Les Origines de la philosophie d’Auguste Comte - Comte et Saint-Simon

Les Origines de la philosophie d’Auguste Comte - Comte et Saint-Simon
Revue des Deux Mondes3e période, tome 82 (p. 593-629).

LES ORIGINES
DE LA
PHILOSOPHIE D'AUGUSTE COMTE

COMTE ET SAINT-SIMON

Si nous considérons la philosophie du XIXe siècle en France dans son ensemble, nous pouvons dire que le problème qui a le plus préoccupé les philosophes, c’est celui de la diversité et de l’opposition des systèmes en philosophie. La philosophie, en effet, dans la suite de son histoire, nous présente un spectacle des plus décourageans et en apparence inexplicable : c’est que toutes les grandes questions donnent naissance à des conceptions différentes et souvent contraires, qui renaissent sans cesse, toujours plus ou moins semblables à elles-mêmes, mais dont aucune ne réussit à triompher définitivement des autres. C’est ce qu’on appelle des systèmes. Pendant longtemps, on a pu penser que ces disputes venaient de ce que l’on n’avait pas encore trouvé le véritable système, et que, lorsqu’il apparaîtrait, tout le monde s’y rallierait. Mais l’épreuve a été renouvelée si souvent, et par de si grands hommes, qu’il a dû arriver un moment où l’on a perdu l’espérance de voir éclore ce système type et définitif que l’esprit humain réclame. On s’est donc trouvé en face de ce fait, qui paraissait la condition essentielle de la science philosophique, à savoir la contradiction des systèmes, et l’on a dû se demander ce que ce fait signifiait. Étant donné que la multiplicité des systèmes est la condition fondamentale de la philosophie, et que la victoire définitive et exclusive d’un de ces systèmes n’est pas à espérer, il n’y avait plus que deux solutions possibles : ou tous ces systèmes ont tort, ou tous ces systèmes ont raison. La première de ces deux conceptions est la conception positiviste, la seconde est la conception éclectique. Ce sont ces deux conceptions qui se partagent la philosophie de notre siècle et qui en font l’originalité. Cherchons à expliquer : 1° pourquoi ces deux conceptions ont attendu notre siècle pour se présenter aux esprits ; 2° pourquoi, dans ce siècle même, la conception positiviste a été précédée de la conception éclectique ; 3° quelle est la valeur relative de ces deux conceptions. Pour répondre à ces différentes questions, il faut reprendre rapidement l’histoire de la philosophie moderne depuis Descartes.


I

A l’époque où parut Descartes, une vaste espérance s’était emparée de l’esprit humain. Au sortir de l’ignorance et de la barbarie du moyen âge, après plusieurs siècles de servitude intellectuelle, il était permis de penser que l’esprit humain, arrivé à la maturité, était devenu apte à penser par lui-même, ou du moins à ressaisir, avec intelligence et indépendance, les traditions de l’antiquité. A la rouille grossière des pédans scolastiques succédait la belle culture des lettres classiques ; aux faux systèmes d’astronomie, de physique, de physiologie, commençaient à succéder les grandes découvertes modernes. Après deux siècles d’un travail confus, mais fécond, Descartes parut enfin pour résumer, condenser, et diriger toutes les aspirations de la renaissance. Il s’appliqua surtout aux mathématiques ; et, créant une méthode nouvelle, il créa une science nouvelle : la géométrie analytique, qui devint, pour la science moderne, un instrument d’une précision et d’une fécondité incomparables. Ayant trouvé ainsi par sa méthode, qui n’était pour lui que l’expression du bon sens, la solution de problèmes qui, jusqu’à lui, avaient paru insolubles, se retournant alors vers la philosophie, et voyant la confusion des opinions philosophiques, comment pouvait-il ne pas croire que c’était à l’ignorance, à l’absence de toute saine méthode, aux disputes stériles, à l’abus de l’autorité d’Aristote, que la philosophie devait l’état « de doutes et d’erreurs » dans lequel elle plongeait les esprits ? Partant de cette idée qu’en philosophie, « il ne se trouve encore aucune chose dont on ne dispute, et par conséquent qui ne soit, douteuse, » il dut croire qu’en appliquant à la philosophie la même méthode qui lui avait si bien réussi en mathématiques, l’on résoudrait de même les questions qui avaient résisté à toutes les disputes des écoles, et que l’on arriverait ainsi à fonder une véritable philosophie. Et que l’on n’oublie pas que par philosophie il n’entendait pas seulement la métaphysique, la psychologie, la morale, mais encore toutes les autres sciences : physique, astronomie, physiologie, toutes sciences qui étaient alors dans le même état que la philosophie elle-même, c’est-à-dire traitées par la méthode de dispute et par le principe d’autorité. Ces sciences n’étaient pas encore devenues des sciences. Il y avait lieu de penser qu’elles le deviendraient ; et il n’y avait pas de raison de croire qu’il n’en serait pas de même de la métaphysique. On pouvait donc supposer, et Descartes l’affirmait, que ce n’était qu’une question de méthode. On s’y était mal pris ; on s’y prendrait mieux. L’exemple des mathématiques était là. Il n’y avait qu’à le suivre : partir des idées simples, procéder du simple au composé, n’employer que des idées claires et distinctes, ne rien oublier et ne rien omettre, tels sont les principes lumineux de la nouvelle méthode. Il n’y avait qu’à les appliquer, et la science était fondée. Là est la raison du dogmatisme étonnant de Descartes, dogmatisme dont le doute méthodique n’était que l’introduction rapide et provisoire, destinée surtout à débarrasser le terrain de tout ce qui le gênait.

Les prévisions de Descartes se vérifièrent bientôt, du moins en ce qui concerne les sciences proprement dites. La physique, la mécanique, l’astronomie, grâce à Galilée, à Newton, à Huyghens et Descartes lui-même, prirent leur essor, se dégagèrent des vains systèmes et des vagues hypothèses de la scolastique ; ces sciences eurent bientôt des résultats certains, incontestés ; on cessa de disputer, on démontra. La forme systématique ou hypothétique fut abandonnée ; la vraie forme scientifique était découverte.

Maison ne fut pas aussi heureux en philosophie proprement dite, et la séparation de la philosophie et de la science commença à s’accuser d’une manière tranchée. On avait disputé avant Descartes ; on disputa après lui, et d’abord contre lui, puis à sa suite et en poussant ses idées, en différens sens, plus loin ou autrement que lui ; et ses disciples eux-mêmes ne se privèrent pas de disputer entre eux. Au lieu de détruire l’esprit de système en philosophie, la réforme cartésienne lui donna un nouvel essor : On n’avait connu jusque-là que les écoles de l’antiquité ; on eut bientôt les écoles modernes. Quatre grands systèmes, à la fin du XVIIe siècle, parurent sous l’inspiration de Descartes : d’abord le système de Descartes lui-même, puis celui de Malebranche, celui de Spinoza, et enfin celui de Leibniz, sans compter le système scolastique que Descartes n’avait pas détruit, et celui de Gassendi, qui s’était formé en dehors de lui.

Tel était l’état de la philosophie lorsque commença le XVIIIe siècle, qui devait naturellement être disposé à prendre le contre-pied du siècle précédent. Ce siècle est dominé en philosophie par Locke, comme le XVIIe par Descartes. Locke, comme Descartes, est frappé des opinions divergentes et contradictoires qui partagent les philosophes et, comme lui, il cherche un moyen de fonder une philosophie exacte à l’abri des disputes inutiles. Mais il ne paraît pas croire que ce soit la méthode de Descartes qui résoudra le problème. Il est d’un pays et d’un temps où une toute autre méthode était considérée et pratiquée comme la vraie méthode scientifique. Cette méthode est la méthode expérimentale, qui consistait dans l’observation et l’analyse des faits, et non, comme le voulait Descartes, dans la déduction des idées. Sans doute, ce sont surtout les Écossais qui ont invoqué l’exemple des sciences physiques et naturelles, et qui ont pensé qu’il fallait appliquer à la science de l’esprit humain la même méthode qui avait si bien réussi dans ces sciences ; mais c’était bien déjà la pensée de Locke, lorsqu’il se glorifiait de vivre dans le temps de M. Newton et de M. Huyghens. Il ne parle pas de Descartes. Sans le dire expressément, comme le firent plus tard Reid et Stewart, il avait tenté ce que les Écossais devaient recommander après lui, à savoir l’application de la méthode expérimentale à la psychologie. Son livre est la généralisation de cette méthode.

La pensée de Locke inspira toute la philosophie du XVIIIe siècle en Angleterre et en France. On put croire que la métaphysique s’était enfin constituée à titre de science positive. Les savans eux-mêmes l’acceptaient et la reconnaissaient, à titre d’analyse des sensations. Cependant, cette philosophie avait-elle réussi autant qu’elle le croyait à l’élimination de tous les systèmes et à la suppression des controverses philosophiques ? Nullement ; et la doctrine de Locke devait engendrer, comme celle de Descartes, des opinions hétérogènes. De cette doctrine devaient sortir et l’idéalisme de Berkeley, et le matérialisme d’Holbach et de Diderot, et le scepticisme de Hume, lequel suscitait par réaction le dogmatisme de l’école écossaise fondée sur le sens commun. En dehors des écoles, Rousseau relevait le spiritualisme et le déisme. En outre, indépendamment de ce conflit entre les diverses opinions du siècle, il y avait un conflit plus général et qui ne paraissait nullement terminé par la méthode de Locke. C’était le conflit entre le XVIIIe siècle et le siècle précédent, entre le siècle de l’idéologie et celui de la métaphysique, le siècle des idées innées et celui de la sensation transformée. Ces deux doctrines se tenaient encore en échec l’une l’autre. L’une n’avait pas définitivement vaincu l’autre dans tous les esprits. Non-seulement la tradition cartésienne subsistait encore dans les écoles, mais dans un grand pays, en Allemagne, la métaphysique régnait encore en souveraine ; au moins en fut-il ainsi pendant toute la première moitié du XVIIIe siècle. La philosophie de Leibniz y occupait une aussi grande place que celle de Locke en Angleterre et celle de Condillac en France. Wolf, le grand disciple de Leibniz, fut le maître des écoles pendant plus de quarante ans. Plus tard, Locke et Hume s’introduisirent en Allemagne, mais ils ne trouvèrent pas un terrain bien préparé. Ils avaient ébranlé, mais non renversé, la philosophie de Leibniz. Cependant, cette philosophie elle-même vieillissait ; elle ne se renouvelait pas, dégénérait de plus en plus et en arrivait à n’être plus qu’une philosophie de collège, ou une philosophie de salon.

C’est alors qu’un autre novateur, Emmanuel Kant, vient à son tour essayer de fonder la philosophie sur une base solide et définitive. Comme Descartes, comme Locke, il pense que si l’œuvre a échoué, c’est qu’on s’y est mal pris. La méthode rationnelle de Descartes n’a enfanté que des hypothèses ; la méthode expérimentale de Locke n’a enfanté que le scepticisme. Essayons d’une nouvelle méthode, de la méthode critique. La critique appliquée à la raison ouvre une voie nouvelle. En effet, elle démontrera contre Locke que tout dans l’esprit humain ne se réduit pas à l’expérience, que tout s’explique si l’on veut par l’expérience, excepté l’expérience elle-même, laquelle n’a aucune valeur si elle ne suppose pas des principes qui lui sont supérieurs ; mais en même temps que la critique défend contre Locke des principes a priori, elle croit comme Locke que ces principes sont incapables de fonder une métaphysique, d’atteindre les choses en elles-mêmes, et qu’elles ne sont autre chose que les conditions et les règles de l’expérience. Par ce compromis, Kant pense qu’il a concilié les partisans des idées innées et celles de la table rase ; il croit avoir écarté à jamais les prétentions de la métaphysique, et détruit le rôle de l’hypothèse en philosophie.

Nouvelle illusion : car de cette philosophie circonspecte, qui avait surtout pour objet de fixer des bornes à l’intempérance de l’esprit, va sortir précisément la philosophie la plus ambitieuse, la plus affirmative, la plus intempérante que l’Europe ait jamais connue. De cette philosophie, qui devait couper court à tous les systèmes, naissent en abondance et les uns des autres les systèmes les plus variés : l’idéalisme subjectif de Fichte, l’idéalisme objectif de Schelling, l’idéalisme absolu de Hegel, le réalisme de Herbart, la philosophie de la croyance de Jacobi, la philosophie de la volonté de Schopenhauer, le pessimisme de Hartmann, etc. Que sais-je ? autant de systèmes que d’individus.

