Les Opinions de Jérôme Coignard/L’Abbé Jérôme Coignard


L’ABBÉ JÉRÔME COIGNARD


À Octave Mirbeau.


Je n’ai pas besoin de retracer ici la vie de M. l’abbé Jérôme Coignard, professeur d’éloquence au collège de Beauvais, bibliothécaire de M. de Séez, Sagiensis episcopi bibliothecarius solertissimus, comme le porte son épitaphe, plus tard secrétaire au charnier Saint-Innocent, puis enfin conservateur de cette Astaracienne, la reine des bibliothèques, dont la perte est à jamais déplorable. Il périt assassiné, sur la route de Lyon, par un juif cabbaliste du nom de Mosaïde (Judæa manu nefandissima), laissant plusieurs ouvrages interrompus et le souvenir de beaux entretiens familiers. Toutes les circonstances de son existence singulière et de sa fin tragique ont été rapportées par son disciple, Jacques Ménétrier, surnommé Tournebroche parce qu’il était fils d’un rôtisseur de la rue Saint-Jacques. Ce Tournebroche professait pour celui qu’il avait l’habitude de nommer son bon maître une admiration vive et tendre. « C’est, disait-il, le plus gentil esprit qui ait jamais fleuri sur la terre. » Il rédigea avec modestie et fidélité les mémoires de M. l’abbé Coignard, qui revit dans cet ouvrage comme Socrate dans les Mémorables de Xénophon.

Attentif, exact et bienveillant, il fit un portrait plein de vie et tout empreint d’une amoureuse fidélité. C’est un ouvrage qui fait songer à ces portraits d’Érasme, peints par Holbein, qu’on voit au Louvre, au musée de Bâle et à Hampton-Court, et dont on ne se lasse point de goûter la finesse. Bref, il nous laissa un chef-d’œuvre.

On sera surpris, sans doute, qu’il n’ait pas pris soin de le faire imprimer. Pourtant il pouvait l’éditer lui-même, étant devenu libraire, rue Saint-Jacques, à l’Image Sainte-Catherine, où il succéda à M. Blaizot. Peut-être, vivant dans les livres, craignit-il d’ajouter seulement quelques feuillets à cet amas horrible de papier noirci qui moisit obscurément chez les bouquinistes. Nous partageons ses dégoûts en passant sur les quais devant la boîte à deux sous où le soleil et la pluie dévorent lentement des pages écrites pour l’immortalité. Comme ces têtes de mort assez touchantes, que Bossuet envoyait à l’abbé de la Trappe pour le divertissement d’un solitaire, ce sont là des sujets de réflexions propres à faire concevoir à un homme de lettres la vanité d’écrire. J’ose dire que, pour ma part, entre le Pont-Royal et le Pont-Neuf, j’ai éprouvé cette vanité tout entière. Je serais tenté de croire que l’élève de M. l’abbé Coignard ne fit point imprimer son ouvrage parce que, formé par un si bon maître, il jugeait sainement de la gloire littéraire, et l’estimait à sa valeur, c’est-à-dire autant comme rien. Il la savait incertaine, capricieuse, sujette à toutes les vicissitudes et dépendant de circonstances en elles-mêmes petites et misérables. Voyant ses contemporains ignorants, injurieux et médiocres, il n’y trouvait point de raison d’espérer que leur postérité devînt tout à coup savante, équitable et sûre. Il augurait seulement que l’avenir, étranger à nos querelles, nous accorderait son indifférence à défaut de justice. Nous sommes presque assurés que, grands et petits, elle nous réunira dans l’oubli et répandra sur nous tous l’égalité paisible du silence. Mais, si cette espérance nous trompait par grand hasard, si la race future gardait quelque mémoire de notre nom ou de nos écrits, nous pouvons prévoir qu’elle ne goûterait notre pensée que par ce travail ingénieux de faux sens et de contresens qui seul perpétue les ouvrages du génie à travers les âges. La longue durée des chefs-d’œuvre est assurée au prix d’aventures intellectuelles tout à fait pitoyables, dans lesquelles le coq-à-l’âne des cuistres prête la main aux calembours ingénus des âmes artistes. Je ne crains pas de dire qu’à l’heure qu’il est, nous n’entendons pas un seul vers de l’Iliade ou de la Divine Comédie dans le sens qui y était attaché primitivement. Vivre c’est se transformer, et la vie posthume de nos pensées écrites n’est pas affranchie de cette loi : elles ne continueront d’exister qu’à la condition de devenir de plus en plus différentes de ce qu’elles étaient en sortant de notre âme. Ce qu’on admirera de nous dans l’avenir nous deviendra tout à fait étranger.

