Les Origines de la France contemporaine/Tome 3/Livre I/Chapitre 4

Librairie Hachette et Cie (Vol. 3. La Révolution, l’anarchie, tome 1er.p. 127-147).

CHAPITRE IV

I. Paris. — Impuissance et discorde des autorités. — Le peuple-roi. — II. Sa détresse. — Disette et manque de travail. — Comment se recrutent les hommes d’exécution. — III. Les nouveaux chefs populaires. — Leur ascendant. — Leur éducation. — Leurs sentiments. — Leur situation. — Leurs conseils. — — Leurs dénonciations. — IV. Leur intervention dans le gouvernement. — Leur pression sur l’Assemblée. — V. Journées des 5 et 6 octobre. — VI. Le gouvernement et la nation aux mains du parti révolutionnaire.

I

En effet, l’impuissance des chefs et l’indiscipline des subordonnés sont encore plus grandes dans la capitale que dans les provinces. — Il y a un maire à Paris, Bailly ; mais « dès le premier jour, et le plus aisément du monde[1] », son conseil municipal, c’est-à-dire « l’assemblée des représentants de la commune, s’est accoutumé à administrer tout seul et à l’oublier le plus parfaitement ». Il y a un pouvoir central, le conseil municipal présidé par le maire ; mais, « en ce temps-là, l’autorité est partout, excepté où l’autorité prépondérante doit être ; les districts l’ont déléguée et en même temps retenue » ; chacun d’eux agit comme s’il était seul et souverain. — Il y a des pouvoirs secondaires, les comités de district, chacun avec son président, son greffier, son bureau, ses commissaires ; mais les attroupements de la rue marchent sans attendre leur ordre, et le peuple, qui crie sous leurs fenêtres, leur impose ses volontés. — Bref, dit encore Bailly, tout le monde « savait commander et personne obéir ».

« Qu’on imagine, écrit Loustalot lui-même, un homme dont chaque pied, chaque main, chaque membre aurait une intelligence et une volonté, dont une jambe voudrait marcher tandis que l’autre voudrait se reposer, dont le gosier se fermerait quand l’estomac demanderait des aliments, dont la bouche chanterait quand les yeux seraient appesantis par le sommeil, et l’on aura une image frappante de l’état de la capitale. » Il y a « soixante républiques[2] » dans Paris ; car chaque district est un pouvoir indépendant, isolé, qui ne reçoit aucun ordre sans le contrôler, et qui est toujours en désaccord, souvent en conflit, avec les autorités du centre ou avec les autres districts. Il reçoit les dénonciations, commande les visites domiciliaires, députe à l’Assemblée nationale, prend des arrêtés, placarde ses affiches, non seulement dans son quartier, mais dans toute la ville, et parfois même étend sa juridiction au delà de Paris. Tout est de son ressort, et notamment ce qui ne devrait pas en être. — Le 18 juillet, celui des Petits-Augustins[3] « arrête à lui tout seul qu’il sera établi des juges de paix » sous le nom de tribuns, procède sur-le-champ à l’élection des siens, et nomme l’acteur Molé. Le 30, celui de l’Oratoire annule l’amnistie accordée dans l’Hôtel de Ville par les représentants de la commune, et charge deux de ses membres d’aller à trente lieues de là prendre M. de Besenval. Le 19 août, celui de Nazareth donne des commissions pour saisir et conduire à Paris les armes déposées dans plusieurs places fortes. Dès le commencement, tous, en leur nom privé, envoient à l’Arsenal et « se font délivrer à volonté des cartouches et de la poudre ». D’autres s’arrogent le droit de surveiller l’Hôtel de Ville ou de gourmander l’Assemblée nationale. L’Oratoire arrête que les représentants de la commune seront invités à délibérer publiquement. Saint-Nicolas-des-Champs délibère sur le veto et fait prier l’Assemblée de suspendre son vote. — C’est un spectacle étrange que celui de tous ces pouvoirs qui se contredisent et se détruisent l’un par l’autre. Aujourd’hui l’Hôtel de Ville s’approprie cinq voitures de drap expédiées par le gouvernement, et le district Saint-Gervais s’oppose à la décision de l’Hôtel de Ville. Demain Versailles intercepte des grains destinés à Paris, et Paris menace, si on ne les lui restitue, de marcher sur Versailles. J’omets les incidents ridicules[4] : par essence, l’anarchie est à la fois grotesque et tragique, et, dans cette dislocation universelle, la capitale, comme le royaume, ressemble à une pétaudière, quand elle ne ressemble pas à une Babel.

