en soit, le facétieux caricaturiste Cardonnet, si franchement exécré par M. Philippon, à cause de son manque d’exactitude, avait occupé, avant Servais, l’atelier de la rue Boursault, et, par suite de la gaminerie inhérente à son caractère, avait cru devoir percer dans son mur force trous de vrille, pour épier l’existence très-tourmentée d’Euphrasie Godevin. Cette circonstance, connue d’Abel, lui avait été jusqu’alors on ne peut plus indifférente ; mais devinez avec quelle ardeur il vint coller, tantôt ses yeux, tantôt son oreille aux trous de vrille, quand il eut reconnu à travers la cloison, chez Euphrasie, la voix mélodieuse d’Emmeline Bazin. Aussi ne perdit-il ni un mot ni un geste de la scène qui se passa entre cette idéale enfant et mademoiselle Godevin, ce qui explique son trépas élégiaque ! Il mourut, comme tant de rêveurs, faute d’avoir médité le mot du financier Ouvrard : que le premier devoir d’un homme est d’être complétement et régulièrement rasé tous les matins avant sept heures.

Ivre de douleur, déchevelée, noyée de larmes, ses habits détachés et arrachés, poussant des cris et des sanglots, Euphrasie Godevin, ivre d’une abominable douleur, frappe sa tête contre les murailles.

Entre la petite Mignon qui a forcé la consigne.

Mignon ? non pas ; celle-là n’est pas la petite Mignon, celle-là n’est pas Emmeline ! Elle est pâle encore, mais de la pâleur sinistre et effrontée de l’orgie ; dans ses yeux c’étaient des rayons, à présent ce sont des charbons ardents et des flammes sous les cils d’un noir funèbre. Le geste impudent et hardi, le sourire cynique ; c’est encore la jeune fille de treize ans, mais qui a vécu treize ans dans l’Enfer en scandalisant l’Enfer.

Euphrasie se lève en sursaut.

— Pardon, murmure-t-elle d’une voix étouffée, je ne puis pas vous voir, je ne puis voir personne ; et d’un geste violent elle veut renvoyer Emmeline.

— Allons, dit celle-ci, laissons là le mélo, ou nous ne finirons jamais ! Tu as toujours pris la vie au tragique ; tu ne peux pas te figurer que c’est une comédie, comme Mercadet et Les Fourberies de Scapin : mais, parlons bien ! Ton Agénor s’est trompé de nom en signant une lettre de change, et il a oublié de payer la lettre de change, et tu as peur qu’il n’aille là-bas ; il n’ira pas, voilà son papier !

— Hein ! fit Euphrasie stupéfaite jusqu’à l’épouvante, on vous l’a donné ? vous me le rendez !

Et elle couvrait de baisers et de larmes les mains de la petite Mignon.

Emmeline regarda mademoiselle Godevin avec une insolente et profonde pitié.

— Ah ! murmura-t-elle, cette fille-là ne comprendra jamais. Mais voyons, cherche-moi d’abord de l’eau-de-vie et une robe de chambre, et un cigare, et des pantoufles ! et puis causons.

Et lorsque Euphrasie eut obéi, Emmeline reprit :

— Écoute-moi, grande sotte, et ne réponds rien, tu dirais des choses inutiles ! On ne m’a pas donné ça, parce qu’on ne donne rien, mais je l’ai acheté, parce que j’achète tout ce que je veux ! Maintenant, je ne viens pas te le rendre, je viens te le vendre ; je ne t’aime pas, moi, je n’aime personne.

— Mais, balbutia Euphrasie, je n’ai plus rien, il m’a tout pris !

— Enfin ! dit Emmeline avec un profond soupir, décidément elle est bête ! Innocente que tu es (et elle s’enveloppait d’une fumée épaisse !), il paraît que tu as quelque chose encore, puisque je viens t’offrir de la marchandise, et tu sais une chose, c’est que je ne fais pas partie de la société du doigt dans l’œil.

— Eh bien, parle, je ferai tout ce que tu voudras !