Il est probable que Jacques Tournebroche, dont on connaît la simplicité, ne se posait pas toutes ces questions au sujet du petit livre sorti de sa main. Ce serait lui faire injure que de penser qu’il avait de lui-même une opinion exagérée.

Je crois le connaître. J’ai médité son livre. Tout ce qu’il dit et tout ce qu’il tait trahit l’exquise modestie de son âme. Si pourtant il n’était pas sans savoir qu’il avait du talent, il savait aussi que c’est ce qui se pardonne le moins. On passe aisément aux gens en vue la bassesse de l’âme et la perfidie du cœur. On souffre volontiers qu’ils soient lâches ou méchants, et leur fortune même ne leur fait pas trop d’envieux si l’on voit qu’elle est imméritée.

Les médiocres sont tout de suite soulevés et portés par les médiocrités environnantes qui s’honorent en eux. La gloire d’un homme ordinaire n’offense personne. Elle est plutôt une secrète flatterie au vulgaire. Mais il y a dans le talent une insolence qui s’expie par les haines sourdes et les calomnies profondes. Si Jacques Tournebroche renonça sciemment au pénible honneur d’irriter par un éloquent écrit la foule des sots et des méchants, on ne peut qu’admirer son bon sens et le tenir pour le digne élève d’un maître qui connaissait les hommes. Quoi qu’il en soit, le manuscrit de Jacques Tournebroche, resté inédit, fut perdu pendant plus d’un siècle. J’ai eu l’extraordinaire bonheur de le retrouver chez un brocanteur du boulevard Montparnasse qui étale derrière les carreaux salis de son échoppe des croix du Lis, des médailles de Sainte-Hélène et des décorations de Juillet, sans se douter qu’il donne ainsi aux générations une mélancolique leçon d’apaisement. Ce manuscrit a été publié par mes soins en 1893, sous ce titre : la Rôtisserie de la Reine Pédauque (1 vol. in-18 jésus). J’y renvoie le lecteur, qui y trouvera plus de nouveautés qu’on n’en cherche d’ordinaire dans un vieux livre. Mais ce n’est pas de cet ouvrage qu’il s’agit ici.

Jacques Tournebroche ne se contenta pas de faire connaître les actions et les maximes de son maître dans un récit suivi. Il prit soin encore de recueillir plusieurs discours et entretiens de M. l’abbé Coignard qui n’avaient point trouvé place dans les mémoires (c’est le vrai nom qu’il convient de donner à la Rôtisserie de la Reine Pédauque), et il en forma un petit cahier qui m’est tombé entre les mains avec ses autres papiers.

C’est ce cahier que je fais imprimer aujourd’hui sous ce titre : les Opinions de M. Jérôme Coignard. Le bon et gracieux accueil fait par le public au précédent ouvrage de Jacques Tournebroche m’encourage à donner tout de suite ces dialogues dans lesquels l’ancien bibliothécaire de M. de Séez se retrouve avec son indulgente sagesse et cette sorte de scepticisme généreux où tendent ses considérations sur l’homme, si mêlées de mépris et de bienveillance. Je ne saurais prendre la responsabilité des idées exprimées par ce philosophe sur divers sujets de politique et de morale. Mes devoirs d’éditeur m’engagent seulement à présenter la pensée de mon auteur sous le jour le plus favorable. Sa libre intelligence foulait aux pieds les croyances vulgaires et ne se rangeait point sans examen à la commune opinion, hors en ce qui touche la foi catholique, dans laquelle il fut inébranlable. Pour tout le reste, il ne craignait point de tenir tête à son siècle. Or, cela seul le rend digne d’estime. Nous devons de la reconnaissance aux esprits qui ont combattu les préjugés. Mais il est plus aisé de les louer que de les imiter. Les préjugés se défont et se reforment sans cesse, avec l’éternelle mobilité des nuées. Il est dans leur nature d’être augustes avant de paraître odieux, et les hommes sont rares qui n’ont point la superstition de leur temps et qui regardent en face ce que le vulgaire n’ose voir. M. l’abbé Coignard fut un homme libre dans une condition humble, et c’est assez, je crois, pour qu’on le mette bien au-dessus d’un Bossuet, et de tous ces grands personnages qui brillent à leur rang dans la pompe traditionnelle des coutumes et des croyances.