Mais, sous ces autorités discordantes, le véritable souverain, qui est la foule, apparaît tout de suite. — Le 15 juillet, d’elle-même, elle a commencé la démolition de la Bastille, et l’on sanctionne cet acte populaire ; car il faut bien conserver les apparences, ordonner même après coup, et suivre lorsqu’on ne peut pas conduire[5]. Un peu après on a commandé de rétablir la perception aux barrières ; mais quarante particuliers armés viennent avertir leur district que, si l’on met des gardes à l’octroi, « ils repousseront la force par la force et feront même usage de leurs canons ». — Sur le faux bruit qu’il y a des armes cachées dans l’abbaye de Montmartre, l’abbesse, Mme de Montmorency, est accusée de trahison, et vingt mille personnes envahissent le monastère. — Tous les jours, le commandant de la garde nationale et le maire s’attendent à une émeute ; c’est à peine s’ils osent s’absenter une journée, aller à Versailles pour la fête du roi. Dès que la multitude peut stationner dans la rue, une explosion est proche : « les jours de pluie, dit Bailly, j’étais bien à mon aise ». — C’est sous cette pression continue qu’on administre, et les élus du peuple, les magistrats les plus aimés, les mieux famés, sont à la discrétion de la cohue qui heurte à leurs portes Au district de Saint-Roch[6], après plusieurs refus inutiles, l’assemblée générale, malgré les réclamations de sa conscience et les résistances de sa raison, est obligée de décacheter les lettres adressées à Monsieur, au duc d’Orléans, aux ministres de la guerre, des affaires étrangères et de la marine. — Au comité des subsistances, M. Sureau, indispensable et justifié par une proclamation publique, est dénoncé, menacé, contraint de quitter Paris. — Pour avoir signé[7] l’ordre d’un transport de poudres, M. de la Salle, l’un des plus patriotes entre les nobles, est sur le point d’être massacré ; la multitude, lancée contre lui, attache une corde au prochain réverbère, fouille l’Hôtel de Ville, force toutes les portes, monte dans le beffroi, cherche le traître jusque sous le tapis du bureau, entre les jambes des électeurs, et n’est arrêtée que par l’arrivée de la garde nationale. — Non seulement le peuple condamne, mais il exécute, et, comme toujours, en aveugle. À Saint-Denis, Châtel, lieutenant du maire, chargé de distribuer les farines, avait, à ses frais et de sa poche, diminué le prix du pain ; le 3 août, à deux heures du matin, sa maison est forcée, il se réfugie dans un clocher, on l’y suit, on l’y égorge, et sa tête est traînée dans les rues. — Non seulement le peuple exécute, mais il fait grâce, et toujours avec le même discernement. Le 11 août, à Versailles, comme on allait rouer un parricide, la foule crie grâce, se précipite sur le bourreau et délivre l’homme[8]. Véritablement elle agit en souverain, et en souverain d’Orient qui, arbitrairement, sauve ou tue ; une femme, ayant protesté contre ce scandaleux pardon, est saisie, manque d’être pendue ; car le nouveau roi traite en crime toute offense à sa majesté nouvelle. — Aussi bien, on la salue publiquement et humblement. À l’Hôtel de Ville, devant tous les électeurs et devant tout le public, le premier ministre, demandant la grâce de M. de Besenval, a dit en propres termes : « C’est devant le plus inconnu, le plus obscur des citoyens de Paris que je me prosterne, que je me mets à genoux ». Quelques jours auparavant, à Saint-Germain-en-laye et Poissy, les députés de l’Assemblée nationale se sont mis à genoux, non pas seulement en paroles, mais effectivement, longtemps, dans la rue, sur le pavé, tendant les mains, pleurant, pour sauver deux vies dont ils n’ont obtenu qu’une. — À ces signes éclatants, reconnaissez le monarque ; déjà les enfants, imitateurs empressés des actions qui ont la vogue, le singent en miniature, et, dans le mois qui suit le meurtre de Bertier et de Foullon, on rapporte à Bailly que des gamins paradent dans la rue avec deux têtes de chat au bout d’une pique[9].

