Calmann-Lévy (p. 247-256).


XIX

RÉCIT DE L’HUISSIER


Au mois d’octobre 1624, la fille du châtelain royal de Bourg-en-Bresse, Hélène Gillet, âgée de vingt-deux ans, qui vivait dans la maison paternelle avec ses frères encore enfants, laissa paraître des signes si visibles d’une grossesse, que ce fut la fable de la ville et que les demoiselles de Bourg cessèrent de la fréquenter. On prit garde ensuite que ses flancs s’étaient abaissés et l’on fit de telles gloses que le lieutenant criminel ordonna qu’elle serait visitée par des matrones. Celles-ci constatèrent qu’elle avait été grosse et que sa délivrance remontait à moins de quinze jours. Sur leur rapport, Hélène Gillet fut mise en prison et interrogée par les juges du présidial. Elle leur fit des aveux :

— Il y a quelques mois, leur dit-elle, un jeune homme, d’un lieu voisin, demeurant au logis de mon oncle, venait chez mon père pour apprendre à lire et à écrire aux garçons. Une fois seulement il me connut. Ce fut par le moyen d’une servante qui m’enferma dans une chambre avec lui. Là, il me prit de force.

Et, comme on lui demanda pourquoi elle n’avait pas appelé au secours, elle répondit que la surprise lui avait ôté la voix. Pressée par les juges, elle ajouta qu’à la suite de cette violence elle devint grosse et fut délivrée avant terme. Loin d’avoir contribué à cette délivrance, elle l’eût ignorée, disait-elle, sans une servante qui lui révéla la vraie nature de cet accident.

Les magistrats, mal satisfaits de ses réponses, ne savaient toutefois comment y contredire, quand un témoignage inattendu vint fournir à l’accusation des preuves certaines. Un soldat qui passait, en se promenant, le long du jardin de messire Pierre Gillet, châtelain royal, père de l’accusée, vit dans un fossé, au pied du mur, un corbeau s’efforçant de tirer un linge avec son bec. Il s’approcha pour reconnaître ce que c’était et trouva le corps d’un petit enfant. Il en avertit aussitôt la justice. Cet enfant était enveloppé dans une chemise marquée au col des lettres H. G. On constata qu’il était venu à terme, et Hélène Gillet, convaincue d’infanticide, fut condamnée, selon la coutume, à la peine de mort. À raison de la charge honorable que tenait son père, elle fut admise à jouir du privilège accordé aux nobles et la sentence porta qu’elle aurait la tête tranchée.

Ayant fait appel au Parlement de Dijon, elle fut conduite, sous la garde de deux archers, dans la capitale de la Bourgogne et mise à la Conciergerie du Palais. Sa mère, qui l’avait accompagnée, se retira chez les dames Bernardines. L’affaire fut entendue par MM. du Parlement, le lundi 12 mai, dans la dernière audience avant les fêtes de la Pentecôte. Sur le rapport du conseiller Jacob, les juges confirmèrent la sentence du présidial de Bourg, disposant que la condamnée serait conduite au supplice la hart au col. On remarqua dans le public que cette circonstance infamante avait été ajoutée d’une façon étrange et insolite à un supplice noble, et une telle sévérité, qui allait contre les formes, fut blâmée. Mais l’arrêt était sans appel et devait être exécuté tout de suite.

En effet, le même jour, à trois heures et demie de relevée, Hélène Gillet fut conduite à l’échafaud, au son des cloches, dans un cortège précédé par des trompettes qui sonnaient avec un tel éclat, que toutes les bonnes gens de la ville les entendirent dans leurs maisons, et, tombant à genoux, prièrent pour l’âme de celle qui allait mourir. M. le substitut du procureur du roi s’avançait à cheval, suivi de ses huissiers. Puis venait la condamnée, dans une charrette, la corde au col, comme le voulait l’arrêt du Parlement. Elle était assistée de deux pères jésuites et de deux frères capucins, qui lui montraient Jésus expirant sur la croix. Près d’elle se tenaient le bourreau avec son coutelas et la bourrelle avec une paire de ciseaux. Une compagnie d’archers entourait la charrette. Derrière se pressait une foule de curieux où se trouvaient des gens de petits métiers, boulangers, bouchers et maçons, et d’où montait une grande rumeur.

Le cortège s’arrêta sur la place dite le Morimont, non, comme il semble, parce que c’est le lieu de mort des criminels, mais en souvenir des abbés crossés et mitrés de Morimont qui y eurent jadis leur hôtel. L’échafaud de bois y était dressé sur des degrés de pierre attenant à une chapelle basse où les religieux ont coutume de prier pour l’âme des suppliciés.