Ainsi les trois grands réformateurs de la philosophie moderne, Descartes, Locke et Kant, ont échoué ; du moins ils ont ‘échoué dans cette œuvre de fonder une philosophie définitive, une philosophie objective. Galilée a fondé la physique, Kepler et Newton l’astronomie, Lavoisier la chimie ; et, depuis eux, il y a la physique, l’astronomie, la chimie. Il n’en est pas de même en philosophie. Ce qui existe, c’est toujours la philosophie de quelqu’un, mais non la philosophie en soi. C’est le système de Descartes, le système de Locke, le système de Kant. Les uns sont pour celui-ci, les autres pour celui-là ; mais personne n’adhère à un symbole commun, à une doctrine unique, identique, s’imposant à tous. Au commencement de ce siècle donc, comme au temps de Descartes, il était permis de dire qu’en philosophie il n’y avait aucune chose « dont on ne disputât et qui, par conséquent, ne fût douteuse. » Pendant longtemps on avait pu croire qu’on s’y était mal pris, et qu’en s’y prenant mieux on aboutirait ; la chose s’est vérifiée pour les sciences positives. En effet, c’est parce qu’on s’y était mal pris que depuis près de-vingt siècles, l’astronomie, la physique, la physiologie, la chimie n’avaient fait que si peu de progrès et étaient restées en proie à la dispute. Quand on sut s’y prendre, les progrès furent rapides et prodigieux, et la dispute disparut, au moins pour les parties de la science définitivement établies. Il n’en fut pas de même en philosophie. On s’y prit de toutes les manières, et les plus grands hommes s’en sont mêlés, et cependant les systèmes ont continué de succéder aux systèmes.

Devant une expérience aussi décisive, devant une déception aussi universelle, n’y avait-il pas lieu de prononcer que, de quelque manière qu’on s’y prît, ce serait toujours la même chose, que le système et l’hypothèse sont la seule forme possible en philosophie ; et comme ces systèmes ou hypothèses se contredisent, il faut les écarter tous : en d’autres termes, tous les systèmes sont faux et la philosophie est impossible, au moins à titre de science indépendante reposant sur elle-même et séparée des sciences positives.

Cependant, cette conséquence ne fut pas tout d’abord tirée ; ou, si elle le fut, ce ne fut pas par ceux qui opposaient la philosophie aux sciences, les incertitudes de l’une aux accablantes démonstrations des autres. La conclusion sceptique que nous venons d’indiquer fut, en effet, proclamée au début de ce siècle, non au profit des sciences, mais au profit de la religion. Ce fut l’école théologique d’alors, ce fut surtout l’abbé de Lamennais qui essaya de trancher, par une espèce de coup d’état, le problème philosophique, et crut le moment venu pour avoir raison de la révolution opérée par Descartes, et faire plier de nouveau, comme au moyen âge, mais d’une manière plus humiliante que jamais, la raison devant l’autorité.

Mais avant d’obtenir cette abdication absolue de la raison elle-même devant la foi, abdication qui était si peu dans l’esprit du siècle, il y avait lieu de se demander si la solution précédente était bien la seule qui fût commandée par l’examen des faits. La philosophie se partage en systèmes et en écoles : voilà le fait. Mais au lieu de conclure que tous ces systèmes ont tort, ne vaudrait-il pas mieux se demander si, au contraire, ils n’ont pas tous raison ? La raison est universelle et elle est une chez tous les hommes. Sans quoi ils ne pourraient pas se parler et se comprendre entre eux ; mais cette raison universelle passant par l’esprit de chacun se teint des couleurs de chaque individualité. Tous les penseurs n’ont pas les mêmes habitudes d’esprit ; ils ne voient point les mêmes faits ; ils cultivent des sciences différentes ; leur caractère propre et leur humeur se mêlent plus ou moins à leur philosophie. De toutes ces conditions locales et personnelles naissent des manières diverses de dire la même chose. Séparés par les manières de dire, par les impressions diverses, par la diversité des faits avec lesquels ils sont en contact, les philosophes exagèrent encore leurs dissidences par amour-propre et par recherche de l’originalité. Ils mettent leur orgueil et leur gloire à ne pas penser comme les autres. Chaque philosophe est frappé d’un point de vue qui n’a pas frappé les autres aussi vivement que lui. Il exagère ce point de vue ; il y ramène tout, il le croit exclusif de tout le reste. Regardez-y de près ; vous verrez que les points de vue peuvent se concilier, et ne sont souvent que les expressions diverses et incomplètes d’une même vérité. On peut dire de chaque philosophe ce que Leibniz disait de chaque monade, à savoir que chacun est un miroir de l’univers, et qu’elle le réfléchit à son point de vue particulier. C’est encore Leibniz qui disait que tous les systèmes sont vrais dans ce qu’ils affirment et faux dans ce qu’ils nient.

Nous n’avons pas à développer le point de vue de l’éclectisme, qui a été déjà pour nous l’objet de longues études il y a quelques années. Disons seulement que cette pensée correspondait assez bien à cette confiance généreuse que l’esprit humain avait en lui-même au commencement de ce siècle. Dans ce temps-là, c’était l’optimisme qui dominait. La religion avait repris une partie de son empire si ébranlé par le XVIIIe siècle ; et ceux-là mêmes qui ne la croyaient pas vraie la reconnaissaient au moins comme belle ; la poésie était ivre d’idéal ; l’amour y était poétique et pur, et non sensuel. On croyait à la liberté politique et à la souveraineté de la raison ; mais, de plus, on espérait concilier le passé et le présent, l’admiration de la tradition et les hardiesses nouvelles. A cet esprit de confiance dans la raison, à cet optimisme général, à cette haute espérance de conciliation politique et sociale correspondait en philosophie la pensée d’une conciliation des systèmes et d’une fraternité universelle. Cette philosophie conciliatrice crut avoir trouvé le mot du siècle. Elle a échoué, nous en avons raconté l’histoire ; mais, en échouant, elle a cependant laissé des traces profondes chez ceux-là mêmes qui la combattent. Si on applique à l’école éclectique son propre critérium, on peut dire qu’il y avait dans cette conception une part de vérité dont tout le monde a profité, et aussi une erreur qui devait la perdre. Elle a triomphé comme méthode ; elle a échoué comme système, ainsi que tous les systèmes précédens. Cet échec a dû amener par réaction la doctrine contraire. N’osant plus dire que tous les systèmes ont raison, on fut conduit à dire, au contraire, que tous les systèmes ont tort. Au lieu de fonder la métaphysique sur la conciliation des idées, on supprima toute métaphysique par l’exclusion de toutes les idées, ou du moins en ne laissant subsister que celles qui peuvent être extraites des sciences positives. La science, qui, jusque-là, avait accepté la séparation, crut le moment venu de prendre sa revanche et de dire à son tour : C’est moi et moi seule qui suis la philosophie. C’est ainsi que le positivisme est venu se substituer à l’éclectisme.

M. Pasteur, dans son admirable discours de réception à l’Académie française, où il remplaçait Littré, a dit qu’il n’avait rien trouvé de bien nouveau dans le positivisme, que c’est tout simplement une philosophie bien ancienne et bien connue, le scepticisme, et pas autre chose. Cela est vrai, et il est également vrai que tous les systèmes de nos jours ne sont que les systèmes anciens. Tous les systèmes renaissent, mais ils renaissent rajeunis, transformés, sous une forme différente et avec un caractère nouveau. Le positivisme est un scepticisme qui se distingue profondément du scepticisme antérieur. Les anciens sceptiques mettaient en question toute la connaissance humaine, y compris les mathématiques, à plus forte raison les sciences de la nature, qui existaient à peine à cette époque. Les sceptiques du XVIe siècle en étaient encore là. Le livre sceptique d’Agrippa est intitulé : De incertitudine scientiarum ; celui du médecin Sanchez a pour titre : Quod nihil scitur. Montaigne, dans son scepticisme, ne fait aucune réserve ni aucune exception pour les sciences, qu’il ne connaissait guère. Encore au XVIIIe siècle, en Angleterre, nous trouvons encore un écrit anonyme sur l’Incertitude des sciences. Le positivisme se place au contraire à un point de vue tout différent : l’opposition de la science et de la philosophie. M. Pasteur lui-même, dans son discours, en comparant aux sciences morales, qui ne reposent que sur le sentiment, l’inébranlable certitude et les accablantes démonstrations de la méthode expérimentale, ne faisait que développer l’argument fondamental du positivisme.

Il ne faut pas oublier qu’au temps de Descartes, l’opposition que nous venons de signaler entre la philosophie et la science n’existait pas encore, sinon pour les mathématiques. Quant aux sciences de la nature, elles étaient encore livrées à la dispute, aussi bien que la philosophie même, avec laquelle elles étaient confondues. Elles commencèrent alors seulement à s’en séparer ; mais, depuis, la séparation a toujours été en s’agrandissant. La physique, l’astronomie, la chimie, la physiologie se sont l’une après l’autre constituées comme sciences positives. Les conceptions individuelles y ont peu à peu cédé la place aux vérités objectives. La science est impersonnelle : ce n’est pas le système de tel ou de tel savant. Sans doute, il y a encore des systèmes et des hypothèses dans les sciences ; mais c’est dans la partie de la science qui n’est pas faite et qui se fait que ces hypothèses se partagent les savans. Ce sont des stimulans à la recherche, destinés à disparaître ou à se transformer en lois positives, selon que l’expérience aura prononcé.

Qu’est-ce donc que le positivisme ? C’est la protestation de la science contre la philosophie, appelée la métaphysique ; c’est la substitution de la science à la philosophie ; c’est enfin la science elle-même se faisant philosophie. Pendant longtemps, la science n’avait travaillé que pour elle-même. Elle s’était fait un domaine à part en dehors de la philosophie, et avait laissé celle-ci à ses spéculations et à ses disputes. Mais il vint un moment où la science prit conscience de la puissance de ses conquêtes, de la sûreté de ses méthodes, de l’infaillibilité de ses résultats, et elle se demanda si elle n’était pas mûre pour prendre la place de la philosophie, pour devenir philosophie. Elle apporte un critérium qu’elle juge infaillible pour distinguer les questions insolubles de celles qui peuvent être résolues. Tout ce qui ne peut être soumis à la vérification expérimentale doit être écarté comme inutile et inaccessible. L’expérience et le calcul sont les seules méthodes de la science.

Ne croyons pas, cependant, que la philosophie positiviste ne soit que la collection des sciences dites positives : qu’être positiviste, ce soit être chimiste, physicien, mathématicien, et rien de plus. Non ; Auguste Comte proteste énergiquement contre cette interprétation. Sa philosophie est positive, sans doute, mais c’est une philosophie. En dehors de toutes les sciences spéciales et au-dessus d’elles, il y a lieu à une science plus haute et plus générale, et c’est ce qu’on appelle philosophie. Littré aussi se plaint très souvent de l’étroitesse d’esprit des savans, qui ne veulent admettre que leurs sciences proprement dites et que des vérités particulières. La philosophie s’élève au-dessus. C’est une synthèse : elle est la science des généralités les plus hautes dans tous les ordres de sciences. Chaque science a des sommets où se trouve résumée, sous forme de principes, la science tout entière. La philosophie positive s’emparera de ces principes de toutes les sciences, les coordonnera, en établira la hiérarchie, la liaison, l’unité ; et, à ce titre, elle pourra encore s’appeler, comme l’ancienne métaphysique, la science des premiers principes.

La philosophie positive ne doit pas être confondue avec ce que l’on appelle, dans les écoles allemandes, la philosophie de la nature. Tous les grands métaphysiciens, Platon ou Aristote, chez les anciens ; Descartes, Leibniz, Schelling, chez les modernes, ont eu leur cosmogonie, leur cosmologie, leur ontologie universelle. Mais la philosophie de la nature est toute autre chose que la philosophie des sciences. L’une a pour objet les choses elles-mêmes ; l’autre, les œuvres de notre esprit. La première est une partie de la métaphysique ; la seconde serait plutôt une sorte de logique supérieure. Ce n’est pas non plus une science de la science, à la manière de Fichte, remontant jusqu’aux premiers principes de l’esprit humain, ce serait plutôt une science des sciences à la manière de Bacon. Celui-ci est le vrai précurseur d’Auguste Comte, comme nous le montrerons plus loin.