II

Pauvre monarque, et que sa souveraineté reconnue laisse plus misérable qu’auparavant ! Le pain est toujours rare, et aux portes des boulangers la queue ne diminue pas. En vain Bailly et son comité d’approvisionnement passent les nuits ; ils sont toujours dans les transes. — Pendant deux mois, chaque matin, il n’y a de farines que pour un jour ou deux ; quelquefois, le soir, on n’en a pas pour le lendemain[10]. La vie de la capitale dépend d’un convoi qui est à dix, quinze, vingt lieues, et qui peut-être n’arrivera pas : l’un, de vingt voitures, est pillé, le 18 juillet, sur la route de Rouen ; un autre, le 4 août, aux environs de Louviers. Sans le régiment suisse de Salis qui, depuis le 14 juillet jusqu’à la fin de septembre, marche nuit et jour pour faire escorte, aucun bateau de grains n’arriverait de Rouen à Paris[11]. — Il y a danger de mort pour les commissaires chargés de faire les achats ou de surveiller les expéditions. Ceux qu’on envoie à Provins sont saisis, et il faut, pour les délivrer, mettre en marche une colonne de quatre cents hommes avec du canon. Celui qu’on dépêche à Rouen apprend qu’il sera pendu, s’il ose entrer ; à Mantes, un attroupement entoure son cabriolet ; aux yeux du peuple, quiconque vient enlever des grains est une peste publique ; il se sauve à grand’peine par une porte de derrière, et revient à pied à Paris. — Dès le commencement, selon une règle universelle, la crainte de manquer accroît la disette ; chacun se pourvoit pour plusieurs jours ; une fois, dans le galetas d’une vieille femme, on trouva seize pains de quatre livres. Par suite, les fournées, calculées sur les besoins d’un seul jour, deviennent insuffisantes, et les derniers de la queue rentrent chez eux les mains vides. — D’autre part, les subventions que la Ville et l’État fournissent pour diminuer le prix du pain ne font qu’allonger la queue ; les campagnards y affluent et retournent chargés dans leurs villages ; à Saint-Denis, le pain ayant été mis à deux sous la livre, il n’y en a plus pour les habitants. — À cette anxiété permanente, joignez celle du chômage. Non seulement on n’est pas sûr qu’il y ait du pain chez le boulanger la semaine prochaine, mais nombre de gens sont sûrs que, la semaine prochaine, ils n’auront pas d’argent pour aller chez le boulanger. Depuis que la sécurité a disparu et que la propriété est ébranlée, le travail manque. Privés de leurs droits féodaux et, par surcroît, de leurs fermages, les riches ont restreint leurs dépenses ; menacés par le Comité des recherches, exposés aux visites domiciliaires des districts, livrés aux délations de leurs domestiques, beaucoup d’entre eux ont émigré. Au mois de septembre, M. Necker se plaint de six mille passe-ports délivrés en quinze jours aux plus riches habitants. Au mois d’octobre, de grandes dames, réfugiées à Rome, écrivent pour qu’on renvoie leurs domestiques et qu’on mette leurs filles au couvent. Avant la fin de 1789, il y a tant de fugitifs, qu’en Suisse, dit-on, une maison rapporte en loyers ce qu’elle vaut en capital. Avec cette première émigration, qui est celle des grands dépensiers, du comte d’Artois, du prince de Conti, du duc de Bourbon, et de tant d’autres, les étrangers opulents sont partis, en tête la duchesse de l’Infantado qui dépensait par an 800 000 livres ; on ne compte plus que trois Anglais à Paris.