Mais s’il faut estimer que M. l’abbé Coignard vécut libre, affranchi des communes erreurs et que les spectres de nos passions et de nos craintes n’eurent point d’empire sur lui, on doit reconnaître encore que cet esprit excellent eut des vues originales sur la nature et sur la société, et que, pour étonner et ravir les hommes par une vaste et belle construction mentale, il lui manqua seulement l’adresse ou la volonté de jeter à profusion les sophismes comme un ciment dans l’intervalle des vérités. C’est de cette manière seulement qu’on édifie les grands systèmes de philosophie qui ne tiennent que par le mortier de la sophistique. L’esprit de système lui fit défaut, ou (si l’on veut) l’art des ordonnances symétriques. Sans quoi il paraîtrait ce qu’il était en effet, c’est-à-dire le plus sage des moralistes, une sorte de mélange merveilleux d’Épicure et de saint François d’Assise.

Ce sont là, à mon sens, les deux meilleurs amis que l’humanité souffrante ait encore rencontrés dans sa marche désorientée. Épicure affranchit les âmes des vaines terreurs et les instruisit à proportionner l’idée de bonheur à leur misérable nature et à leurs faibles forces. Le bon saint François, plus tendre et plus sensuel, les conduisit à la félicité par le rêve intérieur, et voulut qu’à son exemple les âmes se répandissent en joie dans les abîmes d’une solitude enchantée. Ils furent bons tous deux, l’un de détruire les illusions décevantes, l’autre de créer les illusions dont on ne s’éveille pas.

Mais il ne faut rien exagérer. M. l’abbé Coignard n’égala certes ni par l’action ni même par la pensée le plus audacieux des sages et le plus ardent des saints. Les vérités qu’il découvrait, il ne savait pas s’y jeter comme dans un gouffre. Il garda en ses explorations les plus hardies l’attitude d’un promeneur paisible. Il ne s’exceptait pas assez du mépris universel que lui inspiraient les hommes. Il lui manqua cette illusion précieuse qui soutenait Bacon et Descartes, de croire en eux-mêmes après n’avoir cru en personne. Il douta de la vérité qu’il portait en lui, et il répandit sans solennité les trésors de son intelligence. Cette confiance lui fit défaut, commune pourtant à tous les faiseurs de pensées, de se tenir soi-même pour supérieur aux plus grands génies. C’est une faute qui ne se pardonne pas, car la gloire ne se donne qu’à ceux qui la sollicitent. Chez M. l’abbé Coignard, c’était de plus une faiblesse et une inconséquence. Puisqu’il poussait à ses dernières limites l’audace philosophique, il n’eût pas dû se faire scrupule de se proclamer le premier des hommes. Mais son cœur restait simple et son âme candide, et cette insuffisance d’un esprit qui ne sut pas se tendre au-dessus de l’univers lui fit un tort irréparable. Dirai-je pourtant que je l’aime mieux ainsi ?

Je ne crains pas d’affirmer que, philosophe et chrétien, M. l’abbé Coignard unit dans un mélange incomparable l’épicurisme qui nous garde de la douleur et la simplicité sainte qui nous mène à la joie.

Il est remarquable que non seulement il accepta l’idée de Dieu telle qu’elle lui était fournie par la foi catholique, mais encore qu’il tenta de la soutenir sur des arguments d’ordre rationnel. Il n’imita jamais cette habileté pratique des déistes de profession qui font à leur usage un Dieu moral, philanthrope et pudique, avec lequel ils goûtent la satisfaction d’une parfaite entente. Les rapports étroits qu’ils établissent avec lui donnent à leurs écrits beaucoup d’autorité et à leur personne une grande considération dans le public. Et ce Dieu gouvernemental, modéré, grave, exempt de tout fanatisme et qui a du monde, les recommande dans les assemblées, dans les salons et dans les académies. M. l’abbé Coignard ne se représentait point un Éternel si profitable. Mais, considérant qu’il est impossible de concevoir l’univers autrement que sous les catégories de l’intelligence et qu’il faut tenir le cosmos pour intelligible, même en vue d’en démontrer l’absurdité, il en rapportait la cause à une intelligence qu’il nommait Dieu, laissant à ce terme son vague infini, et s’en rapportant pour le surplus à la théologie qui, comme on sait, traite avec une minutieuse exactitude de l’inconnaissable.

Cette réserve, qui marque les limites de son intelligence, fut heureuse si, comme je le crois, elle lui ôta la tentation de mordre à quelque appétissant système de philosophie et le garda de donner du museau dans une de ces souricières où les esprits affranchis ont hâte de se faire prendre. À l’aise dans la grande et vieille ratière, il trouva plus d’une issue pour découvrir le monde et observer la nature. Je ne partage pas ses croyances religieuses et j’estime qu’elles le décevaient, comme elles ont déçu, pour leur bonheur ou leur malheur, tant de siècles d’hommes. Mais il semble que les vieilles erreurs soient moins fâcheuses que les nouvelles, et que, puisque nous devons nous tromper, le meilleur est de s’en tenir aux illusions émoussées.