Hélène Gillet monta les degrés avec les quatre religieux, le bourreau, et sa femme, la bourrelle. Celle-ci, ayant retiré à la patiente la corde qui lui ceignait le cou, lui coupa les cheveux avec ses ciseaux longs d’un demi-pied, et lui banda les yeux ; les religieux récitaient des prières. Cependant le bourreau commença de pâlir et de trembler. Il se nommait Simon Grandjean ; c’était un homme d’apparence débile, et aussi craintif et doux que sa femme la bourrelle semblait féroce. Il avait communié le matin dans la prison, et pourtant il se sentait troublé, sans courage pour faire mourir cette jeune fille. Il se pencha vers le peuple :

— Pardonnez-moi, vous tous, dit-il, si je fais mal ce qu’il me faut faire. J’ai une fièvre qui me tient depuis trois mois.

Puis, chancelant, se tordant les bras et levant les yeux au ciel, il alla se mettre à genoux devant Hélène Gillet, et lui demanda pardon deux fois. Il pria les religieux de le bénir, et, quand la bourrelle eut arrangé la patiente sur le billot, il haussa son coutelas.

Les jésuites et les capucins crièrent : Jésus Maria ! et un grand soupir sortit de la foule. Le coup, qui devait trancher le col, fit une large entaille à l’épaule gauche et la malheureuse tomba sur le côté droit.

Simon Grandjean, se retournant vers la foule, dit :

— Faites-moi mourir !

Les huées montaient, et quelques pierres furent lancées sur l’échafaud pendant que la bourrelle replaçait la victime sur le billot.

Le mari reprit son coutelas. Frappant une seconde fois, il entailla profondément le cou de la pauvre fille, qui tomba sur le coutelas échappé des mains du bourreau.

Cette fois, la rumeur qui s’éleva de la foule fut terrible, et une telle grêle de pierres tomba sur l’échafaud, que Simon Grandjean, les deux jésuites et les deux capucins sautèrent en bas. Ils purent gagner la chapelle basse et s’y enfermer. La bourrelle, restée seule en haut avec la patiente chercha le coutelas. Ne le trouvant pas, elle prit la corde avec laquelle Hélène Gillet avait été menée, la lui noua au cou et, lui mettant le pied sur la poitrine, essaya de l’étrangler. Hélène, saisissant la corde à deux mains, se défendit, toute sanglante ; alors la femme Grandjean la traîna par la corde, la tête en bas, au pied de l’estrade et, parvenue sur les degrés de pierre, elle lui tailla la gorge avec ses ciseaux.

Elle y travaillait quand les bouchers et les maçons, culbutant sergents et archers, envahirent les abords de l’échafaud et de la chapelle ; une douzaine de bras robustes enlevèrent Hélène Gillet et la portèrent évanouie dans la boutique de maître Jacquin, chirurgien barbier.

La foule du peuple, qui se ruait sur la porte de la chapelle, aurait eu bientôt fait de l’enfoncer. Mais les deux frères capucins et les deux pères jésuites l’ouvrirent, épouvantés. Et, tenant leurs croix au bout de leurs bras levés ils se firent passage à grand’peine, au milieu de l’émeute.

Le bourreau et sa femme furent assommés à coups de pierres et de marteaux et leurs corps traînés par les rues. Cependant Hélène Gillet, reprenant connaissance chez le chirurgien, demanda à boire. Puis, tandis que maître Jacquin la pansait, elle dit :

— N’aurai-je pas d’autre mal que celui-là ?

On trouva qu’elle avait reçu deux coups d’épée, six coups de ciseaux qui lui avaient traversé les lèvres et la gorge, que ses reins avaient été profondément entamés par le coutelas sur lequel la bourrelle l’avait traînée en voulant l’étrangler, et qu’enfin tout son corps était contus par des pierres que la foule avait lancées sur l’échafaud.

Elle guérit pourtant de toutes ses blessures. Laissée chez le chirurgien Jacquin, à la garde d’un huissier, elle répétait sans cesse :

— Est-ce que ce n’est pas fini ? Est-ce qu’on me fera mourir ?

Le chirurgien et quelques âmes charitables qui l’assistaient s’efforçaient de la rassurer. Mais le roi seul pouvait lui faire grâce de la vie. L’avocat Févret rédigea une requête qui fut signée par plusieurs notables de Dijon et portée à Sa Majesté. On donnait alors à la Cour des réjouissances pour le mariage d’Henriette-Marie de France avec le roi d’Angleterre. En faveur de ce mariage, Louis le Juste octroya la grâce demandée. Il accorda un entier pardon à la pauvre fille estimant, disent les lettres de rémission, qu’elle avait souffert des supplices qui égalent, voire même surpassent la peine de sa condamnation.

Hélène Gillet, rendue à la vie, se retira dans un couvent de la Bresse où elle pratiqua jusqu’à sa mort la plus exacte piété.

Telle est, ajouta le petit huissier, l’histoire véritable d’Hélène Gillet, que tout le monde sait à Dijon. Ne la trouvez-vous point divertissante, monsieur l’abbé ?