C’était une ville de luxe et comme une serre européenne de tous les plaisirs fins et coûteux : une fois le vitrage brisé, les amateurs s’en vont, les délicates plantes périssent ; il n’y a plus d’emploi pour les innombrables mains qui les cultivaient. Trop heureuses quand, aux ateliers de charité, elles peuvent, à vil prix, manier la pioche ! « J’ai vu, dit Bailly, des merciers, des marchands, des orfèvres implorer la faveur d’y être employés à vingt sous par jour. » Comptez, si vous pouvez, dans un ou deux corps d’état, toutes ces mains qui chôment[12]. Douze cents perruquiers occupent à peu près six mille garçons ; deux mille chambrelans font en chambre le même métier ; six mille laquais n’ont guère que cet emploi. Le corps des tailleurs est composé de deux mille huit cents maîtres qui ont sous eux cinq mille ouvriers. « Ajoutez-y les chambrelans, les réfugiés dans les endroits privilégiés, comme les abbayes de Saint-Germain et de Saint-Marcel. Le vaste enclos du Temple, celui de Saint-Jean de Latran, le faubourg Saint-Antoine : vous trouverez au moins douze mille individus coupant, ajustant et cousant. » Combien d’oisifs à présent dans ces deux groupes ? Combien d’autres sur le pavé parmi les tapissiers, passementiers, brodeurs, éventaillistes, doreurs, carrossiers, relieurs, graveurs, et tous les fabricants d’élégances parisiennes ! Pour ceux qui travaillent encore, combien de journées perdues à la porte du boulanger et aux patrouilles de la garde nationale ! — Ils s’attroupent, malgré les défenses de l’Hôtel de Ville[13], et délibèrent en public sur leur condition misérable, trois mille garçons tailleurs près de la Colonnade, autant de garçons cordonniers sur la place Louis XV, les garçons perruquiers aux Champs-Élysées, quatre mille domestiques sans place aux abords du Louvre, et leurs motions sont à la hauteur de leur intelligence. Les domestiques demandent qu’on renvoie de Paris les Savoyards qui leur font concurrence. Les garçons tailleurs veulent qu’on leur paye leur journée quarante sous et qu’on défende aux fripiers de faire des habits neufs. Les garçons cordonniers prononcent que ceux qui feront des souliers au-dessous du prix fixé seront chassés du royaume. — Chacune de ces foules irritées et agitées contient une émeute en germe, et, à vrai dire, sur tous les pavés de Paris, il y a de ces germes, aux ateliers de charité qui, à Montmartre, rassemblent dix-sept mille indigents, à la Halle où les boulangers veulent lanterner le commissaire des farines, aux portes des boulangers dont deux, le 14 septembre et le 5 octobre, sont conduits au réverbère et sauvés tout juste. — Dans cette foule souffrante et mendiante, les hommes d’exécution deviennent chaque jour plus nombreux ; ce sont les déserteurs, et, de chaque régiment, ils arrivent à Paris par bandes, parfois deux cent cinquante en un seul jour ; là, « caressés, fêtés à l’envi[14] », ayant reçu de l’Assemblée nationale cinquante livres par homme, maintenus par le roi dans la jouissance de leur prêt, régalés par les districts dont un seul doit 14 000 livres pour le vin et les cervelas qu’il leur a fournis, « ils se sont accoutumés à plus de dépense », à plus de licence, et leurs camarades les suivent. « Dans la nuit du 31 juillet, les gardes françaises de service à Versailles abandonnent la garde du roi, et se rendent à Paris, sans officiers, mais avec armes et bagages », afin « d’avoir part au traitement que la ville de Paris fait à leur régiment ». Au commencement de septembre, on comptait seize mille déserteurs de cette espèce[15]. Or, parmi les gens qui tuent, ceux-ci sont au premier rang, et cela n’étonne point, pour peu qu’on se rappelle leur provenance, leur éducation et leurs mœurs. C’est un soldat de Royal-Cravate qui a arraché le cœur de Bertier. Ce sont trois soldats du régiment de Provence qui, à Saint-Denis, ont forcé la maison de Châtel et traîné sa tête dans les rues. Ce sont des soldats suisses qui à Passy, viennent d’abattre à coups de fusil le commissaire de la maréchaussée. — Leur quartier général est le Palais-Royal, parmi les filles dont ils sont les suppôts, et parmi les agitateurs qui leur donnent le mot d’ordre. Désormais tout dépend de ce mot, il n’y a qu’à regarder les nouveaux chefs populaires pour savoir ce qu’il sera.

III

Administrateurs et membres des assemblées de district, motionnaires de corps de garde, de cafés, de cercles et de place publique, faiseurs de brochures et de gazettes, ils ont pullulé comme des insectes bourdonnants éclos en une nuit d’orage. Depuis le 14 juillet, des milliers de places se sont offertes aux ambitions lâchées ; « procureurs, clercs de notaire, artistes, marchands, courtauds de boutique, comédiens, » avocats surtout[16], chacun a voulu être officier, administrateur, conseiller ou ministre du nouveau règne, et les journaux, qui se fondent par dizaines[17], sont une tribune permanente, où les déclamateurs viennent courtiser le peuple à leur profit. — Tombée en de pareilles mains, la philosophie semble une parodie d’elle-même, et rien n’en égale le vide, si ce n’est la malfaisance et le succès. Dans les soixante assemblées de district, les avocats font rouler les dogmes ronflants du catéchisme révolutionnaire. Tel, passant du mur mitoyen à la constitution des empires, s’improvise législateur, d’autant plus intarissable et plus applaudi que sa faconde, déversée sur les assistants, leur prouve qu’ils ont naturellement toutes les capacités et légitimement tous les droits. « Quand cet homme ouvrait la bouche, dit un témoin de sang-froid[18], nous étions sûrs d’être inondés d’un déluge de citations et de sentences, souvent à propos de lanternes ou de l’échoppe d’une marchande d’herbes. Sa voix de stentor ébranlait les voûtes, et, quand il avait parlé pendant deux heures et que le jeu de ses poumons était épuisé, c’étaient des cris, une admiration, une ivresse qui allait jusqu’à la fureur. L’orateur se croyait alors Mirabeau, et les spectateurs se figuraient être l’Assemblée constituante décidant du sort de la France. » — Même style dans les journaux et dans les brochures. Une fumée d’orgueil et de grands mots s’est répandue dans les cervelles ; celui qui délire le plus haut est le coryphée de la multitude, et il conduit l’exaltation qu’il accroît.