Il est certain du moins que M. l’abbé Coignard, en admettant les principes chrétiens et catholiques, ne s’interdit pas d’en tirer des conclusions très originales. Sur les racines de l’orthodoxie, son âme luxuriante fleurit singulièrement en épicurisme et en humilité. Je l’ai déjà dit : il s’efforça toujours de chasser ces fantômes de la nuit, ces vaines terreurs, ou, comme il les appelait, ces diableries gothiques, qui font de la vie pieuse d’un simple bourgeois une espèce de sabbat mesquin et journalier. Des théologiens l’ont, de nos jours, accusé de porter l’espérance à l’excès, et jusqu’au dérèglement. Je retrouve ce reproche sous la plume d’un éminent philosophe[1]. Je ne sais si vraiment M. Coignard se reposait avec une confiance exagérée sur la bonté divine. Mais il est certain qu’il concevait la grâce dans un sens large et naturel, et que le monde, à ses yeux, ressemblait moins aux déserts de la Thébaïde qu’aux jardins d’Épicure. Il s’y promenait avec cette audacieuse ingénuité qui est le trait essentiel de son caractère et le principe de sa doctrine.

Jamais esprit ne se montra tout ensemble si hardi et si pacifique et ne trempa ses dédains de plus de douceur. Sa morale unit la liberté des philosophes cyniques à la candeur des premiers moines de la sainte Portioncule. Il méprisa les hommes avec tendresse. Il tenta de leur enseigner que, n’ayant d’un peu grand que leur capacité pour la douleur, ils ne peuvent rien mettre en eux d’utile ni de beau que la pitié ; qu’habiles seulement à désirer et à souffrir, ils doivent se faire des vertus indulgentes et voluptueuses. Il en vint à considérer l’orgueil comme la source des plus grands maux et comme le seul vice contre nature.

Il semble bien, en effet, que les hommes se rendent malheureux par le sentiment exagéré qu’ils ont d’eux et de leurs semblables, et que, s’ils se faisaient une idée plus humble et plus vraie de la nature humaine, ils seraient plus doux à autrui et plus doux à eux-mêmes. C’est donc sa bienveillance qui le poussait à humilier ses semblables dans leurs sentiments, leur savoir, leur philosophie et leurs institutions. Il avait à cœur de leur montrer que leur imbécile nature n’a rien imaginé ni construit qui vaille la peine d’être attaqué ni défendu bien vivement, et que, s’ils connaissaient la rudesse fragile de leurs plus grands ouvrages, tels que les lois et les empires, ils s’y battraient seulement en jouant, et pour le plaisir, comme les enfants qui élèvent des châteaux de sable au bord de la mer.

Aussi ne faut-il ni s’étonner ni se scandaliser de ce qu’il abaissât toutes ces idées par lesquelles l’homme érige sa gloire et ses honneurs aux dépens de son repos. La majesté des lois n’imposait pas à son âme clairvoyante et il déplorait que des malheureux fussent soumis à tant d’obligations dont on ne peut, le plus souvent, découvrir l’origine et le sens. Tous les principes lui semblaient également contestables. Il en était venu à croire que les citoyens ne condamnent un si grand nombre de leurs semblables à l’infamie que pour goûter par contraste les joies de la considération. Cette vue lui faisait préférer la mauvaise compagnie à la bonne, sur l’exemple de Celui qui vécut parmi les publicains et les prostituées. Il y garda la pureté du cœur, le don de la sympathie et les trésors de la miséricorde. Je ne parlerai pas ici de ses actions, qui sont contées dans la Rôtisserie de la reine Pédauque. Je n’ai pas à savoir si, comme on l’a dit de madame de Mouchy, il valait mieux que sa vie. Nos actions ne sont pas tout à fait nôtres, elles dépendent moins de nous que de la fortune. Elles nous sont données de toutes mains. Nous ne les méritons pas toujours. Notre insaisissable pensée est tout ce que nous possédons en propre. De là cette vanité des jugements du monde. Toutefois, je constate avec plaisir que tous les gens d’esprit, sans exception, ont trouvé M. l’abbé Coignard aimable et plaisant. Aussi faudrait-il être un pharisien pour ne pas voir en lui une belle créature de Dieu. Cela dit, j’ai hâte d’en revenir à ses doctrines qui, seules, importent ici.