— Parbleu ! je l’espère bien ; mais je t’en supplie, tâche de comprendre. Vois-tu, je sais tout, j’ai le flair de l’instinct et le génie de toutes les affaires ; je compte comme Rothschild, j’ai de la glace dans les veines, et je me soucie des hommes et des femmes autant que de ça ! Par malheur, je vais sur mes quatorze ans (on n’est pas parfaite !) et ma mère m’ennuie ; ma mère, vois-tu, a une maladie, son garde municipal qu’elle veut épouser ; seulement, voilà ce que je n’aime pas, elle veut l’épouser avec les immenses capitaux que j’ai déjà réunis. Eh oui ! ne t’étonne pas, tu penses bien que si je fais l’enfant avec tous ces birbes, ça ne peut pas être pour le roi de Prusse !

— Mais, objecta Euphrasie Godevin un peu rassurée et revenue à son caractère, tu en as encore pour huit ans à être mineure : comment faire pour t’affranchir de ta mère, car le Code est formel ?

— Voilà, dit Emmeline, j’ai joué le grand jeu, j’ai intéressé à moi madame de Therme, une des plus grandes dames de France, que j’ai rencontrée chez son confesseur. Je me suis jetée à ses pieds, et je l’ai suppliée de me faire entrer dans une maison religieuse, en lui disant que ma mère voulait me vendre. Il a été question d’assembler un conseil de famille et d’enlever ma tutelle à madame Bazin ; mais j’ai un moyen de tout arrêter, si ma mère veut être raisonnable et se contenter de se marier avec une honnête aisance.

— Seulement, fit Euphrasie, il te faut un dépositaire !

— Oui, ma biche. Tu y viens donc ? Je vous apporte la fortune, mais n’espérez pas m’égorger ; vous aurez un quart dans les bénéfices, pas un liard de plus, car je garde votre fafiot, et je le rangerai dans un endroit où personne ne le retrouvera, pas toi plutôt que les autres. Il y a bien le cas où tu me le prendrais de force à présent, mais (dit-elle en tirant de sa poche un poignard long et aigu), il y a aussi ça.

— Ah ! ma chère, répondit Euphrasie avec un soupir d’envie, tu es joliment forte !

— Oui, dit Emmeline. J’aurai deux cent mille francs sur l’affaire des terrains du clos Saint-Lazare, puis il y a les rentes, deux cents actions dans l’affaire des fiacres, dès qu’elle se fera, et c’est à moi spécialement qu’a été donné le privilége du petit théâtre à bâtir rue de Rivoli ; seulement il me faut un prête-nom, c’est Agénor qui le sera, et c’est lui aussi qui réalisera en argent les malles de bijoux que j’ai enfouies. Il sera riche et toi aussi, et moi aussi, moi surtout ! Mon plan est bien simple ; Gérard sort aujourd’hui de Saint-Cyr. Dans sept ans, il sera décoré et capitaine ; grâce au million que je lui apporterai il obtiendra de reprendre le titre et le nom de sa mère, nous nous marierons, et tout sera dit. Car lorsqu’on n’est pas honnête fille, il faut se faire honnête femme ou on ne mérite aucune pitié, car on est une bête !

— Et quand veux-tu t’entendre avec Agénor ?

— Je vous donnerai un rendez-vous, et je viendrai avec mon notaire ! Je verrai Gérard chez toi tous les huit jours ; de plus tu loueras sous ton nom dans le faubourg Saint-Germain une chambre dont tu me remettras la clef et où personne n’entrera jamais, pas même toi ! car on a beau être forte, il faut prévoir tout, même les caprices !

— Mais, dit Euphrasie…

Sa voix s’éteignit ; les deux femmes échangèrent quelques mots absolument à voix basse, quoiqu’elles crussent être toutes seules, et toutes deux rougirent.

Comme je l’ai dit en commençant, Albert Servais, qui avait tout entendu, est mort, mais il n’est pas devenu fou, ce qui témoigne d’une grande énergie. Aussi c’était un coloriste, nourri de Shakspeare. Le soir même du jour où avait eu lieu cette conversation trop parisienne, la petite Mignon, sur la scène de l’Opéra, était accoudée sur un pan de décor, dans une pose délicieusement naïve et enfantine.

— Vous avez du chagrin, mon enfant, lui dit un ministre.

— Oui, monsieur ; ce soir, en venant au théâtre, il fait une si belle nuit ! j’ai vu le ciel bleu plein d’étoiles, j’ai pensé que ma mère qui m’aime tant ira peut-être là avant moi, et depuis ce moment-là… je pleure !