Considérez les principaux, les plus populaires : ce sont les fruits secs ou les fruits verts de la littérature et du barreau. Tous les matins, la gazette est l’étal qui les expose en vente, et, s’ils conviennent au public surexcité, c’est justement par leur goût acide ou aigri. Nulle idée politique dans leurs têtes novices ou creuses ; nulle compétence, nulle expérience pratique. Desmoulins a vingt-neuf ans, Loustalot vingt-sept ans, et leur lest d’instruction consiste en réminiscences du collège, en souvenirs de l’École de Droit, en lieux communs ramassés chez Raynal et consorts. Quant à Brissot et à Marat, humanitaires emphatiques, ils n’ont vu la France et l’étranger que par la lucarne de leur mansarde, à travers les lunettes de leur utopie. De tels esprits, dégarnis ou dévoyés, ne peuvent manquer de prendre le Contrat social pour Évangile : car il réduit la science politique à l’application stricte d’un axiome élémentaire, ce qui les dispense de toute étude, et il livre la société à l’arbitraire du peuple, ce qui la remet entre leurs mains. — C’est pourquoi ils démolissent ce qui en reste et poussent au nivellement, jusqu’à ce que tout soit de plain-pied. « À mes principes, écrit Desmoulins[19], s’est joint le plaisir de me mettre à ma place, de montrer ma force à ceux qui m’avaient méprisé, de rabaisser à mon niveau ceux que la fortune avait placés au-dessus de moi. Ma devise est celle des honnêtes gens : point de supérieur. » Sous le grand nom de liberté, c’est ainsi que chaque vanité cherche sa vengeance et sa pâture. Rien de plus naturel et de plus doux que de justifier ses passions par sa théorie, d’être factieux en se croyant patriote, et d’envelopper les intérêts de son ambition dans les intérêts du genre humain. — Qu’on se représente ces directeurs de l’opinion, tels qu’ils étaient il y a trois mois : Desmoulins, avocat sans causes, en chambre garnie, vivant de dettes criardes, et de quelques louis arrachés à sa famille ; Loustalot, encore plus inconnu, reçu l’année précédente au parlement de Bordeaux, et débarqué à Paris pour trouver carrière ; Danton, autre avocat du second ordre, sorti d’une bicoque de Champagne, ayant emprunté pour payer sa charge, et dont le ménage gêné ne se soutient qu’au moyen d’un louis donné chaque semaine par le beau-père limonadier ; Brissot, bohème ambulant, ancien employé des forbans littéraires, qui roule depuis quinze ans, sans avoir rapporté d’Angleterre ou d’Amérique autre chose que des coudes percés et des idées fausses ; Marat enfin, écrivain sifflé, savant manqué, philosophe avorté, falsificateur de ses propres expériences, pris par le physicien Charles en flagrant délit de tricherie scientifique, retombé du haut de ses ambitions démesurées au poste subalterne de médecin dans les écuries du comte d’Artois. À présent, Danton, président des Cordeliers, peut dans son district faire arrêter qui bon lui semble, et la violence de ses motions, le tonnerre de sa voix, lui donnent, en attendant mieux, le gouvernement de son quartier. Un mot de Marat vient de faire massacrer à Caen le major de Belsunce. Desmoulins annonce, avec un sourire de triomphe, « qu’une grande partie de la capitale le nomme parmi les principaux auteurs de la Révolution, et que beaucoup même vont jusqu’à dire qu’il en est l’auteur ». Portés si haut et par un si brusque coup de bascule, croyez-vous qu’ils veuillent enrayer, redescendre, et n’est-il pas visible qu’ils vont aider de toutes leurs forces au soulèvement qui les guinde vers les premiers sommets ? — D’ailleurs, à cette hauteur la tête tourne ; lancés en l’air à l’improviste et sentant qu’autour d’eux tout se renverse, ils s’exclament d’indignation et de terreur, ils voient partout des machinations, ils imaginent des cordes invisibles qui tirent en arrière, ils crient au peuple de les couper. De tout le poids de leur inexpérience, de leur incapacité, de leur imprévoyance, de leur peur, de leur crédulité, de leur entêtement dogmatique, ils poussent aux attentats populaires, et tous leurs articles ou discours peuvent se résumer en cette phrase : « Peuple, c’est-à-dire vous, les gens de la rue qui m’écoutez, vous avez des ennemis, la cour et les aristocrates ; et vous avez des commis, l’Hôtel de Ville et l’Assemblée nationale. Mettez la main, une main rude, sur vos ennemis pour les pendre, et sur vos commis pour les faire marcher. »