Ce qu’il avait le moins, c’était le sens de la vénération. La nature le lui avait refusé, et il ne fit rien pour l’acquérir. Il eût craint, en exaltant les uns, d’abaisser les autres, et sa charité universelle s’étendait également sur les humbles et sur les superbes. Elle se portait vers les victimes avec plus de sollicitude, mais les bourreaux eux-mêmes lui semblaient trop misérables pour valoir quelque haine. Il ne leur souhaitait pas de mal, et les plaignait seulement d’être méchants.

Il ne croyait pas que les représailles, ou légales ou spontanées, fissent autre chose qu’ajouter le mal au mal. Il ne se complaisait ni dans l’à-propos piquant des vengeances privées ni dans la majestueuse cruauté des lois, et, s’il lui arrivait de sourire quand on rossait les sergents, c’était l’effet d’un pur mouvement de la chair et du sang, et par naturelle bonhomie.

C’est qu’il s’était formé du mal une idée simple et sensible. Il la rapportait uniquement aux organes de l’homme et à ses sentiments naturels, sans la compliquer de tous les préjugés qui prennent dans les codes une consistance artificielle. J’ai dit qu’il n’avait pas formé de système, étant peu enclin à résoudre les difficultés par les sophismes. Il est visible qu’une première difficulté l’arrêta net dans ses méditations sur les moyens d’établir le bonheur ou seulement la paix sur la terre. Il était persuadé que l’homme est naturellement un très méchant animal, et que les sociétés ne sont abominables que parce qu’il met son génie à les former. Il n’attendait par conséquent aucun bien d’un retour à la nature. Je doute qu’il eût changé de sentiment s’il avait assez vécu pour lire l’Émile. Quand il mourut, Jean-Jacques n’avait pas encore remué le monde par l’éloquence de la sensibilité la plus vraie unie à la logique la plus fausse. Ce n’était alors qu’un petit vagabond, qui, malheureusement pour lui, trouvait d’autres abbés que M. Jérôme Coignard, sur les bancs des promenades désertes de Lyon. On peut regretter que M. Coignard, qui connut toute espèce de personnes, n’ait pas rencontré d’aventure le jeune ami de madame de Warens. Mais cela n’eût fait qu’une scène amusante, un tableau romantique. Jean-Jacques aurait peu goûté la sagesse désabusée de notre philosophe. Rien ne ressemble moins à la philosophie de Rousseau que celle de M. l’abbé Coignard. Cette dernière est empreinte d’une bienveillante ironie. Elle est indulgente et facile. Fondée sur l’infirmité humaine, elle est solide par la base. À l’autre, manque le doute heureux et le sourire léger. Comme elle s’assied sur le fondement imaginaire de la bonté originelle de nos semblables, elle se trouve dans une posture gênante, dont elle ne sent pas elle-même tout le comique. C’est la doctrine des hommes qui n’ont jamais ri. Son embarras se trahit par de la mauvaise humeur. Elle est mal gracieuse. Ce ne serait rien encore ; mais elle ramène l’homme au singe et se fâche hors de propos quand elle voit que le singe n’est pas vertueux. En quoi elle est absurde et cruelle. On le vit bien quand des hommes d’État voulurent appliquer le Contrat social à la meilleure des républiques.

Robespierre vénérait la mémoire de Rousseau. Il eût tenu M. l’abbé Coignard pour un méchant homme. Je n’en ferais pas la remarque, si Robespierre était un monstre. Mais, pour le savant, il n’y a pas véritablement de monstres. Robespierre était un optimiste qui croyait à la vertu. Les hommes d’État de ce tempérament font tout le mal possible. Si l’on se mêle de conduire les hommes, il ne faut pas perdre de vue qu’ils sont de mauvais singes. À cette condition seulement on est un politique humain et bienveillant. La folie de la Révolution fut de vouloir instituer la vertu sur la terre. Quand on veut rendre les hommes bons et sages, libres, modérés, généreux, on est amené fatalement à vouloir les tuer tous. Robespierre croyait à la vertu : il fit la Terreur. Marat croyait à la justice : il demandait deux cent mille têtes. M. l’abbé Coignard est peut-être, de tous les esprits du XVIIIe siècle, celui dont les principes sont le plus opposés aux principes de la Révolution. Il n’aurait pas signé une ligne de la Déclaration des droits de l’homme, à cause de l’excessive et inique séparation qui y est établie entre l’homme et le gorille.