Après avoir résumé les deux conceptions fondamentales qui se sont partagé notre siècle, il nous reste à les comparer l’une à l’autre. La conception éclectique est plus large que la conception positiviste, et même elle la contient. En effet, dire que tous les systèmes sont vrais, c’est dire par là même qu’ils sont tous faux a titre de systèmes. Car, comme ces systèmes se contredisent, au moins en apparence, on ne peut les concilier qu’en retranchant de chacun d’eux ce qui est contradictoire, exclusif, particulier. Par conséquent, tous les systèmes ont tort : c’est ce qu’il faut accorder aux positivistes et ce qui était déjà contenu dans la formule éclectique ; mais cela ne veut pas dire qu’ils aient tort d’une manière absolue et qu’ils ne puissent pas entrer, à titre de parties intégrantes, dans une synthèse plus générale qui les comprendrait tous ; et quand même on ne pourrait pas exécuter cette synthèse, soit parce qu’elle est au-dessus des forces actuelles de l’esprit humain, soit parce qu’elle est au-dessus même de sa nature, il suffirait cependant de concevoir cette conciliation comme possible en soi pour qu’il soit permis de dire qu’on n’aura pas perdu son temps en étudiant ces systèmes.

Non-seulement la formule éclectique : « Tous les systèmes sont vrais, » contient la formule positiviste : « Tous les systèmes sont faux ; » mais encore on peut dire que l’éclectisme explique et justifie le positivisme, et lui fait sa part dans la pensée humaine. Bien plus, l’éclectisme, sans le savoir, bien entendu, et sans le vouloir, a expliqué d’avance sa propre chute, la victoire du principe opposé. Pourquoi cela ? Le voici. Autre chose est de poser le principe de l’éclectisme, autre chose est de l’appliquer et de le réaliser. Pour réaliser un parfait éclectisme, il faudrait savoir le tout des choses ; car on ne peut tout concilier que par la science du tout. Or, à l’époque de l’éclectisme, la philosophie était exclusivement engagée dans les voies de la méthode subjective. Elle était, du moins en France, entièrement séparée des sciences. Les savans disaient : « O physique, garde-toi de la métaphysique ! » et les philosophes disaient : « O métaphysique, garde-toi de la physique ! » Il suit de là que la masse immense des faits objectifs était étrangère à la philosophie, et que l’expérience objective lui faisait complètement défaut. Le système si compréhensif de l’éclectisme ne l’était donc que dans le domaine subjectif, mais il laissait en dehors une part immense de la réalité. Il était lui-même une philosophie exclusive ; et comme toute exclusion amène une réaction proportionnée, cette exclusion de l’élément extérieur en philosophie dut amener et justifier en partie les prétentions exagérées et exclusives à leur tour de la méthode objective, en d’autres termes du positivisme. C’est ainsi que le positivisme se trouve justifié d’avance par la formule même de l’éclectisme.

Je dis plus : c’est qu’il ne peut être justifié que par là ; car, au contraire, son propre principe le condamne à périr et à disparaître, comme ont fait tous les systèmes de philosophie. Suivant lui, tous les systèmes sont faux ; or il est un système ; donc il est faux. Ne croyez pas que ce soit là un sophisme renouvelé des Grecs : non, c’est l’expression rigoureuse de la vérité. En effet, que reproche le positivisme aux métaphysiciens ? C’est la dispute, la controverse ; c’est que rien n’est tranché, rien n’est résolu. Mais quelque chose a-t-il été tranché par le positivisme ? On a disputé avant lui, mais on dispute encore après lui. Les positivistes argumentent contre les métaphysiciens, mais les métaphysiciens argumentent contre les positivistes. Il n’y a rien de changé ; il n’y a qu’un système de plus.

Le positiviste invoque en son honneur le fait que nous avons nous-même signalé, à savoir l’extension de l’esprit positiviste. Mais toutes les grandes doctrines ont laissé après elles un esprit qui leur a survécu et ne les a pas empêchées de mourir. L’esprit cartésien, ou la méthode des idées claires, et distinctes, a survécu à Descartes. ; l’esprit de Condillac, ou l’analyse appliquée aux sensations, a survécu à Condillac ; l’esprit critique de Kant a survécu à Kant, et enfin l’esprit éclectique lui-même a survécu à la philosophie de M. Cousin. On peut donc garantir d’avance, sans risque de se tromper, que l’esprit positiviste, c’est-à-dire le goût et le choix de la méthode objective en philosophie, survivra à Auguste Comte. On ne fera plus de psychologie subjective sans psychologie objective ; on ne fera plus de métaphysique sans cosmologie, ni de morale sans économie politique et sans la connaissance des faits sociaux. Mais tout cela n’est pas le positivisme, et celui-ci, en tant que système, ira rejoindre les autres.

Non-seulement le système positiviste n’a pas détruit les systèmes antérieurs, comme il aurait dû le faire ; mais lui-même, à son tour, comme toutes les autres doctrines, a engendré des systèmes. Le positivisme orthodoxe d’Auguste Comte n’est plus soutenu que par un très petit nombre de personnes. Littré l’avait désavoué sur presque tous les points ; et sa propre doctrine à lui, comme l’a très bien dit M. Caro, n’est plus guère qu’un empirisme de sens commun. En Angleterre, où l’on est convenu de mettre à l’honneur des positivistes toute une grande école philosophique, on a vu M. Stuart-Mill réintroduire la psychologie subjective de Condillac et de Locke, et ressusciter l’une des hypothèses les plus subtiles et les plus aiguës de la vieille métaphysique, l’idéalisme, c’est-à-dire la négation de l’existence des corps. On a vu également M. Herbert Spencer construire une vaste synthèse tout à fait semblable à celles du passé. La méthode en est bien, si l’on veut, due à l’esprit positiviste, mais le contenu ressemble beaucoup à celui de Spinoza.

Le positivisme se présente donc sous le même aspect que tous les autres systèmes de philosophie. Au premier moment, on croit qu’il va tout remplacer ; mais, à mesure qu’on le connaît mieux et qu’on en aperçoit mieux les lacunes, les anciennes conceptions se maintiennent contre lui ; et lui-même se divise en écoles, en hérésies, et donne naissance à des conceptions qui s’ajoutent aux précédentes. Voilà ce qui s’est passé pour le positivisme, comme pour l’éclectisme, comme pour le kantisme ou le cartésianisme. Si donc nous n’avions à notre disposition que le critérium positiviste, à savoir la cessation des controverses, nous dirions que ce système ne vaut pas mieux que les autres, qu’il ne faut pas de philosophie du tout, mais de la physique, de la chimie, des mathématiques, et rien de plus : ce qui est absolument l’opposé de la pensée d’Auguste Comte. Au contraire, comme nous venons de le voir, le positivisme peut être justifié et même placé haut, si on le considère du point de vue large et conciliateur qui s’applique à tous les systèmes.

Nous avons, dans des travaux précédens, exposé en détail l’histoire philosophique du fondateur de l’éclectisme, M. Victor Cousin[1]. Nous aurions voulu pouvoir faire le même travail sur le fondateur du positivisme, M. Auguste Comte ; mais le temps nous fait défaut pour une aussi grande étude, et nous n’osons pas promettre de la pousser aussi loin et d’une manière aussi complète. A tout le moins essaierons-nous d’en donner quelques fragmens ; et, pour commencer, nous étudierons d’abord la genèse de cette philosophie, de quel milieu elle est sortie, à quelles traditions elle se rattache, comment et dans quelles circonstances elle a paru au grand jour. Nous aurons beaucoup à profiter dans le livre de Littré, intitulé : Auguste Comte (1863), qui est la source principale pour cette étude ; mais peut-être trouverons-nous aussi quelque chose à y ajouter.


I

Si l’on essayait de deviner a priori, d’après les explications précédentes, comment a pu naître la philosophie d’Auguste Comte, on serait tenté de croire que cette philosophie, à son origine, a dû se présenter à titre de réaction et de protestation contre la philosophie spiritualiste de Victor Cousin. L’histoire de la philosophie nous apprend que toute école nouvelle est toujours suscitée par un besoin de contradiction contre les écoles régnantes. Si l’on considère que la doctrine de Comte a paru en 1830, au moment de la plus grande fortune de Victor Cousin, qu’elle a éclaté et, on peut dire, triomphé après 1848 et 1850, à l’époque de la chute de l’éclectisme, on sera assez tenté de supposer a priori que cette philosophie nouvelle donne la réplique à l’autre, et qu’Auguste Comte est l’antithèse de Victor Cousin. Cependant, l’étude attentive des faits nous montre que les choses ne se sont pas passées ainsi. Sans aucun doute, le succès du positivisme a coïncidé avec l’affaiblissement du spiritualisme éclectique, et ce succès a été dû, en partie, à un besoin de révolte contre la philosophie antérieure ; mais, à l’origine, Auguste Comte ne paraît pas avoir rien en à voir avec la philosophie de Cousin. Il n’a subi aucune influence, aucune action de ce côté, même à titre d’adversaire. Il ne semble pas l’avoir connu. Tout au plus rencontre-t-on dans ses ouvrages quelques allusions très courtes aux idées de Jouffroy ; mais rien, absolument rien sur la philosophie éclectique. La sienne s’est développée parallèlement, sous d’autres influences, dans un autre milieu ; elle est sortie d’une autre origine. On pourrait croire aussi que la philosophie positive a été le retour, la revanche du sensualisme vaincu par l’école éclectique, qu’elle se rattache directement aux derniers représentans de la philosophie du XVIIIe siècle, aux idéologues, aux sensualistes, aux matérialistes, à Tracy, à Cabanis, à Broussais. Il y a ici une part de vérité ; mais d’abord ce n’est pas à l’élément idéologique (Condillac, Tracy, La Romiguière) qu’Auguste Comte se rattache ; car il est à peu près aussi opposé à l’idéologie qu’à la psychologie. Il serait plus exact sans doute de le rattacher à Cabanis et à Broussais ; et pour certaines parties de la philosophie, pour ce qu’il appelle la physiologie intellectuelle, il relève certainement de ces deux médecins philosophes ; mais sa philosophie générale a une toute autre signification, une toute autre envergure que celle de Cabanis et de Broussais. Elle prend les choses de plus haut ; elle présente une surface beaucoup plus large. Elle n’est pas seulement une physiologie mentale, elle est une philosophie dans le sens large du mot. Sans doute, c’est bien l’esprit du XVIIIe siècle, dont elle est au fond animée et qu’elle vient relever d’une défaite passagère ; mais c’est cet esprit interprété dans un sens plus étendu, et avec plus de largeur que dans le petit cercle étroit de Tracy, ou dans l’école plus profonde, mais encore plus étroite de Cabanis. Il nous faut donc remonter plus haut.

Nous avons dit déjà que, selon nous, le véritable précurseur d’Auguste Comte dans le passé, c’est Bacon. Il y a dans Bacon deux philosophes : d’une part, l’auteur du Novum organum ; de l’autre, l’auteur des De augmentas et dignitate scientiarum : d’un côté, le législateur de l’induction ; de l’autre, ce qu’on pourrait appeler le prophète et l’organisateur de la science moderne. On a pu contester le premier de ces deux rôles, et encore bien injustement. Pour le second, pour la vue claire, perçante avec laquelle Bacon a décrit par avance le rôle futur de la science, son caractère propre, ses progrès ; sa méthode, ses cadres, son rôle civilisateur, pour cette sorte de seconde vue, il n’y a pas à hésiter : il faut reconnaître que Bacon a été dans le vrai. Il est le premier qui ait, avec netteté et avec une éloquence merveilleuse, préconisé, prophétisé la science moderne. Il en a déterminé les cadres, il en a dressé la carte, il en a vu les lacunes et prévu les additions futures. Or, de toutes les œuvres de la philosophie moderne, celle qui ressemble le plus à celle de Bacon, c’est celle d’Auguste Comte ; et réciproquement, l’œuvre qui ressemble le plus au cours de philosophie positive, c’est le De augmentis. Ce que Bacon a fait par une sorte de pressentiment de génie, Auguste Comte l’a fait après coup, après expérience ; il a vu réalisé ce que Bacon avait deviné. Bacon est donc le vrai initiateur de la philosophie positive.