Desmoulins s’intitule « procureur général de la lanterne[20] », et, s’il regrette le meurtre de Foullon et de Bertier, c’est parce que « cette justice trop expéditive a laissé dépérir les preuves de la conspiration », ce qui a sauvé nombre de traîtres ; lui-même, il en nomme une vingtaine au hasard, et peu lui importe s’il se trompe. « Nous sommes dans les ténèbres ; il est bon que les chiens fidèles aboient même les passants, pour que les voleurs ne soient pas à craindre. » — Dès à présent[21], Marat dénonce le roi, les ministres, l’administration, la robe, le barreau, la finance, les académies ; tout cela est « suspect » ; en tout cas, le peuple ne souffre que par leur faute. « C’est le gouvernement qui accapare les grains, pour nous faire acheter au poids de l’or un pain qui nous empoisonne. » C’est encore le gouvernement qui, par une conjuration nouvelle, va bloquer Paris pour l’affamer plus aisément. — De pareils propos en pareil temps sont des brandons d’incendie lancés sur la peur et sur la faim pour y allumer la fureur et la cruauté. À cette foule effarée et à jeun, les motionnaires et les journalistes répètent qu’il faut agir, agir à côté des autorités, et, au besoin, contre elles. En d’autres termes, faisons ce qu’il nous plaira ; nous sommes les seuls maîtres légitimes ; « dans un gouvernement bien constitué, le peuple en corps est le véritable souverain : » nos délégués ne sont là que pour exécuter nos ordres ; « de quel droit l’argile oserait-elle se révolter contre le potier ? »

Là-dessus, le club tumultueux qui remplit le Palais-Royal se substitue à l’Assemblée de Versailles ; n’a-t-il pas tous les titres pour cet emploi ? C’est le Palais-Royal qui, le 12 et le 13 juillet, « a sauvé la nation ». C’est « lui qui, par ses harangueurs et ses brochures », a rendu tout le monde, et le soldat lui-même, « philosophe ». Il est le foyer du patriotisme, « le rendez-vous de l’élite des patriotes », provinciaux ou parisiens, qui ont tous le droit de suffrage, et ne peuvent ou ne veulent pas l’exercer dans leur district. « Il est plus court de venir au Palais-Royal. On n’a pas besoin d’y demander la parole à un président, d’attendre son tour pendant deux heures. On propose sa motion : si elle trouve des partisans, on fait monter l’orateur sur une chaise. S’il est applaudi, il la rédige. S’il est sifflé, il s’en va. Ainsi faisaient les Romains », et voilà la véritable assemblée nationale. Elle vaut mieux que l’autre, à demi féodale, encombrée « par six cents députés du clergé et de la noblesse » qui sont des intrus, et « qu’il faudrait renvoyer dans les galeries ». — C’est pourquoi l’assemblée pure régente l’assemblée impure, et « le café Foy prétend gouverner la France ».