J’ai reçu la semaine dernière la visite d’un compagnon anarchiste qui m’honore de son amitié et que j’aime parce que, n’ayant pas encore eu de part au gouvernement de son pays, il a gardé beaucoup d’innocence. Il ne veut tout faire sauter que parce qu’il croit les hommes naturellement bons et vertueux. Il pense que, délivrés de leurs biens, affranchis des lois, ils dépouilleront leur égoïsme et leur méchanceté. Il a été conduit à la férocité la plus sauvage par l’optimisme le plus tendre. Tout son malheur et tout son crime est d’avoir porté dans l’état de cuisinier où il fut condamné une âme élyséenne, faite pour l’âge d’or. C’est un Jean-Jacques très simple et très honnête qui ne s’est point laissé troubler par la vue d’une madame d’Houdetot, ni adoucir par la générosité polie d’un maréchal de Luxembourg. Sa pureté le laisse à sa logique et le rend terrible. Il raisonne mieux qu’un ministre, mais il part d’un principe absurde. Il ne croit pas au péché originel, et pourtant c’est là un dogme d’une vérité si solide et stable qu’on a pu bâtir dessus tout ce qu’on a voulu.

Que n’étiez-vous avec lui dans mon cabinet, monsieur l’abbé Coignard, pour lui faire sentir la fausseté de sa doctrine ? Vous n’eussiez pas parlé à ce généreux utopiste des bienfaits de la civilisation et des intérêts de l’État. Vous saviez que ce sont là des plaisanteries qu’il est indécent de faire aux malheureux. Vous saviez que l’ordre public n’est que la violence organisée et que chacun est juge de l’intérêt qu’il y doit porter. Mais vous lui eussiez fait un tableau véritable et terrible de cet ordre de nature qu’il veut rétablir ; vous lui eussiez montré dans l’idylle qu’il rêve une infinité de tragédies domestiques et sanglantes et dans sa bienheureuse anarchie le commencement d’une tyrannie épouvantable.

Cela m’amène à préciser l’attitude que M. l’abbé Coignard prenait au Petit-Bacchus en face des gouvernements et des peuples. Il ne respectait ni les assises de la société ni l’arche de l’empire. Il tenait pour sujette au doute et objet de disputes la vertu même de la sainte Ampoule qui était de son temps le principe de l’État, comme aujourd’hui le suffrage universel. Cette liberté, qui eût alors scandalisé tous les Français, ne nous choque plus. Mais ce serait mal comprendre notre philosophe que d’excuser la vivacité de ses critiques sur les abus de l’ancien régime. M. l’abbé Coignard ne faisait pas grande différence des gouvernements qu’on nomme absolus à ceux qu’on nomme gouvernements libres, et nous pouvons supposer que, s’il avait vécu de nos jours, il aurait gardé une forte dose de ce généreux mécontentement dont son cœur était plein.

Comme il remontait aux principes, il eût découvert sans doute la vanité des nôtres. J’en juge par un de ses propos qui nous a été conservé. « Dans une démocratie, disait M. l’abbé Coignard, le peuple est soumis à sa volonté, ce qui est un dur esclavage. En fait, il est aussi étranger et contraire à sa propre volonté qu’il pouvait l’être à celle du prince. Car la volonté commune ne se retrouve que peu ou point dans chaque personne, qui pourtant en subit la contrainte tout entière. Et l’universel suffrage n’est qu’un attrape-nigaud, comme la colombe qui apporta le Saint Chrême dans son bec. Le gouvernement populaire, ainsi que le monarchique, repose sur des fictions et vit d’expédients. Il importe seulement que les fictions soient acceptées et les expédients heureux. »

Cette maxime suffit à nous faire croire qu’il eût gardé de nos jours cette riante et fière liberté dont il embellit son âme au temps des rois. Pourtant il n’eût jamais été révolutionnaire. Il avait trop peu d’illusions pour cela, et il ne pensait pas que les gouvernements dussent être détruits autrement que par ces forces aveugles et sourdes, lentes et irrésistibles, qui emportent tout.

Il croyait qu’un même peuple ne peut être gouverné que d’une seule façon dans le même temps pour cette raison que, les nations étant des corps, leurs fonctions dépendent de la structure des membres, et de l’état des organes, c’est-à-dire de la terre et du peuple et non des gouvernements qui sont ajustés à la nation comme des habits au corps d’un homme.