Non-seulement il y a entre ces deux entreprises une affinité logique, une ressemblance interne, mais il n’est pas impossible de découvrir la filiation historique qui rattache l’une à l’autre. Tout le monde sait que le maître immédiat d’Auguste Comte, celui dont il a reçu la première influence (dans quelle mesure et dans quelles limites, c’est ce que nous aurons plus tard à déterminer), a été le célèbre Saint-Simon. En effet, le premier écrit d’Auguste Comte est signé de son nom, avec cette addition qu’il a plus tard effacée de tous les exemplaires[2], mais qu’il avait laissé imprimer : Élève de Henri de Saint-Simon. Maintenant, nous savons peu de chose de l’éducation scientifique de Saint-Simon, qui a dû être assez superficielle ; mais lui-même, dans un fragment biographique écrit de sa main, nous dit que sa première éducation avait été dirigée par d’Alembert, « éducation, ajoute-t-il, qui m’avait tissé un filet métaphysique si serré qu’aucun fait important ne pouvait passer à travers. » Que faut-il entendre par cette éducation dirigée par d’Alembert ? Faut-il croire que d’Alembert aurait été le précepteur, le gouverneur, ou même le répétiteur de Saint-Simon ? C’est ce qu’on admettra malaisément étant donnés l’âge et la situation de d’Alembert lors de la jeunesse de Saint-Simon. Il est probable que ce fut plutôt une influence, un commerce intellectuel, quelques conseils donnés de loin en loin ; mais quel qu’ait été le mode d’influence exercée par d’Alembert sur Saint-Simon, ce qui est certain, c’est qu’il y a eu communication entre eux, et que Saint-Simon lui-même rattache à d’Alembert l’idée de tous les travaux scientifiques qu’il a accomplis. La valeur propre de ses travaux n’a pas ici une grande importance. Ce que nous avons à y constater, c’est le passage de d’Alembert à Auguste Comte. Or, ce qui se manifeste évidemment dans les travaux ou essais de travaux, dans les prospectus, les plans d’ouvrage, toujours plus ou moins mêlés de charlatanisme, de Saint-Simon, c’est l’idée de l’unité et de l’organisation des sciences : ce qui paraît avoir exercé le plus de prestige sur son-imagination et sur celle de ses disciples, c’est la grande œuvre du XVIIIe siècle, dont d’Alembert a été avec Diderot le chef, l’organisateur, le collaborateur : c’est l’Encyclopédie. Nous voyons, en effet, Saint-Simon, en 1810, publier un prospectus sous ce titre : Nouvelle encyclopédie, première livraison servant de programme. Il avait écrit un manuscrit, probablement perdu, sous ce titre : Mémoire sur l’Encyclopédie. Son plus grand ouvrage sur ces matières : Introduction aux travaux scientifiques du XIXe siècle (1807-1808), n’est qu’une sorte de préface à cette œuvre, analogue à la préface de d’Alembert à la grande Encyclopédie.

Cette idée d’une encyclopédie a toujours hanté l’imagination des saint-simoniens. La seule œuvre de ce genre dans notre siècle qui ait un caractère philosophique et synthétique, et qui est restée inachevée, a été l’Encyclopédie nouvelle de Pierre Leroux et de Jean Reynaud, en 1838. Or, ces deux philosophes étaient l’un et l’autre des transfuges de l’école saint-simonienne. Ils avaient rompu avec Enfantin lors de la grande crise provoquée par les prédications de celui-ci sur la femme et sur la famille ; mais ils avaient cependant subi profondément, au moins le premier, l’influence de Saint-Simon et de ses vues encyclopédiques. Plus tard, vers 1860, les survivans encore puissans du mouvement saint-simonien essayèrent, sous l’influence cachée d’Enfantin qui ne paraissait pas, sous la direction d’un homme plein d’esprit et de feu, Charles Duveyrier, et sous le patronage des frères Pereire, qui avaient conservé les croyances humanitaires de leur jeunesse, les derniers saint-simoniens essayèrent encore une fois de grouper dans une encyclopédie qui devait être l’œuvre du siècle tous les savans dans tous les genres. On se réunit souvent ; on parla beaucoup, on dina ensemble ; mais rien n’aboutit : mais ce n’en est pas moins la preuve de l’importance que le saint-simonisme attachait à l’idée d’une encyclopédie.

Si nous nous demandons maintenant ce qu’est le positivisme d’Auguste Comte, nous trouverons que le caractère principal de son œuvre est le caractère encyclopédique, et que sa philosophie est une philosophie encyclopédique. La grande Encyclopédie de Diderot et de d’Alembert avait été surtout une œuvre de combat. À ce titre, elle avait pu se faire sous la forme fragmentaire et collective d’un dictionnaire ; car pour une œuvre critique et destructive, on peut s’adresser à une multitude. Le sentiment commun de la liberté et de l’indépendance de la science suffisait. Mais ce que les saint-simoniens voulaient faire, c’était une encyclopédie positive, constructive, synthétique. Après la critique, l’organisation. Or, en s’adressant à tous les savans dans tous les genres, on ne pouvait espérer d’arriver à l’unité, car chacun y eût apporté son esprit particulier. C’est pourquoi la dernière tentative des saint-simoniens a échoué. Quant à s’adresser à une école, à l’école humanitaire par exemple, comme l’Encyclopédie nouvelle de Pierre Leroux, outre que cette école était elle-même partagée en deux tendances bien distinctes (car Pierre Leroux était panthéiste et Jean Reynaud spiritualiste et théiste), une aussi grande œuvre ne pouvait être soutenue par un esprit aussi particulier, et les tendances néo-religieuses de cette école n’étaient pas de nature à alimenter et à faire vivre un dictionnaire scientifique. Il reste donc que l’œuvre encyclopédique ne pouvait être accomplie que par un seul homme. Ce fut l’ambition d’Auguste Comte. Ce que l’Encyclopédie du XVIIIe siècle avait été sous forme fragmentaire et impersonnelle, il essaya de le faire sous une forme systématique et synthétique. Bien entendu, il n’avait pas à entrer dans le détail des sciences ; mais il pouvait fixer l’idée de la science, diviser, classer et hiérarchiser les sciences, caractériser chacune d’elles par sa méthode et ses idées fondamentales, et les enchaîner ainsi les unes aux autres. Or, c’est là précisément ce que d’Alembert avait essayé de faire lui-même, soit dans la Préface de l’Encyclopédie, soit dans ses Elémens de philosophie, et surtout dans les Éclaircissemens de cet ouvrage. Or, par Saint-Simon, nous sommes remontés à d’Alembert, par d’Alembert nous remontons jusqu’à Bacon. On sait, en effet, que la Préface de l’Encyclopédie dérive en droite ligne de Bacon, et que c’est lui qui est représenté comme le premier inspirateur de cet ouvrage.

On voit qu’Auguste Comte se rattache à Bacon par une filiation assez directe, sans passer le moins du monde par l’intermédiaire d’aucun philosophe proprement dit, par exemple Condillac ou Helvétius. C’est cette filiation baconienne qui a facilité le passage de la philosophie de Comte en Angleterre. Elle retournait à sa source. C’est pourquoi l’on voit les Anglais, Stuart Mill, Grotte, Miss Martineau, Herbert Spencer se rattacher plus ou moins directement à Comte, et saluer son œuvre dans le temps même où en France elle était encore presque ignorée. C’est encore un caractère de cette philosophie qui se retrouve également dans la philosophie anglaise, surtout dans celle de Spencer, d’avoir son origine exclusive dans les sciences proprement dites, tandis qu’à la même époque, en France, un autre savant, bien plus grand qu’Auguste Comte, l’illustre Ampère, reconnaissait deux groupes irréductibles de sciences, les sciences de la matière et les sciences de l’esprit, et fondait sa propre philosophie, selon la tradition de Descartes, sur la connaissance de l’esprit par lui-même.

En résumé, nous trouvons trois précurseurs à Auguste Comte : Saint-Simon, d’Alembert et Bacon. Il faut encore en ajouter un quatrième, auquel, du reste, se rattachait également Saint-Simon, et que l’école saint-simonienne a toujours compté parmi ses ancêtres : c’est Condorcet. Si par ses vues générales sur la science et l’organisation des sciences, Auguste Comte rappelle d’Alembert et Bacon ; d’un autre côté, par ses vues sur la philosophie de l’histoire et sur le développement de l’esprit humain, Auguste Comte relève de Turgot et de Condorcet. Si nous considérons maintenant que Condorcet a été lui-même en mathématiques, l’élève de d’Alembert, qu’il fut son exécuteur testamentaire, qu’il prononça son éloge à l’académie des sciences, qu’il collabora à l’Encyclopédie, on voit que nous ne sortons pas de la tradition encyclopédique, et que c’est toujours par le côté scientifique qu’Auguste Comte se rattache au XVIIIe siècle.

Indiquons encore d’autres circonstances qui ont leur place dans les origines de la philosophie positive. Auguste Comte était un élève de l’Ecole polytechnique. Il y entra en 1814. Saint-Simon, son maître, avait eu de fréquens rapports avec cette école, alors toute nouvelle et dans tout son éclat. Lorsque, après la révolution, il commença à être saisi de la passion de la science, il était venu prendre son domicile en face de l’école. Il en connaissait les professeurs, qu’il invitait à dîner. Il était particulièrement en rapport avec Monge, qu’il avait connu à Metz dans sa vie de garnison. Il connut aussi particulièrement Poisson, dont il fit les frais d’étude. Plus tard, dans ses projets politiques, l’École polytechnique fut toujours un des pivots sur lesquels il faisait reposer la société future, où l’empire devait appartenir à la science et non à la force. Aussi est-ce à l’École polytechnique qu’il dut ses principaux disciples, Enfantin, Transon, Michel Chevalier et enfin Auguste Comte. Celui-ci devint plus tard et resta toute sa vie examinateur de l’école. De tous-ces faits nous pouvons conclure que la philosophie d’Auguste Comte pourrait être définie la philosophie de l’École polytechnique.

Ce n’est pas cependant la seule école qui ait le droit de revendiquer sa part dans la construction de la philosophie positive ; une autre y contribua également : c’est l’École de médecine. Saint-Simon nous apprend, en effet, qu’après être resté trois ans près de l’École polytechnique, croyant sans doute avoir suffisamment exploré le champ des sciences mathématiques, il s’éloigna en 1801 de ce voisinage, pour aller s’établir près de l’École de médecine et nouer avec les membres de cette école des relations nouvelles. Nous verrons aussi que c’est un médecin, un des amis de Saint-Simon, le docteur Burdin, qui suggéra le premier à celui-ci, et peut-être par lui à son disciple, le premier germe de la théorie des trois états, principe fondamental de la philosophie positive. Nous avons signalé également l’influence de Broussais et du docteur Gall. Enfin, n’oublions pas que le grand vulgarisateur de la philosophie de Comte a été Littré, le traducteur d’Hippocrate, qui, sans être médecin, a fait cependant des études de médecine. La doctrine de Comte doit donc à cette seconde source autant qu’à la précédente, et l’on peut dire qu’elle est à la fois la philosophie de l’École polytechnique et de l’École de médecine.

Après avoir ainsi tracé d’une manière générale la filiation et la généalogie de l’école, insistons plus particulièrement sur l’influence qui a été, pour Auguste Comte, la plus prochaine et la plus immédiate, et qui a eu sur lui le plus d’action : je veux dire l’influence de Saint-Simon.