IV

Le 30 juillet, l’Arlequin qui à Rouen conduisait l’insurrection ayant été arrêté, « on parle ouvertement au Palais-Royal[22] d’aller le redemander en nombre ». — Le 1er août, Thouret, que le parti modéré de l’Assemblée vient d’élever à la présidence, est obligé de se démettre ; le Palais-Royal a menacé d’envoyer une bande pour le tuer avec ceux qui ont voté pour lui, et des listes de proscription, où sont inscrits plusieurs députés, commencent à courir. — À partir de ce moment, dans toutes les grandes délibérations, abolition du régime féodal, suppression des dîmes, déclaration des Droits de l’homme, question des deux Chambres, veto du roi[23], la pression du dehors fait pencher la balance : c’est ainsi que la Déclaration des Droits, repoussée en séance secrète par vingt-huit bureaux sur trente, est imposée par les tribunes en séance publique, et passe à la majorité des voix. — Comme avant le 14 juillet et encore davantage, deux sortes de contraintes infléchissent les votes, et c’est toujours la faction régnante qui, par ses deux mains réunies, serre à la gorge les opposants. D’une part, elle siège dans les galeries par des bandes presque toujours les mêmes, « cinq ou six cents acteurs permanents », qui crient d’après des signes convenus et sur un mot d’ordre[24]. Beaucoup sont des gardes françaises en habit bourgeois, qui se relayent : au préalable, ils ont demandé à leur député favori « à quelle heure il faut venir, si tout va bien, et si l’on est content des calotins et des aristocrates ». D’autres sont des femmes de la rue commandées par Théroigne de Méricourt, une virago courtisane, qui distribue les places et donne le signal des huées ou des battements de mains. Publiquement et en pleine séance, dans la délibération sur le veto, « les députés sont applaudis ou insultés par les galeries, selon qu’ils prononcent le mot suspensif ou le mot indéfini. Les menaces circulaient, dit l’un d’eux ; j’en ai entendu retentir autour de moi ». — Et ces menaces recommencent à la sortie : « Des valets chassés de chez leurs maîtres, des déserteurs, des femmes en haillons », promettent aux récalcitrants la lanterne, « et leur portent le poing sous le nez ». Dans la salle même », encore plus exactement qu’avant le 14 juillet, « on écrit leurs noms, et les listes, remises à la populace », vont au Palais-Royal, d’où les lettres et les gazettes les expédient en province[25]. Voilà la seconde contrainte : chaque député répond de son vote, à Paris sur sa vie, en province sur celle de sa famille. Des membres de l’ancien Tiers avouent qu’ils renoncent aux deux Chambres, parce qu’ils « ne veulent pas faire égorger leurs femmes et leurs enfants ». — Le 30 août,