« Le malheur, ajoutait-il, est qu’il en va des peuples comme d’Arlequin et de Gilles à la foire. Leur habit est d’ordinaire ou trop lâche ou trop serré, incommode, ridicule, miteux, couvert de taches, et tout grouillant de vermine. On y peut remédier en le secouant avec prudence, et en y portant çà et là l’aiguille et au besoin les ciseaux très délicatement, pour n’avoir pas à faire les frais d’un autre aussi mauvais, mais sans s’obstiner non plus à garder l’ancien après que le corps a changé de forme avec l’âge. »

On voit par là que M. l’abbé Coignard conciliait l’ordre et le progrès et qu’il n’était pas, en somme, un mauvais citoyen. Il n’excitait personne à la révolte et souhaitait que les institutions fussent usées et limées par un frottement continu plutôt que renversées et brisées à grands coups. Il faisait observer sans cesse à ses disciples que les plus âpres lois se polissaient merveilleusement par l’usage, et que la clémence du temps est plus sûre que celle des hommes. Quant à voir refaire d’une fois le corps informe des lois, il ne l’espérait ni ne le souhaitait, comptant peu sur les bienfaits d’une législation soudaine. Parfois Jacques Tournebroche lui demandait s’il ne craignait pas que sa philosophie critique, s’exerçant sur des institutions nécessaires, et que lui-même estimait telles, n’eût pour effet inopportun d’ébranler ce qu’il faut conserver.

— Pourquoi, lui disait son disciple fidèle, pourquoi donc, ô le meilleur des maîtres, réduire en poussière les fondements du droit, de la justice, des lois, et généralement de toutes les magistratures civiles et militaires, puisque vous reconnaissez qu’il faut un droit, une justice, une armée, des magistrats et des sergents ?

— Mon fils, répondait M. l’abbé Coignard, j’ai toujours observé que les maux des hommes leur viennent de leurs préjugés, comme les araignées et les scorpions sortent de l’ombre des caveaux et de l’humidité des courtils. Il est bon de promener la tête-de-loup et le balai un peu à l’aveuglette dans tous ces coins obscurs. Il est bon même de donner çà et là quelque petit coup de pioche dans les murs de la cave et du jardin. Cela fait peur à la vermine et prépare les ruines nécessaires.

— J’y consens volontiers, répondait le doux Tournebroche, mais quand vous aurez détruit tous les principes, ô mon maître, que subsistera-t-il ?

À quoi le maître répondait :

— Après la destruction de tous les faux principes, la société subsistera, parce qu’elle est fondée sur la nécessité, dont les lois, plus vieilles que Saturne, régneront encore quand Prométhée aura détrôné Jupiter.

Depuis le temps où l’abbé Coignard parlait ainsi, Prométhée a plusieurs fois détrôné Jupiter, et les prophéties du sage se sont vérifiées si littéralement qu’on doute aujourd’hui, tant le nouvel ordre ressemble à l’ancien, si l’empire n’est point resté à l’antique Jupiter. Plusieurs même nient l’avènement du Titan. On ne voit plus, disent-ils, sur sa poitrine la blessure par où l’aigle de l’injustice lui arrachait le cœur et qui devait saigner éternellement. Il ne sait rien des douleurs et des révoltes de l’exil. Ce n’est pas le dieu ouvrier qui nous était promis et que nous attendions. C’est le gras Jupiter de l’ancien et risible Olympe. Quand donc paraîtra-t-il, le robuste ami des hommes, l’allumeur du feu, le Titan encore cloué sur son rocher ? Un bruit effrayant venu de la montagne annonce qu’il soulève de dessus le roc inique ses épaules déchirées et nous sentons sur nous les flammes de son souffle lointain.

Étranger aux affaires, M. Coignard inclinait aux spéculations pures et se répandait volontiers en idées générales. Cette disposition de son esprit, qui pouvait lui nuire auprès de ses contemporains, donne à ses réflexions, après un siècle et demi, quelque prix et une certaine utilité. Nous y pouvons apprendre à mieux connaître nos propres mœurs et à démêler le mal qui s’y trouve.