II

On est étonné, au premier abord, que le positivisme soit sorti du saint-simonisme, car il semble que ce soient deux conceptions bien différentes et même contradictoires. Le saint-simonisme a laissé le souvenir d’une conception idéale et mystique, d’une œuvre d’imagination et essentiellement chimérique ; le positivisme, au contraire, comme son nom même l’indique, a pour caractère de s’appuyer sur le concret, le réel, le positif. En second lieu, le saint-simonisme a été une entreprise d’organisation sociale ; le positivisme, une œuvre d’organisation scientifique. L’une est une utopie sociale, l’autre une philosophie spéculative. Voilà bien des différences, et elles sont incontestables. Cependant, il n’est pas moins certain que le positivisme est issu du saint-simonisme. Pour ce qui est du premier point, l’opposition signalée est réelle ; mais c’est précisément sur ce point qu’a eu lieu la rupture entre les deux écoles ; et, d’ailleurs, dans sa seconde période, le positivisme a fini précisément comme le saint-simonisme par une phase mystique et religieuse. Quant au second point, on se trompe quand on ne voit dans le positivisme qu’une conception théorique et purement scientifique : c’était avant tout une conception sociale. Le principal objet d’Auguste Comte a été de créer une science sociale. Son premier écrit, dont nous parlerons tout à l’heure avec quelque détail, est intitulé : Système de politique positive. Il a repris plus tard ce titre et l’a appliqué à son second grand ouvrage en quatre volumes, qui contient sa dernière philosophie. Même dans le Cours de philosophie positive, qui est son véritable monument, les trois derniers volumes portent sur ce qu’il appelle la physique sociale, la science sociale. La science sociale occupe donc à peu près les trois quarts de la philosophie totale d’Auguste Comte ; le reste n’est guère que l’introduction de la physique sociale. On voit le lien étroit qui unit sur ce point Auguste Comte et Saint-Simon. Cependant, ici encore, il faut signaler une différence dans la ressemblance même. Saint-Simon et ses disciples poursuivaient un but pratique : ils prétendaient procéder immédiatement à une réforme sociale ; ils apportaient un plan de société. Auguste Comte, au contraire, ne se proposait pas d’abord un but immédiatement pratique ; ce qu’il voulait, c’est que la politique devint une science soumise aux mêmes conditions que les autres sciences. Son but était donc essentiellement et éminemment scientifique. Il se moquait des panacées sociales ; il traitait de haut et avec le dernier mépris les utopies socialistes. Plus tard, à la vérité, les événemens inattendus de 1848 le prirent de court, et le forcèrent à son tour à se poser prématurément en réformateur social ; mais ce n’était nullement dans ses plans primitifs, et ce qu’il inventa à cette époque en ce genre était si monstrueusement absurde que Littré, qui l’avait suivi jusque-là, s’en confessa plus tard hautement comme de la plus grande faute de sa vie.

Quoi qu’il en soit d’ailleurs de ces affinités et de ces oppositions du saint-simonisme et du positivisme, au point de vue des principes, ce qui est vrai historiquement et en fait, c’est qu’Auguste Comte a vécu plusieurs années dans l’intimité de Saint-Simon, qu’il l’a appelé son maître et s’est déclaré son élève, qu’il a travaillé pour lui ; enfin que par la différence d’âge, par le brillant de l’imagination et la contagion d’un génie enthousiaste et ardent, Saint-Simon a dû exercer un grand empire sur un jeune esprit, quelque original d’ailleurs qu’ait pu être celui-ci. Cette influence, sans doute, ne doit pas être exagérée. Saint-Simon était un esprit essentiellement décousu, incohérent, très peu scientifique. Comte était, au contraire, un esprit constructeur et systématique, et il avait fait de solides études scientifiques ; sans être un mathématicien original, il était instruit en mathématiques, puisqu’il est resté toute sa vie examinateur de l’École polytechnique. Il a dû bien souvent prendre en défaut la science superficielle de son maître ; et ce ne fut pas là sans doute une des moindres causes qui lui donnèrent la conscience de sa haute personnalité. On peut donc croire que s’il a reçu du maître une excitation générale et un certain ordre de pensées, la construction de son œuvre n’appartient cependant qu’à lui.

Pour mesurer d’aussi près que possible l’influence exercée par Saint-Simon sur Comte, nous nous aiderons du travail de M. Littré, qui a étudié ce point dans son livre : Auguste Comte et la philosophie positive (1863) ; nous recueillerons les données qu’il a rassemblées en les complétant par des analyses plus précises. Dans cette question, M. Littré se montre impartial, plutôt sévère à l’égard de Comte, et même trop libéral à l’égard de Saint-Simon. Il va jusqu’à dépouiller les écrits de celui-ci qui n’ont pas paru de son vivant, et qu’Auguste Comte n’a peut-être jamais connus, par exemple le Mémoire sur la science de l’homme, qui est de 1813, mais qui n’a été publié qu’en 1859[3] : « Mais, dit Littré, M. Comte pouvait en avoir reçu l’équivalent par la conversation. » Il met en doute et tient en défiance le témoignage d’Auguste Comte lui-même, et celui de Mme Comte. Le premier avait dit que sa rencontre avec Saint-Simon avait été pour lui « un malheur sans compensation. » Mme Comte, de son côté, malgré ses griefs personnels contre son mari, racontait qu’elle l’avait vu souvent en conversation et en discussion avec Saint-Simon, et que, dans ces conversations, elle ne pouvait s’empêcher de croire que « c’était Comte qui était le maître et Saint-Simon le disciple. » M. Littré répond que cela a bien pu être vrai à la fin des rapports de ces deux hommes, que le rôle de l’un et de l’autre a pu être interverti à mesure que le second prenait de plus en plus conscience de sa personnalité ; mais l’on ne peut rien conclure de là contre l’influence première. Par la même raison, Auguste Comte a pu s’exagérer les torts de Saint-Simon à son égard et juger le passé par les préventions de la dernière heure. « Ce qui est certain, dit Littré, c’est que pendant deux ans au moins, de 1818 à 1820, Auguste Comte a été l’élève de Saint-Simon et qu’il a subi son action. Il est entré auprès de lui avec les idées critiques et révolutionnaires du XVIIIe siècle ; il s’en est séparé en possession de la conception positive ; mais, entre ces deux phases, il a dû traverser une phase intermédiaire qui a servi de passage de l’une à l’autre. » C’est Saint-Simon qui a déterminé ce passage. « C’est avec lui, dit Littré, qu’il fit l’apprentissage des idées organiques qui commençaient à travailler la France et l’Europe. » On sait, en effet, que la nouveauté et la pensée mère de Saint-Simon ont été que le moment était venu de substituer à la phase critique, anarchique, négative, destructive qui caractérise et la philosophie du XVIIIe siècle et la révolution française, une phase constructive, dogmatique, organique, selon l’expression de l’école. La première publication capitale de Saint-Simon est intitulée : l’Organisateur, et déjà, dans tous ses écrits, il préconisait les idées d’organisation. A la vérité, on pourrait se demander, si même dans ces vues générales, qui dominent tout le saint-simonisme, il n’y a pas déjà une part qui dénoterait l’influence d’Auguste Comte ; car la publication de l’Organisateur est de 1819-1820, et Comte était déjà près de Saint-Simon dès 1818. — Or, de même qu’en 1816 et 1817, on peut soupçonner que les vues historiques de Saint-Simon (par exemple, l’importance donnée à l’affranchissement des communes) reviennent à son secrétaire d’alors, Augustin Thierry, qui s’intitulait lui-même son fils adoptif, de même on pourrait croire que l’opposition des idées critiques et des idées organiques et la haute importance donnée au principe d’organisation révéleraient l’action d’Auguste Comte. Saint-Simon n’aurait donc en d’autre mérite que d’avoir en deux secrétaires, d’esprit supérieur, et de s’être assimilé leurs idées. Mais ce serait là une hypothèse bien raffinée et sans aucune espèce de preuves. Il est plus rationnel d’adopter la supposition inverse, et de croire que c’est Saint-Simon qui, guidé par des vues théoriques et un instinct supérieur, a révélé à Thierry l’importance historique de la révolution communale du XIIe siècle, et à Auguste Comte l’importance des idées positives substituées aux idées négatives du siècle précédent. Ceux qui ont connu Saint-Simon dans la dernière phase de sa vie, vers 1825, parlent de lui avec tant d’admiration, et ont été si frappés de son action et de sa puissance prophétique, de l’abondance de ses idées, qu’il est difficile d’admettre qu’il n’ait en par lui-même aucune idée ; et il serait tout à fait injuste de le dépouiller sans preuve au profit de deux jeunes gens d’un haut esprit sans doute, mais qui alors acceptaient eux-mêmes le rôle de fils et d’élève.

D’ailleurs, si l’on voulait suivre dans le détail les écrits de Saint-Simon, bien avant ses relations avec Auguste Comte, de 1801 à 1820, on y trouverait non-seulement le principe fondamental de son école, à savoir la substitution du principe organique au principe critique, mais, en outre, beaucoup d’idées sur la science et sur les sciences, qui sont devenues le fond de la philosophie positive. C’est ce que M. Littré a montré avec précision. C’est, par exemple, un fait remarquable de trouver dans un écrit de Saint-Simon, de 1803 (Lettres d’un habitant de Genève), la caractéristique de la science telle que l’ont donnée plus tard les positivistes, à savoir la vérification et la prévision. « Un savant, dit Saint-Simon, est un homme qui prévoit. » La gloire des savans est dans « les vérifications qui se font de leurs opinions. » On trouve aussi dans le même écrit cette idée que l’étude des phénomènes a dû suivre l’ordre de leur complication. « Les phénomènes chimiques étant beaucoup plus compliqués que les phénomènes astronomiques ont dû être étudiés longtemps après. » cette autre pensée est encore une pensée mère du positivisme, à savoir que « de même que l’astronomie s’est débarrassée de l’astrologie, de même que la chimie s’est débarrassée de l’alchimie, de même la physiologie doit se débarrasser de l’influence des moralistes et des métaphysiciens. » On trouve même dans Saint-Simon l’expression propre de philosophie positive employée à propos de Descartes : « Descartes, est-il dit, arracha le sceptre du monde des mains de l’imagination… Il a senti que la philosophie positive se divisait en deux parties : la physique des corps bruts, la physique des corps organisés. »

Il ne faut pas s’exagérer sans doute l’importance de ces vues lumineuses jetées çà et là dans un ouvrage dont le reste est détestable, et qui n’a, s’il est permis de parler ainsi, ni queue ni tête. Jamais Saint-Simon n’a été capable de faire un livre. C’est un désordre, une incohérence, une diffusion dont on n’a pas d’idée. On trouve aussi chez lui les idées les plus disparates et les plus contradictoires, comme le fait remarquer Littré. C’est, par exemple, après ce qui vient d’être dit sur la philosophie positive et la nécessité de l’expérience, cette pensée que « la méthode a priori doit se substituer à la méthode a posteriori. » C’est encore la prétention de tout expliquer par la gravitation ; c’est enfin un ton ridiculement insolent à l’égard des plus grands chimistes. Néanmoins, malgré tous ces défauts, il reste que quelques-unes des idées les plus importantes du positivisme avaient été entrevues par Saint-Simon.

Ce qui est d’ailleurs plus important que ces rencontres plus ou moins fortuites de quelques passages épars, c’est une doctrine qui n’appartient pas à Saint-Simon lui-même, mais qui nous est communiquée par lui, et rapportée par lui aussi à un personnage ignoré, que du moins nous ne connaissons pas autrement, et que l’on appelle le docteur Burdin. Saint-Simon nous reproduit les idées et les discours de ce médecin, peut-être même un texte de lui, dans son Mémoire sur l’homme. Voici les principales idées de ce travail ; on y reconnaîtra la plupart des idées d’Auguste Comte : « 1° toutes les sciences ont commencé par être conjecturales avant de devenir positives ; 2° les sciences sont devenues positives selon leur ordre de complication ; 3° les sciences sont entrées dans l’enseignement public à mesure qu’elles sont devenues positives ; 4° la physiologie, par suite des travaux de Vicq-d’Azir, de Cabanis, de Bichat et de Condorcet, est sur le point de devenir une science positive, et alors elle entrera dans l’enseignement public ; 5° la morale deviendra une science positive quand elle sera fondée sur la physiologie ; 6° la philosophie deviendra une science positive quand elle prendra pour base les faits généraux des sciences particulières. » Nous avons ici la philosophie positive dans son germe, dans ses principes fondamentaux. On peut se demander, à la vérité, si Auguste Comte a eu communication de ce travail philosophique, car il se trouve dans le Mémoire sur l’homme, qui n’a été publié qu’en 1859 ; mais il est bien probable que Saint-Simon a dû faire prendre connaissance de ses écrits manuscrits à son jeune disciple ; et, comme le dit Littré, celui-ci en a reçu l’équivalent par la conversation.

Tels sont les anneaux qui, suivant Littré, rattachent la doctrine de Comte à celle de Saint-Simon. On peut encore en signaler d’autres. Tout le monde sait qu’avant la théorie de la constitution et de la hiérarchie des sciences, il y en a une autre dans le positivisme, qui est la base même du système. C’est la théorie des trois états, à savoir : l’état théologique, l’état métaphysique, l’état positif ou scientifique. Nous avons à nous demander jusqu’à quel point et par quel endroit cette théorie se rattache aux vues de Saint-Simon.