  1. Bailly, Mémoires, II, 195, 242.
  2. Montjoie, ch. lxx, 65.
  3. Bailly, II, 74, 174, 242, 261, 282, 345, 392.
  4. Par exemple, les visites domiciliaires et les arrestations, qui semblent faites par des fous (Archives de la préfecture de police de Paris). — Et Montjoie, ch. lxx, 67. Expédition de la garde nationale contre les brigands imaginaires qui fauchent les moissons à Montmorency, et fusillade dans le vide. — Conquête de l’Isle-Adam et de Chantilly.
  5. Bailly, II, 46, 95, 232, 287, 296.
  6. Archives de la préfecture de police, procès-verbal de la section de la Butte-des-Moulins, 5 octobre 1789.
  7. Bailly, II, 224. — Dusaulx, 158, 174, 202, 257, 418. La poudre transportée s’appelait poudre de traite. Le peuple entendit poudre de traître. Par cette addition d’un r, M. de la Salle faillit périr ; c’est lui qui, le 13 juillet, avait pris le commandement de la garde nationale.
  8. Floquet, VII, 54. Même scène à Granville, en Normandie, 16 octobre. Une femme avait assassiné son mari, de complicité avec son amant, un soldat, et l’on allait pendre la femme, rouer l’homme, lorsque la populace crie : « La nation a le droit de faire grâce », renverse l’échafaud et sauve les deux assassins.
  9. Bailly, II, 274 (16 août).
  10. Bailly, II, 83, 202, 230, 235, 283, 299.
  11. Mercure de France, n° du 26 septembre. — E. et J. de Goncourt, 111.
  12. Mercier, Tableau de Paris, I, 58 ; X, 151.
  13. Ferrières. I, 178. — Buchez et Roux, II, 311, 316. — Bailly, II, 104, 174, 207, 246, 257, 282.
  14. Mercure de France, 5 septembre 1789. — Horace Walpole’s Letters, 5 septembre 1789. — M. de la Fayette, Mémoires, I, 272. Dans la semaine qui suit le 14 juillet, 6000 soldats ont déserté et passé au peuple, outre 400 à 500 gardes suisses et six bataillons des gardes françaises qui restent sans officiers et font ce qu’ils veulent ; les vagabonds des villages voisins affluent ; il y a dans Paris plus de « 30 000 étrangers ou gens sans aveu. »
  15. Bailly, II, 282. La foule des déserteurs était si grande, que La Fayette fut obligé de mettre des postes aux barrières pour les empêcher d’entrer. « Sans cette précaution, toute l’armée y eût passé. »
  16. Ferrières, I, 103. — Lavalette, I, 39. — Bailly, I, 53. (Sur les avocats) : « On peut dire que l’on doit à cet ordre le succès de la Révolution. » — Marmontel, II, 243. Dès les élections primaires de Paris en 1789, « j’observai, dit-il, cette espèce d’hommes remuants et intrigants, qui se disputaient la parole, impatients de se produire… On sait quel intérêt avait ce corps (les avocats) à changer la réforme en révolution, la Monarchie en République ; c’était pour lui une aristocratie perpétuelle qu’il s’agissait d’organiser ». — Buchez et Roux, II, 358 (article de C. Desmoulins) : « Dans les districts, tout le monde use ses poumons et son temps pour parvenir à être président, vice-président, secrétaire, vice-secrétaire ».
  17. Eugène Hatin, Histoire de la presse, V, 115. — Le Patriote français, par Brissot, 28 juillet 1789. — L’Ami du peuple, par Marat, 12 septembre 1789. — Annales patriotiques et littéraires, par Carra et Mercier, 5 octobre 1789. — Les Révolutions de Paris, principal rédacteur Loustalot, 17 juillet 1789. — Le Tribun du peuple, lettres par Fauchet (milieu de 1789). — Révolutions de France et de Brabant, par C. Desmoulins, 28 novembre 1789. (Sa France libre est, je crois, du mois d’août, et son Discours de la Lanterne du mois de septembre.) — Le Moniteur ne commence à paraître que le 24 novembre 1789. Dans les 70 numéros suivants, jusqu’au 3 février 1790, les débats de l’Assemblée ont été rédigés ultérieurement, amplifiés et mis sous forme dramatique. Tous les numéros antérieurs au 3 février 1790 sont le produit d’une compilation exécutée en l’an IV. Pour les six premiers mois de la Révolution, la partie narrative est sans valeur. Le compte rendu des séances de l’Assemblée est plus exact, mais devra être refait, séance par séance et discours par discours, lorsqu’on entreprendra une histoire détaillée de l’Assemblée nationale. Les principales sources véritablement contemporaines sont le Mercure de France, le Journal de Paris, le Point du Jour, par Barère ; le Courrier de Versailles, par Gorsas ; le Courrier de Provence, de Mirabeau ; le Journal des débats et décrets, les Procès-verbaux de l’Assemblée nationale, le Bulletin de l’Assemblée nationale, par Maret, outre les gazettes citées ci-dessus pour la période qui suit le 14 juillet, et les discours imprimés à part.
  18. Lavalette, Mémoires, I, 40.
  19. C. Desmoulins, lettres du 20 septembre et suivantes. (Il cite un vers de Lucain, qui a le sens indiqué.) — Brissot, Mémoires, passim. — Biographie de Danton, par Robinet. (Témoignages de Mme Roland, et, de Rousselin de Saint-Albin.)
  20. Discours de la Lanterne, épigraphe de l’estampe.
  21. Buchez et Roux, III, 55, article de Marat, 1er octobre. « Balayer de l’Hôtel de Ville tous les hommes suspects… Réduire les députés des communes à cinquante, ne les laisser en place qu’un mois ou six semaines, les forcer à ne rien transiger qu’en public. » — Et II, 412 autre article de Marat. — Ib., III, 21. Article de Louslalot. — C. Desmoulins, Discours de la Lanterne, passim. — Bailly, II, 326.
  22. Mounier, Recherches sur les causes, etc., I, 59. — Lally-Tollendal, Seconde lettre, 104. — Bailly, II, 203.
  23. Bouillé, 207. — Lally-Tollendal, ib., 141, 146. — Mounier. ib., 41, 60.
  24. Mercure de France, 2 octobre 1790. (Article de Mallet du Pan : « J’en ai été témoin. » — Procédure criminelle du Châtelet sur les événements des 5 et 6 octobre. Déposition de M. Feydel, député, n° 148. — Montlosier, I, 259. — C. Desmoulins (la Lanterne). « Petit à petit, quelques membres des Communes se laissent gagner par des pensions, des projets de fortune, des caresses. Heureusement, il y a les galeries incorruptibles, toujours du côté des patriotes. Elles représentent les tribuns du peuple qui assistaient sur un banc aux délibérations du sénat et qui avaient le veto. Elles représentent la capitale et, heureusement, c’est sous les batteries de la capitale que se fait la Constitution. » (C. Desmoulins, politique naïf, laisse toujours le chat s’échapper hors du sac.)
  25. Procédure du Châtelet. Ib. Déposition de M. Malouet (n° 111). « Je recevais chaque jour, ainsi que MM. Lally et Mounier, des lettres anonymes et des listes de proscription où nous étions inscrits. Ces lettres annonçaient toutes une mort prompte et violente à tout député qui défendrait l’autorité royale. »