Les injustices, les sottises et les cruautés ne frappent pas quand elles sont communes. Nous voyons celles de nos ancêtres et nous ne voyons pas les nôtres. Or, comme il n’est pas une seule époque, dans le passé, où l’homme ne nous paraisse absurde, inique, féroce, il serait miraculeux que notre siècle eût, par spécial privilège, dépouillé toute bêtise, toute malice et toute férocité. Les opinions de M. l’abbé Coignard nous aideraient à faire notre examen de conscience, si nous n’étions semblables à ces idoles dont les yeux ne voient point et les oreilles n’entendent point. Avec un peu de bonne foi et de désintéressement, nous verrions bien vite que nos codes sont encore un nid d’injustices, que nous gardons dans nos mœurs l’héréditaire dureté de l’avarice et de l’orgueil, que nous estimons la seule richesse et n’honorons point le travail. Notre ordre de choses nous apparaîtrait ce qu’il est en effet, un ordre précaire et misérable, que condamne la justice des choses à défaut de celle des hommes et dont la ruine est commencée. Nos riches nous sembleraient aussi stupides que ces hannetons qui continuent de manger la feuille de l’arbre, pendant que le petit scarabée, introduit dans leur corps, leur dévore les entrailles. Nous ne nous laisserions plus endormir par les fausses et plates déclamations de nos gens d’État ; nous prendrions en pitié nos économistes qui se disputent entre eux sur le prix des meubles dans la maison qui brûle. Les propos de l’abbé Coignard nous font paraître un dédain prophétique de ces grands principes de la Révolution et de ces droits de la démocratie sur lesquels nous avons établi pendant cent ans, avec toutes les violences et toutes les usurpations, une suite incohérente de gouvernements insurrectionnels, condamnant sans ironie les insurrections. Si nous commencions à sourire un peu de ces sottises, qui parurent augustes et furent parfois sanglantes ; si nous nous apercevions que les préjugés modernes ont comme les anciens des effets ou ridicules ou odieux ; si nous nous jugions les uns les autres avec un scepticisme charitable[2], les querelles seraient moins vives dans le plus beau pays du monde et M. l’abbé Coignard aurait travaillé pour sa part au bien universel.


ANATOLE FRANCE.



  1. M. Jean Lacoste a écrit dans la Gazette de France du 20 mai 1893 :

    « M. l’abbé Jérôme Coignard est un prêtre plein de science, d’humilité et de foi. Je ne dis pas que sa conduite ait toujours honoré son petit collet et que sa robe n’ait pas reçu maint accroc… Mais s’il succombe à la tentation, si le diable a en lui une proie facile, jamais il ne perd confiance, il espère par la grâce de Dieu ne plus rechuter et arriver aux gloires du Paradis. Et de fait il nous donne le spectacle d’une mort fort édifiante. Donc un grain de foi embellit la vie et l’humilité chrétienne sied aux faiblesses de l’humanité.

    » M. l’abbé Coignard, s’il n’est pas un saint, mérite peut-être le purgatoire. Mais il le mérite fort long et il a risqué l’enfer. Car à ses actes d’humilité sincère ne se mêlait presque pas de repentir. Il comptait trop sur la grâce de Dieu et ne faisait nul effort pour favoriser l’action de la grâce. C’est pourquoi il retombait dans son péché. La foi ainsi lui servait de peu et il était presque hérétique, car le saint concile de Trente, dans les canons VI et IX de sa sixième session, a déclaré l’anathème à tous ceux qui prétendent « qu’il n’est pas au pouvoir de l’homme de rendre ses voies mauvaises » et qui ont une telle confiance en la foi qu’ils s’imaginent qu’elle seule peut sauver « sans aucun mouvement de la volonté ». C’est pourquoi la miséricorde divine s’étendant sur l’abbé Coignard est vraiment miraculeuse et en dehors des voies ordinaires. »

  2. Cela a été très bien senti, M. Hugues Rebell a reconnu qu’il existe un scepticisme charitable. À propos, non point, il est vrai, des opinions de M. Coignard, mais de quelques écrits sortis de la même inspiration, il a fait plusieurs remarques dont je puis m’autoriser ici :

    « Il y aurait une curieuse méditation à faire à la suite de cette lecture qui nous fournit un précieux enseignement. Qu’on me permette donc quelques réflexions :

    » 1o L’organisation d’une société ne dépend pas des volontés particulières, mais de la volonté de la nature ou plus simplement de l’ensemble des êtres les plus intelligents composant cette société, qui fatalement choisissent la façon de vivre la plus agréable ;

    » 2o Les hommes d’une époque ayant le même organisme et les mêmes passions que les hommes d’une autre époque ne peuvent avoir des institutions absolument différentes. Il en résulte qu’une révolution politique n’est qu’un mouvement circulaire du peuple autour de ses anciennes coutumes pour revenir à son point de départ ; c’est donc une maladie, une interruption dans le développement de l’humanité. Il résulte aussi de ces lois que toutes les sociétés vivent et meurent de la même façon. »

    (Hugues Rebell, l’Ermitage, avril 1893.)

    M. l’abbé Coignard se contente de dire qu’un peuple, dans le même temps, n’est susceptible que d’une seule forme de gouvernement.