Nous avons dit déjà que la pensée principale de Saint-Simon a été une pensée de réorganisation sociale. Cette doctrine de réorganisation s’appuyait sur une philosophie de l’histoire[4]. Comment organiser l’avenir si on ne comprend pas le passé ? Sans remonter jusqu’à l’antiquité, et en prenant pour point de départ le moyen âge, Saint-Simon considère comme le fait caractéristique et comme le véritable progrès de cette époque la constitution d’un pouvoir temporel et d’un pouvoir spirituel : le premier, féodal et militaire ; le second, sacerdotal et papal. Une société appuyée d’une part sur la noblesse, de l’autre sur l’église, voilà la société de l’ancien régime, la société dissoute par la révolution française. La société nouvelle, celle qui doit sortir de cette révolution, doit donc aussi avoir son pouvoir temporel et son pouvoir spirituel. Le pouvoir temporel, selon Saint-Simon, appartiendra à ce qu’il appelle la « capacité industrielle ; » et le pouvoir spirituel à la a capacité scientifique. » Comment se sont formées ces deux capacités ?

Dans l’absence de sécurité et d’industrie, la richesse ne s’obtient que par la guerre, c’est-à-dire par la force. Il est donc tout naturel que le pouvoir soit militaire. De même, dans l’absence de sécurité et de lumières, les hommes n’ayant ni le temps ni les moyens matériels de se livrer à l’étude des faits, il est tout naturel encore que la direction des esprits appartienne à la foi. Mais la sécurité commençant à s’établir par l’établissement même du gouvernement militaire, la richesse commença peu à peu à devenir le fruit du travail ; et par un mouvement insensible, mais inévitable, la prépondérance dut passer graduellement de la guerre à l’industrie, du pouvoir féodal, militaire, aristocratique et monarchique au pouvoir bourgeois, capitaliste, industriel. De la même manière et par les mêmes intermédiaires, le pouvoir spirituel dut passer de la foi à la science. Ces deux nouveaux pouvoirs, qui devaient dissoudre les pouvoirs précédens, commencèrent à paraître précisément au moment où fut constitué définitivement le régime féodal. Les deux événemens qui signalent leur apparition sont : l’émancipation des communes et l’introduction des sciences par les Arabes.

Toute cette théorie a été exposée par Saint-Simon dans l’Organisateur, en 1820. Si maintenant, dans cette histoire, nous négligeons ce qui concerne le pouvoir temporel pour ne considérer que le pouvoir spirituel, on verra que nous avons déjà les deux termes extrêmes de la triade d’Auguste Comte, à savoir la théologie et la science. Il ne s’agit plus que de trouver le terme moyen : la métaphysique. Déjà on le rencontre, sinon dégagé, du moins nommé dans l’Organisateur. Mais si nous consultons un nouveau document, un nouvel ouvrage, le Système industriel, publié en 1822, nous trouverons, dans la préface remarquable de cet ouvrage, le terme qui nous manque. Pour passer du premier système, féodal et religieux, au dernier, industriel et scientifique, il a fallu un régime intermédiaire qui servit à dissoudre le premier, à préparer le second. Ce système a dû avoir aussi son pouvoir temporel et son pouvoir spirituel. Ce sont, d’une part, les légistes et, de l’autre, les métaphysiciens. Ils ont eu pour fonction, les premiers de dissoudre le régime féodal, les seconds de dissoudre le système catholique. Leur triomphe a été la révolution ; mais aujourd’hui leur rôle est achevé : ils sont devenus dangereux.

Laissant encore cette fois de côté les légistes et l’histoire du pouvoir politique, il nous reste les métaphysiciens, comme passage entre les théologiens et les savans. Voilà donc nos trois termes et la doctrine des trois états déjà complètement constituée dans Saint-Simon lui-même, avant toute émancipation de la part d’Auguste Comte. Quelle a pu être la part de collaboration de celui-ci, soit dans la publication de l’Organisateur, soit dans la préface du Système industriel ? Nous ne pouvons le savoir. Lui-même n’a réclamé sa part d’indépendance qu’à partir de l’année suivante, lors de la publication du Système de politique positive (1823). On peut donc admettre historiquement que tout ce qui précède vient de Saint-Simon, ou, si l’on veut, d’une élaboration commune, mais non pas de Comte lui seul. Il restera toujours une part à son maître ; et l’on ne peut accorder, quoi qu’H en dise, que ce commerce n’ait été pour le disciple qu’un malheur sans compensation. Nous arrivons maintenant au moment où les deux personnalités se choquent et se séparent, où celui-ci affirme et réclame sa personnalité. Du point d’attache nous passons au point de rupture, et ce sera alors Auguste Comte lui seul, dans la plénitude et l’indépendance de la pensée, qui paraîtra devant nous.


III

La rupture d’Auguste Comte avec Saint-Simon eut lieu à l’occasion du premier écrit de notre philosophe. Cette affaire est assez embrouillée ; et même, après les explications détaillées données par Littré, on n’en saisit pas encore très bien toutes les péripéties. Qu’il nous suffise de dire que ce premier écrit fut d’abord publié en 1822, sous le nom de Saint-Simon et sans réclamation de son élève, dans une publication oubliée, portant pour titre : le Contrat social. L’année suivante, en 1823, Saint-Simon commença une nouvelle publication sous le titre de Catéchisme des industriels ; et, après en avoir publié deux cahiers, il en annonça un troisième sur le Système scientifique et le système d’éducation, ce travail devant être confié à son élève Auguste Comte ; mais celui-ci s’y refusa. Fatigué d’être absorbé par la personnalité du maître, il ne voulait plus être son porte-voix. Saint-Simon, ainsi pris de court, au lieu du travail nouveau qu’il avait promis, n’eut d’autre ressource que de reprendre le travail de Comte publié déjà l’année précédente, et le donna sous cette nouvelle rubrique : Troisième cahier du Catéchisme des industriels. C’est le titre que porte cet ouvrage dans la bibliographie saint-simonienne. Auguste Comte protesta contre cette publication et demanda un tirage séparé, auquel il donna lui-même un titre différent du précédent, à savoir : Système de politique positive, titre qu’il a de nouveau, plus tard, mis en tête du grand ouvrage en quatre volumes qui contient sa seconde philosophie. Il y inscrivit son nom, tout en consentant à ajouter encore ce qualificatif : élève de Saint-Simon. La rupture n’était pas encore tout à fait complète ; et, pour ménager les droits de chacun, il fut convenu que l’ouvrage serait précédé de deux avertissemens, l’un de Saint-Simon, l’autre d’Auguste Comte, pour exprimer les vues séparées de l’un et de l’autre. Ces deux avertissemens sont propres à nous faire comprendre l’origine et la raison de la rupture.

L’époque où Auguste Comte rompait avec Saint-Simon était précisément celle où celui-ci, sans renoncer à ses vues sur l’industrialisme et sur la science, commençait cependant à donner de plus en plus à ses conceptions une couleur sentimentale et religieuse. C’est le moment où il commençait à faire école et à grouper autour de lui une pléiade de jeunes gens qui eux-mêmes, sous l’influence des dernières prédications de Saint-Simon, devaient changer plus tard l’école en église. Olinde Rodrigue, Bazard, Enfantin furent, on le sait, les apôtres de cette nouvelle église. Le Nouveau christianisme, dernier ouvrage de Saint-Simon, devait en être l’évangile. Dans ce dessein, Saint-Simon ne voulait plus seulement pour collaborateurs des savans ; il voulait des artistes, des moralistes, des philosophes. On comprend que ce retour à la théologie et à la métaphysique ne fût pas du goût d’Auguste Comte, dont il contredisait et démentait les opinions fondamentales. Que, plus tard, il ait à son tour lui-même donné l’exemple d’un démenti du même genre à sa propre philosophie, qu’il soit revenu dans sa philosophie subjective, à une phase néo-religieuse, c’est ce qu’il ne pouvait pas encore prévoir. À ce moment, le savant se trouvait trop en contradiction avec le prophète pour qu’ils pussent demeurer ensemble et collaborer plus longtemps à une œuvre commune. Ce conflit résulte évidemment du double avertissement qui précédait le nouvel écrit : « Ce travail est très bon, disait Saint-Simon dans un style détestable, mais il n’atteint pas le but que nous nous étions proposé… Notre élève s’est placé au point de vue d’Aristote… Il a cru que la capacité aristotélicienne devait primer le spiritualisme, et la capacité industrielle et philosophique… Il n’a traité que la partie scientifique de notre système, mais il n’en a point exposé la partie sentimentale et religieuse. » De son côté, Auguste Comte disait à peu près la même chose en d’autres termes : « Ayant médité depuis longtemps sur les idées mères de M. de Saint-Simon, je me suis exclusivement attaché à systématiser, à développer et à perfectionner la partie de la philosophie qui a rapport à la direction scientifique. »

Ce premier écrit d’Auguste Comte est très intéressant, comme contenant déjà quelques-unes des idées les plus importantes de l’auteur, et aussi comme exemple- significatif du passage d’une pensée à une autre pensée. On a beaucoup étudié de nos jours l’évolution au point de vue des formes organiques ; mais rien de plus curieux aussi que l’évolution des idées. Vous partez du saint-simonisme ; vous croyez lire une des nombreuses publications sorties de cette tradition et de cette école, et à la fin vous êtes dans la philosophie positive, et cela sans qu’il semble que vous ayez changé de terrain. C’est la même idée qui, en se transformant, devient tout autre chose.

L’introduction commence, en effet, par ce lieu-commun saint-simonien, que, la phase critique étant épuisée, il faut passer à une phase organique. Mais, tandis que Saint-Simon voulait passer à cette nouvelle phase par le moyen des sentimens et de l’imagination, Auguste Comte, reprenant l’idée du docteur Burdin exposée plus haut, demandait que la politique suivît l’exemple des autres sciences et devint une science positive. Il demandait que l’observation y prît le pas sur l’imagination, et que le second élément fût subordonné au premier. Il exposait la théorie des trois états, non comme une découverte, mais comme un postulat connu et accordé d’avance, et il essayait de caractériser la politique positive par rapport à la politique théologique et métaphysique. Ce qui caractérise ces deux premiers états (théologie et métaphysique), c’est la prédominance de l’imagination sur l’observation, avec cette différence que, dans l’état théologique, l’imagination s’exerce sur des êtres surnaturels, et, dans l’état métaphysique, sur des abstractions personnifiées : voilà une des idées qui nous paraissent appartenir en propre à Auguste Comte, et que nous n’avions pas rencontrées jusqu’ici. La métaphysique n’est donc que la forme abstraite de la théologie. Dans cette conception théologico-métaphysique, deux idées prédominent : l’une, c’est que l’homme se croit le centre du monde ; l’autre, c’est qu’il s’attribue une puissance indéfinie et illimitée sur les phénomènes. C’est la conséquence de la suprématie de l’imagination, qui jouit en effet d’un tel pouvoir à l’égard de ses fictions. Or le positivisme change en sens inverse cet ordre d’idées. L’observation est substituée à l’imagination. L’homme est déplacé du centre du monde ; son action sur les phénomènes se borne à les modifier les uns par les autres.

Dans la phase théologico-métaphysique, les astres étaient considérés comme ayant une influence immédiate sur la destinée des hommes ; en chimie, l’homme croyait pouvoir changer toute matière en toute matière ; en médecine, il croyait à la panacée universelle. De même, en politique, on a cru à l’action illimitée des combinaisons politiques et à la toute-puissance des législateurs. On a cru à la possibilité d’un état social parfait. Sous ce rapport, la politique métaphysique ou révolutionnaire ne diffère pas de la politique théologique, si ce n’est parce que l’une permet l’examen que l’autre ne permet pas. Autrement, elles croient l’une et l’autre à une panacée universelle. L’une et l’autre jugent les constitutions de tous les temps d’après leur plus ou moins de conformité avec le type qu’elles ont adopté. Elles s’accordent encore l’une et l’autre pour faire coïncider l’état social le plus parfait avec l’état de civilisation le plus imparfait : d’un côté, l’état patriarcal ; de l’autre, l’état de nature, voilà le double idéal de la politique théocratique ou de la politique révolutionnaire. Enfin, elles croient à l’absolu et cherchent le meilleur gouvernement possible, abstraction faite de tout état de civilisation.

Au contraire, la politique positive, ayant pour méthode de faire prédominer l’observation sur l’imagination, repose sur deux principes essentiels : 1° concevoir l’organisation sociale comme liée à l’état de civilisation et déterminée par cet état ; 2° considérer la civilisation elle-même comme soumise à des lois et ne dépendant pas du hasard des circonstances ni du caprice des volontés.

