Calmann-Lévy (p. 164-171).


XI

L’ARMÉE (Suite).


Mon bon maître poursuivit en ces termes :

— Il faut considérer, mon fils, que les hommes, liés les uns aux autres, dans la suite des temps, par une chaîne dont ils ne voient que peu d’anneaux, attachent l’idée de noblesse à des coutumes dont l’origine fut humble et barbare. Leur ignorance sert leur vanité. Ils fondent leur gloire sur des misères antiques, et la noblesse des armes sort tout entière de cette sauvagerie des premiers âges dont la Bible et les poètes ont conservé le souvenir. Et qu’est-ce en réalité que cette gentilhommerie militaire, roidie avec tant d’orgueil au-dessus de nous, sinon les restes dégénérés de ces malheureux chasseurs des bois que le poète Lucrèce a peints de telle manière qu’on doute si ce sont des hommes ou des bêtes ? Il est admirable, Tournebroche, mon fils, que la guerre et la chasse, dont la seule pensée nous devrait accabler de honte et de remords en nous rappelant les misérables nécessités de notre nature et notre méchanceté invétérée, puissent au contraire servir de matière à la superbe des hommes, que les peuples chrétiens continuent d’honorer le métier de boucher et de bourreau quand il est ancien dans les familles, et qu’enfin on mesure chez les peuples polis l’illustration des citoyens sur la quantité de meurtres et de carnages qu’ils portent pour ainsi dire dans leurs veines.

— Monsieur l’abbé, demandai-je à mon bon maître, ne croyez-vous pas que le métier des armes est tenu pour noble à cause des dangers qu’on y court et du courage qu’il y faut déployer ?

— Mon fils, répondit mon bon maître, si vraiment l’état des hommes est noble en proportion du danger qu’on y court, je ne craindrai pas d’affirmer que les paysans et les manouvriers sont les plus nobles hommes de l’État, car ils risquent tous les jours de mourir de fatigue et de faim. Les périls auxquels les soldats et les capitaines s’exposent sont moindres en nombre comme en durée ; ils ne sont que de peu d’heures pour toute une vie et consistent à affronter les balles et les boulets qui tuent moins sûrement que la misère. Il faut que les hommes soient légers et vains, mon fils, pour donner aux actions d’un soldat plus de gloire qu’aux travaux d’un laboureur et pour mettre les ruines de la guerre à plus haut prix que les arts de la paix.

— Monsieur l’abbé, demandai-je encore, n’estimez-vous pas que les soldats sont nécessaires à la sûreté de l’État, et que nous devons les honorer en reconnaissance de leur utilité ?

— Il est vrai, mon fils, que la guerre est une des nécessités de la nature humaine, et qu’on ne peut s’imaginer des peuples qui ne se battent point, c’est-à-dire qui ne soient ni homicides, ni pillards, ni incendiaires. Vous ne concevez pas non plus un prince qui ne serait pas quelque peu usurpateur. On lui en ferait trop de reproche et on l’en mépriserait comme de ne point aimer la gloire. La guerre est donc nécessaire à l’homme ; elle lui est plus naturelle que la paix, qui n’en est que l’intervalle. Aussi voit-on les princes jeter leurs armées les unes contre les autres sur le plus mauvais prétexte, pour la raison la plus futile. Ils invoquent leur honneur qui est d’une excessive délicatesse. Il suffit d’un souffle pour y faire une tache qu’on ne peut laver que dans le sang de dix, vingt, trente, cent mille hommes, selon la population de la principauté. Pour peu qu’on y songe, on ne conçoit pas bien comment l’honneur du prince peut être lavé par le sang de ces malheureux, ou plutôt on conçoit que ce ne sont là que des mots vides de sens ; mais les hommes se font tuer volontiers pour des mots. Ce qui est encore plus admirable, c’est qu’un prince tire beaucoup d’honneur du vol d’une province et que l’attentat qui serait puni de mort chez un hardi particulier devienne louable s’il est consommé avec la plus furieuse cruauté par un souverain à l’aide de ses mercenaires.

Mon bon maître ayant ainsi parlé, tira sa boîte de sa poche et huma quelques grains de tabac qui y restaient.

— Monsieur l’abbé, lui demandai-je, n’est-il point des guerres justes et faites pour une bonne cause ?

— Tournebroche, mon fils, me répondit-il, les peuple polis ont beaucoup outré l’injustice de la guerre, et ils l’ont rendue très inique en même temps que très cruelle. Les premières guerres furent entreprises pour l’établissement des tribus sur des terres fertiles. C’est ainsi que les Israélites conquirent le pays de Chanaan. La faim les poussait. Les progrès de la civilisation ont étendu la guerre à la conquête de colonies et de comptoirs, comme il se voit par l’exemple de l’Espagne, de la Hollande, de l’Angleterre et de la France. Enfin on a vu des rois et des empereurs voler des provinces dont ils n’avaient pas besoin, qu’ils ruinèrent, qu’ils désolèrent sans profit pour eux et sans autre avantage que d’y élever des pyramides et des arcs de triomphe. Et cet abus de la guerre est le plus odieux, en sorte qu’il faut croire ou que les peuples deviennent de plus en plus méchants par le progrès des arts, ou plutôt que la guerre, étant une nécessité de la nature humaine, on la fait encore pour elle-même quand on a perdu toute raison de le faire.

» Cette considération m’afflige profondément, car je suis porté par état et par inclination à l’amour de mes semblables. Et ce qui achève de m’attrister, Tournebroche, mon fils, c’est que je découvre que ma boîte est vide, et le tabac est l’endroit par lequel je sens le plus impatiemment ma pauvreté.

Autant pour détourner sa pensée de cette disgrâce intime que pour m’instruire à son école, je lui demandai si la guerre civile ne lui semblait pas la plus détestable espèce de guerre.

— Elle est, me répondit-il, assez odieuse, mais non point très inepte, car les citoyens, lorsqu’ils en viennent aux mains entre eux, ont plus de chances de savoir pourquoi ils se battent que dans le cas où ils vont en guerre contre des peuples étrangers. Les séditions et querelles intestines naissent généralement de l’extrême misère des peuples. Elles sont l’effet du désespoir, et la seule issue qui reste aux misérables, qui y peuvent trouver une vie meilleure et parfois même une part de souveraineté. Mais il est à remarquer, mon fils, que plus les révoltés sont malheureux et partant excusables, moins ils ont de chances de gagner la partie. Affamés et stupides, armés de leur seule fureur, ils sont incapables de grands desseins et de vues prudentes, en sorte que le prince les réduit aisément. Il a plus de difficulté à vaincre la rébellion des grands, qui est détestable, n’ayant pas l’excuse de la nécessité.

» Enfin, mon fils, tant civile qu’étrangère, la guerre est exécrable et d’une malignité que je déteste.