Pour ce qui est du premier principe, Auguste Comte montre que l’activité du corps social, n’étant que la somme des activités individuelles, ne saurait être d’une autre nature que ses élémens. Il est impossible de concevoir un système politique un peu durable qui n’investirait pas du pouvoir, dans un temps donné, les forces sociales prépondérantes dans ce même temps. L’ordre politique ne peut donc être que la conséquence et l’expression de l’ordre civil, et celui-ci l’expression même de l’état de civilisation. Sans doute, l’organisation politique réagit sur l’état de civilisation ; mais c’est une influence secondaire ; et si elle est en sens contraire, l’état de civilisation finit toujours par l’emporter sur le mode d’organisation.

En outre, la civilisation, de son côté, ne suit pas une marche arbitraire ; elle est assujettie à des lois, et elle se développe dans un sens déterminé. On ne peut nier que la civilisation n’ait fait des progrès constans depuis ses origines jusqu’à nos jours. Il y a eu sans doute des époques stationnaires et même rétrogrades ; mais ce qui prouve l’existence d’une loi, c’est que la civilisation a marché malgré ces obstacles. Au reste, il ne faut pas toujours considérer ces retours rétrogrades comme défavorables au mouvement général. Il ne faut pas perdre de vue l’une des lois essentielles des corps organisés : c’est que le développement se fait souvent par crise (les dents, la croissance, la puberté) ; il peut donc y avoir désordre et recul accidentels, sans qu’on en puisse rien conclure contre la loi du développement progressif.

En s’appuyant sur les principes précédens, Auguste Comte fait remarquer avec grande raison qu’on a beaucoup exagéré en histoire deux élémens qui semblent réfractaires à l’idée d’une loi de la civilisation : d’une part, l’influence du hasard et de l’accident ; de l’autre, l’influence du génie. On exagère, dans les sciences, la part des causes occasionnelles : par exemple la pomme de Newton, la lampe de Galilée ; de même, en histoire, l’influence des petites causes, par exemple le verre d’eau de lady Marlborough, le nez de Cléopâtre. De l’autre, on exagère le rôle du génie : un Pierre le Grand, un Louis XIV, un Napoléon. Ces grands hommes sont bienfaisans quand ils se contentent de réaliser ce qui est la conséquence des lois naturelles de la civilisation ; ils sont funestes quand ils veulent inventer et créer véritablement. L’histoire des sciences peut servir de modèle et de guide à l’histoire proprement dite. Elle nous montre comment les choses s’enchaînent et naissent les unes des autres par une loi naturelle. Les découvertes d’une génération préparent celles de la suivante. Tout vient en son temps. C’est ainsi que l’état théologique se présente le premier, que l’état métaphysique vient ensuite, et l’état positif le dernier : on ne peut intervertir cet ordre.

Maintenant, si la marche de la civilisation est ainsi réglée par des lois, si elle est nécessaire, à quoi peut servir la science politique ? Cette objection a paru plus tard si forte à M. Herbert Spencer, qu’elle l’a amené à conclure que la science sociale ne sert à rien : ce qui conduit à une sorte de fatum mahometanum, ou à ce que les anciens appelaient le sophisme paresseux. Puisque les choses vont d’elles-mêmes et quand même, à quoi sert-il d’agir dans un sens ou dans un autre, de faire ceci ou cela ? Auguste Comte n’est pas de cet avis. Il croit que la marche de la civilisation ne peut pas sans doute être changée dans le sens de la direction, mais qu’elle peut être accélérée dans le sens de la vitesse. C’est ainsi que pour l’individu, on ne peut le changer dans le fond ; mais l’éducation peut faciliter ou retarder son développement. Stuart Mill a également combattu la doctrine paresseuse et fataliste, qui fait de la société une sorte de champignon, se développant toute seule par une force végétative. On oublie trop que parmi les facteurs de la société et de la civilisation entrent pour une part la volonté et l’intelligence de l’homme ; que, par cette volonté et cette intelligence, il agit sur la civilisation elle-même. Auguste Comte le reconnaît, comme Stuart Mill, mais seulement au point de vue de l’accélération et du retardement. La vérité fondamentale, c’est qu’il n’y a de progrès accomplis et définitifs que ceux qui sont conformes avec l’état de la civilisation et qui servent à le développer. Les hommes politiques de génie sont ceux qui ont conscience de cette tendance spontanée des choses. Autrement, il y aurait trop de disproportion entre les causes et les effets. On prend les acteurs pour les personnages de la pièce. La puissance de l’homme est dans son intelligence : elle consiste à prévoir, et, connaissant les lois et les causes, à préparer les effets. Au contraire, lorsque les législateurs ou les gouvernemens agissent dans un sens rétrograde, ils amènent des crises violentes. Mais le résultat est le même lorsque, tout en agissant dans le sens de la civilisation, on veut précipiter son action : cette action est alors nulle et éphémère. On remarquera que ces remarquables pages d’Auguste Comte ont été écrites en 1823. Ces idées étaient alors, non-seulement neuves, mais prématurées. Ce n’est que beaucoup plus tard qu’elles se sont répandues dans les esprits ; aujourd’hui, elles appartiennent au domaine public. Mais alors c’était une nouveauté de dire que la politique consiste à se conformer aux lois naturelles. Les écoles nouvelles étaient encore-plus loin de comprendre ces principes que les écoles rétrogrades : les unes et les autres, préoccupées de leur idéal, ne songeaient qu’à s’imposer aux hommes en violentant les choses. Nous sommes loin, même aujourd’hui, d’être guéris de ce travers, si funeste au développement régulier des sociétés ; si nous en guérissons un jour, Auguste Comte aura été un de ceux qui y auront le plus contribué.

La civilisation a donc des lois ; mais autre chose est obéir à une loi sans le savoir, autre chose est y obéir en connaissance de cause ; car, par le moyen de la science, on peut éviter les froissemens qui se produisent dans des crises trop retardées. On peut obtenir ainsi, par une marche graduée, ce qui autrement aurait amené des révolutions violentes. Sans doute, tous les changemens sociaux amènent toujours des résistances que l’on aurait tort d’attribuer uniquement à l’égoïsme et qui viennent plutôt de l’ignorance. Nul n’est assez absurde pour se constituer sciemment en insurrection contre la nature des choses. Auguste Comte, sans exagérer, dit-il, la portée de l’intelligence humaine, croit cependant que la démonstration et la persuasion ont une importance supérieure à celle qu’on leur a attribuée jusqu’ici.

Si la politique a pour objet de se conformer à la tendance naturelle de la civilisation, le problème fondamental de la politique est de déterminer quelle est cette tendance. On pourrait croire qu’il suffit pour résoudre ce problème d’étudier seulement la civilisation dans son état présent ; mais l’étude de l’état actuel est tout à fait insuffisante : car tout y étant mêlé, le passé, le présent et l’avenir, il est impossible de démêler la tendance qui résulte de ce conflit des forces. « Il ne faut pas craindre, dit Auguste Comte, quand on est arrivé au point de vue positif, de s’élever au plus haut degré de généralité possible, pour être en mesure de comprendre et d’interpréter les faits. » Cette vue est remarquable ; est-elle bien d’accord avec le point de vue positiviste ? Nous ne l’examinerons pas. L’auteur se sert de l’exemple des physiologistes. On a cru souvent qu’il suffisait, pour établir les principes de la physiologie, d’étudier l’homme ; mais on a bientôt vu que, pour comprendre l’homme, il fallait embrasser toute la série animale, et partir de l’idée la plus haute et la plus générale de l’animalité. C’est ainsi que, pour comprendre l’état actuel de la civilisation, il faut parcourir les diverses phases ou étapes qu’elle a parcourues, pour en conclure la direction générale qu’elle a prise. Pour fixer cette direction, Auguste Comte nous propose le critérium suivant. Lorsqu’un ensemble d’institutions, considéré pendant plusieurs siècles, va toujours, soit en augmentant, soit en diminuant, c’est une preuve que ces institutions sont, dans le premier cas, conformes à la tendance générale de la civilisation ; dans le second cas, en sens inverse de ces lois. Pour en revenir à la méthode, Auguste Comte dit qu’il faut distinguer ici l’ordre chronologique de l’ordre philosophique. Il ne faut pas dire : le passé, le présent, l’avenir ; il faut dire : le passé, l’avenir, le présent. Ce n’est que lorsque par la connaissance du passé on a conçu l’avenir que l’on peut utilement revenir sur le présent.

Ainsi, la science politique repose sur l’histoire, sur la connaissance du passé, non pas à la manière de Machiavel ou même de Montesquieu, c’est-à-dire on prenant çà et là des exemples particuliers, ou même des faits généraux pour en tirer des préceptes ou des lois, mais à la manière de Turgot et de Condorcet, c’est-à-dire en suivant l’enchaînement des diverses périodes de civilisation. En un mot, la politique positive repose sur ce que l’on appelle la philosophie de l’histoire. Ce n’est pas ici le lieu de discuter cette thèse ; mais il est permis de faire remarquer en cette circonstance combien cette expression de politique « positive, » de philosophie « positive » contient ici de promesses exagérées et presque contradictoires. En effet, la philosophie de l’histoire, comparée à l’histoire proprement dite, ressemble beaucoup à ce que partout ailleurs Auguste Comte appellerait la métaphysique. N’étant pas lui-même historien, Auguste Comte n’est pas très difficile pour les généralités historiques, comme tous les philosophes lorsqu’il s’agit des généralités scientifiques. Il se croira donc placé au point de vue positif lorsqu’il exposera les vues vagues et conjecturales de Condorcet et de Saint-Simon. Mais demandez aux historiens de profession ce qu’ils pensent de la philosophie de l’histoire, ils répondront que c’est de la métaphysique. Même cette question du progrès qu’Auguste Comte tranche sans hésiter, elle est loin d’être définitivement résolue, au moins historiquement. Voyez, par exemple, en ce moment même, l’école critique et positive en histoire s’appliquer à restreindre de la manière la plus sévère, la plus exigeante (et j’ajoute la plus étroite), les avantages que l’on avait cru jusqu’ici, dans le monde libéral, avoir été les résultats de la révolution française. Ce n’est point à dire qu’il ne faille pas faire de philosophie d’histoire ou d’histoire généralisée. Nous sommes de l’avis d’Auguste Comte : la politique doit être éclairée par l’histoire. C’est aussi une idée profonde de dire qu’il faut aller du passé à l’avenir pour revenir au présent. Mais tout cela n’est pas positif dans le sens rigoureux du mot. Sans doute, il faut s’appuyer sur l’observation ; mais c’est ce que disent aussi les métaphysiciens. Ce n’est pas tout d’avoir les faits : l’essentiel est de les interpréter ; c’est ce qui n’est pas positif. Dans les Origines de la France contemporaine de M. Taine, il n’y a que des faits ; et cependant c’est une histoire aussi systématique que celle de Louis Blanc. C’est donc là en définitive de la philosophie et non du positivisme.

Disons encore qu’Auguste Comte a les idées les plus justes sur la méthode de la science sociale, lorsqu’il interdit à cette science la méthode mathématique. Peut-être va-t-il lui-même trop loin en ce sens lorsqu’il reproche à Condorcet d’avoir appliqué le calcul des probabilités à la politique ; car il y a des questions spéciales (par exemple, les assurances) où ce calcul est tout à fait à sa place et où la politique est devenue tout à fait une science positive. Il n’est pas moins certain que la statistique, par ses méthodes perfectionnées, est appelée à rendre de plus en plus de services à la politique, et à la transformer ainsi sur certains points en science positive. Mais, en général, croire que la méthode sociale peut être la méthode mathématique est une illusion qu’il est intéressant de voir combattue par un mathématicien. Ce n’est pas une vue moins juste que de séparer, comme le fait Auguste Comte, la politique, qu’il appellera plus tard sociologie, de la physiologie. On serait tenté de croire que la méthode positive consiste à ramener la science de l’homme à la science de l’animalité : c’est une grave erreur. La différence fondamentale, selon Auguste Comte, c’est que la physiologie ne concerne que l’individu, tandis que la sociologie a pour objet l’espèce et le développement de l’espèce. Sans doute, quand il s’agit des castors, on peut bien parler incidemment de leur société et de leurs huttes sans sortir de la zoologie, parce que c’est là une société des plus circonscrites ; mais si la société des castors arrivait à se développer et à passer par des phases différentes comme la société humaine, il faudrait alors en faire l’objet d’une science spéciale. C’est donc être tout à fait infidèle à la méthode d’Auguste Comte que de faire de la sociologie une branche de la physiologie ; autant dire qu’elle est une branche de la géologie, par cette raison que l’espèce humaine vit sur la terre, et que tout ce qui est sur la terre rentre dans l’histoire de la terre.

On voit comment, dans ce premier écrit, l’auteur se rattache à Saint-Simon et comment il s’en sépare. Il s’y rattache en ce qu’il reste exclusivement préoccupé du problème social ; il s’en sépare en ce qu’il croit que l’organisation sociale doit résulter de la science sociale, et que c’est la science qu’il faut faire avant de passer à l’organisation. Son originalité est d’introduire dans le problème politique les habitudes d’esprit du savant proprement dit, de montrer la part de l’observation, l’existence de lois sociales naturelles, les limites de l’action libre de l’homme, mais aussi la part de cette action, qui consiste dans la prévoyance et dans l’art de se conformer à la nature. Nous n’insisterons pas sur la portée de ces idées ; disons seulement qu’après être restées longtemps ignorées ou négligées, elles ont fini cependant par s’introduire dans la politique des partis. C’est à l’école d’Auguste Comte que les démocrates ont appris un certain nombre de règles pratiques qui leur étaient suspectes lorsqu’elles leur étaient présentées par les conservateurs : comme, par exemple, qu’il faut compter avec le temps, que rien ne se fait tout à coup, que les sociétés sont des corps organisés sur lesquels on ne peut faire des expériences in anima vili, etc. Toutes ces maximes de la vieille sagesse apparaissaient avec un prestige tout particulier, venant d’un penseur si dépouillé de préjugés. C’est par lui que ces idées ont été introduites dans la politique démocratique, en en tempérant les ambitions exagérées ; et, en ce sens, on peut dire que l’opportunisme a été une des applications du positivisme.


IV

Indépendamment de l’écrit précédent que nous venons d’analyser, nous devons signaler encore un autre écrit, peu connu, de la jeunesse d’Auguste Comte, antérieur à la publication de son grand cours, et qui date de 1825. C’est un travail inséré dans le Producteur, la première revue saint-simonienne, et qui porte pour titre : Considérations sur la science et les savans. Cet écrit contient à peu près les mêmes idées que le travail précédent, et les mêmes généralités que le Cours de philosophie positive. Ce que nous y remarquerons cependant comme particulièrement intéressant, et comme un témoignage aussi de la tolérance d’esprit d’Auguste Comte, c’est que, bien loin de chercher à déprécier la théologie et la métaphysique au profit du système positif, comme le font encore aujourd’hui les positivistes vulgaires, il est bien plus préoccupé de justifier à son point de vue ces deux grandes applications de l’esprit. Il est vrai que c’est parce qu’il est tellement convaincu de leur chute définitive et de leur abandon universel, qu’il croit sans danger de leur rendre justice ; c’est par une sorte de pitié plutôt que par une véritable sympathie qu’il cherche à expliquer dans le passé le rôle utile et même nécessaire de la théologie et de la métaphysique. Quel que soit le motif qui l’anime, voyons cependant comment l’apôtre du positivisme essaie de justifier ces deux grandes conceptions de l’esprit humain. La raison principale qu’il fait valoir, c’est que l’imagination doit précéder l’usage de l’observation. La méthode positive est certainement la base solide de toutes nos connaissances ; mais si l’observation est le plus sûr des procédés, il en est aussi le plus lent. Les lois naturelles les plus simples sont celles dont la découverte exige le plus de temps. D’un autre côté, l’empirisme absolu est impossible. L’homme est incapable de se donner la peine de combiner des faits et d’en tirer les conséquences, s’il ne les rattache à quelque explication. Il est donc certain que les facultés humaines seraient restées dans un engourdissement indéfini s’il eût fallu attendre pour raisonner sur les faits que leur liaison ressortit de l’observation même. Ainsi, les premiers progrès de l’esprit humain ne pouvaient être produits que par la méthode théologique. Elle seule peut fournir une théorie provisoire, vague et arbitraire, mais immédiate et facile. En outre, les principaux progrès de la philosophie théologique, produits d’ailleurs eux-mêmes par le progrès de l’observation vulgaire, ont contribué à leur tour, par une réaction nécessaire, à accélérer ces progrès. Sans le passage du polythéisme au monothéisme, les théories naturelles n’auraient jamais pu prendre aucune extension. Cette admirable simplification de la philosophie théologique réduisait dans chaque cas particulier l’action de la grande puissance surnaturelle à une certaine direction générale dont le caractère est nécessairement vague. Par là, l’esprit humain fut pleinement autorisé et même fortement engage à étudier comme modes d’action de cette puissance les lois physiques de chaque phénomène.

En outre, la méthode théologique était précisément celle qui convenait le mieux à l’esprit et aux forces des hommes dans ce premier temps de la réflexion scientifique. Les recherches sur l’origine et la fin de l’univers durent paraître seules dignes d’occuper l’esprit humain. Comment concevoir un motif assez énergique pour entraîner l’intelligence humaine dans des recherches purement théoriques sans l’attrait puissant de ces immenses questions dans lesquelles sont comprises toutes les autres ? Kepler a reconnu que l’astrologie a ouvert le chemin à l’astronomie, et Berthollet a fait la même remarque à l’occasion de l’alchimie. Ces considérations sur le rôle de la théologie sont encore bien plus frappantes quand on les applique à la politique. Bien loin de partager les préjugés du XVIIIe siècle sur les religions, et les superficielles hypothèses des philosophes sur l’hypocrisie et l’oisiveté des prêtres, Auguste Comte déclare hardiment que la politique théologique était la seule, dans les temps barbares, qui pût assurer un état social assez paisible et assez régulier pour que les savans y pussent vivre et s’y développer.

Auguste Comte est beaucoup plus court et moins explicite sur le rôle de la métaphysique que sur celui de la théologie ; et, en général, dans toute sa philosophie, il comprendra toujours mieux les idées des écoles théologiques que celles des écoles philosophiques pures ; de même aussi, en politique, il s’entendra toujours plus avec les écoles rétrogrades, théocratiques et aristocratiques, qu’avec les écoles libérales. Cependant il essaie de faire valoir quelques raisons en faveur de la métaphysique. Les conceptions théologiques, dit-il, sont trop opposées par leurs caractères propres aux conceptions positives pour que l’on puisse passer des unes aux autres sans intermédiaires. Ces intermédiaires doivent tenir à la fois de la théologie et de la physique. La théologie prétend découvrir et révéler les causes générales des choses, tandis que la philosophie positive, au contraire, écarte toute notion de cause pour ne s’occuper que des lois. Comment passer du premier point de vue au second ? C’est le problème qui a rendu nécessaire l’intervention de la métaphysique. Celle-ci considère chaque classe de phénomènes comme directement produite par une force ou qualité abstraite correspondante. Ainsi, la métaphysique remplace les agens surnaturels (dieux, anges, démons, esprits) par des entités abstraites, qui d’abord ont été considérées comme des émanations de la puissance souveraine, puis se sont spécialisées et subtilisées au point de n’être que les noms abstraits des phénomènes, et enfin se sont confondues les unes dans les autres, et sont venues se perdre dans une seule et dernière entité, la nature, qui est le dernier mot de la métaphysique, comme le Dieu unique est le dernier mot de la théologie.

On voit à quel rôle étroit et négatif Auguste Comte réduit la métaphysique, même dans le passé, tandis qu’il assignait encore un rôle si élevé à la théologie. Pour lui, la métaphysique se réduit à la théorie des qualités occultes et des formes substantielles, et il a l’air d’ignorer absolument que c’est contre cette théorie que toute la métaphysique cartésienne a été fondée. Il est bien fort de réduire toute la métaphysique, même celle de Descartes et de Kant, à la virtus dormitiva de Molière ; et une science qui n’aurait pas eu d’autre portée eût été bien inutile, même à titre d’intermédiaire. Si Auguste Comte avait eu le sentiment juste et impartial de la métaphysique, comme il avait, à un certain degré, celui de la théologie, il eût pu, même sans sortir de son point de vue positiviste, trouver en faveur de la métaphysique, de son rôle historique et de son utilité relative, des considérations plus sérieuses et plus fortes. Par exemple, la psychologie subjective, que Comte range dans la métaphysique, n’était-elle pas un stade nécessaire, quand même on admettrait qu’elle dût être un jour absorbée par la physiologie ? En effet, avant d’expliquer les phénomènes par leurs causes organiques (en supposant que cela fût possible), toujours est-il qu’il fallait auparavant connaître les phénomènes et les décrire : une géographie de l’âme ne devait-elle pas précéder la physique de l’âme ? En second lieu, Comte dit très bien lui-même que l’empirisme absolu est impossible ; et que l’esprit humain n’aurait jamais en assez de patience pour se livrer à l’observation des faits, s’il n’eût été guidé et soutenu par les hypothèses de la théologie. Ce qui est vrai des hypothèses théologiques ne l’est-il pas autant des hypothèses métaphysiques ? Mécanisme, dynamisme, monisme, atomisme, panthéisme, vitalisme, animisme, autant de conceptions qui servent à relier les faits, à en faire un système, à en faire chercher de nouveaux pour compléter ou contredire ce système ; et encore aujourd’hui ces hypothèses ne sont-elles pas souvent employées dans la science elle-même ? Enfin, un troisième rôle de la métaphysique, c’est la critique de la connaissance et des facultés humaines, critique absolument nécessaire en elle-même, ne fût-ce que pour dissoudre la métaphysique, si celle-ci devait être un jour abandonnée. Telles auraient pu être les raisons qui, même au point de vue positiviste, auraient pu être invoquées pour défendre le rôle de la métaphysique dans le passé. Il est vrai que, ces considérations elles-mêmes une fois admises, il ne serait peut-être pas impossible de conclure que non-seulement la métaphysique a eu un rôle autrefois, mais qu’elle peut encore en avoir un aujourd’hui et peut-être toujours. Il est douteux que les trois considérations précédentes perdent jamais leur valeur. On ne fera jamais une physiologie de la pensée sans étudier dans les faits la pensée elle-même. On ne se dispensera jamais des grandes hypothèses cosmologiques par lesquelles l’imagination soutient les recherches abstraites et ardues des savans. On ne pourra jamais enfin limiter le domaine du savoir sans étudier les conditions du savoir. Par conséquent, psychologie, cosmologie générale, critique de la connaissance, voilà des parties de la métaphysique qui ne seront jamais sacrifiées. Or ceux qui connaissent cette science savent que les problèmes y naissent les uns des autres, et s’entraînent à l’infini, sans qu’on puisse s’arrêter où l’on veut : passez-y le bout du doigt, il est pris tout entier. Il n’en faut pas moins louer Auguste Comte de l’impartialité à laquelle il s’est efforcé de s’élever contre les tendances naturelles de son esprit, quelque étroit que soit encore son point de vue.

Avec les articles du Producteur finit ce que, dans le développement de la philosophie de Comte, on peut appeler la période d’incubation. Jusque-là sa sphère d’action ne s’est pas beaucoup étendue au-delà de la famille saint-simonienne. Même dissident, c’était encore dans son sein qu’il faisait ses premières armes ; c’est à elle qu’il s’adresse. Dans l’Exposition de la doctrine saint-simonienne professée en 1829 à la rue Taranne, Bazard en parle encore comme d’un frère égaré. C’est seulement vers cette époque, immédiatement avant la révolution de 1830, qu’Auguste Comte a commencé, dans ses cours de l’Athénée, à édifier sa grande œuvre scientifique. Peut-être, si le temps nous le permet, le suivrons-nous jusque-là.


PAUL JANET.

  1. Voyez la Revue du 1er et du 15 janvier, du 1er et du 15 février, et du 1er mars 1884.
  2. Nous avons nous-même entre les mains un exemplaire offert par Auguste Comte au docteur Esquirol, et où la suscription indiquée est soigneusement barrée, mais encore très lisible.
  3. Œuvres choisies de Saint-Simon, publiées par Hubbart, 3 vol. in-12. Bruxelles, 1859.
  4. Voir nos études sur Saint-Simon et le saint-simonisme, dans la Revue du 15 avril et du 1er octobre 1870.