Les Oiseaux bleus/Les Trois Bonnes Fées

Victor-Havard (p. 211-218).

LES TROIS BONNES FÉES

Il y avait en ce temps-là trois fées, — elles se nommaient Abonde, Myrtile, Caricine, — qui étaient bonnes au-delà de ce qu’on peut concevoir. Elles ne prenaient plaisir qu’à venir en aide aux malheureux, et c’était à quoi elles employaient toute leur puissance. Rien ne pouvait les décider à se mêler aux jeux de leurs pareilles sous les clairs de lune de la forêt de Brocéliande, ni à s’asseoir dans la salle des festins, où des sylphes-échansons versent des gouttes de rosée dans des calices de lys, — au dire de Thomas-le-Rimeur, il n’est pas de boisson plus agréable, — si elles n’avaient d’abord consolé beaucoup de douleurs humaines ; et elles avaient l’ouïe tellement fine, qu’elles entendaient, même de loin, se serrer les cœurs et couler les larmes. Abonde, qui visitait de préférence les faubourgs des grandes villes, apparaissait tout à coup dans les pauvres logis, soit en cassant le carreau de la lucarne — mais il était vite remplacé par un carreau de diamant, sans qu’il fût besoin d’appeler le vitrier, — soit en se faisant un corps de la fumée du fourneau à demi éteint ; prise de pitié à la vue de ces mansardes où grelottaient, mourant de faim, de misérables familles sans travail, elle avait tôt fait de les transformer en de somptueuses demeures, bien garnies de beaux meubles, de garde-manger pleins de victuailles, de coffres pleins de monnaies d’or. Non moins charitable, Myrtile fréquentait surtout les gens des campagnes, qui se lamentent dans leurs chaumières quand la grêle a meurtri la promesse en fleur des vergers, et qui, entre la huche sans pain et l’armoire sans linge, se demandent s’ils ne feraient point sagement d’aller perdre leurs enfants dans les bois, n’ayant ni de quoi les nourrir ni de quoi les vêtir ; elle réussissait facilement à leur rendre courage, leur offrant des talismans, leur conseillant de faire des vœux qui ne manquaient jamais d’être accomplis ; et tel qui, trois moments auparavant, n’aurait pas eu de quoi faire l’aumône à un rouge-gorge cognant du bec à la vitre, se trouvait riche bourgeois dans une maison approvisionnée de tout, ou puissant monarque dans un palais de porphyre et de pierreries. Quant à Caricine, c’étaient les chagrins des amoureux qui l’émouvaient plus que toute peine ; elle rendait fidèles les coquettes et les inconstants, faisait s’attendrir les parents avares qui refusent de consentir au bonheur de leurs enfants ; et, lorsqu’elle apprenait qu’un vieux mendiant des chemins était épris de la fille d’un roi, elle le métamorphosait en un prince beau comme le jour afin qu’il pût épouser sa bien-aimée. De sorte que, si les choses avaient longtemps duré ainsi, il n’y aurait plus eu de misères ni de chagrins dans le monde grâce aux trois bonnes fées.

Cela n’aurait pas fait le compte d’un très cruel enchanteur qui était animé, à l’égard des hommes et des femmes, des plus mauvais sentiments : la seule idée que l’on cesserait de souffrir et de pleurer sur la terre lui causait un tourment insupportable ; il se sentait donc plein de courroux contre ces excellentes fées, — ne sachant laquelle des trois il détestait davantage, — et il résolut de les mettre hors d’état de faire, selon leur coutume, le bonheur des malheureux. Rien ne lui était plus facile, à cause du grand pouvoir qu’il avait.

Il les fit comparaître devant lui, puis, fronçant le sourcil, leur annonça qu’elles seraient privées, pour beaucoup de siècles, de leur féerique puissance ; ajoutant qu’il ne tiendrait qu’à lui de les transformer en de vilaines bêtes malfaisantes ou en des objets sans pensée, tels que marbres, troncs d’arbres, ruisseaux des bois, mais qu’il daignait, par miséricorde, leur permettre de choisir les formes sous lesquelles elles passeraient leur temps de pénitence.

On ne saurait se faire une idée du chagrin qu’éprouvèrent les bonnes fées ! Ce n’était pas qu’elles fussent tristes outre mesure de perdre leurs gloires et leurs privilèges ; cela leur coûterait peu de renoncer aux danses dans la forêt de Brocéliande et aux fêtes dans les palais souterrains où s’allument des soleils de rubis ; ce qui les navrait, c’était que, déchues, elles ne pourraient plus secourir les misérables. « Quoi ! pensait Abonde, des hommes, des femmes mourront de froid et de faim dans les mansardes des faubourgs et je ne les consolerai plus ! » Myrtile se disait : « Que deviendront, dans leurs chaumières, les paysans, et les paysannes, quand les averses de grêle auront cassé les branches des pommiers fleuris ? Combien de petits enfants pleureront abandonnés dans les broussailles sans chemin, n’apercevant d’autre clarté pendant que le loup les guette, que la lampe allumée, au loin, par la femme de l’ogre ! » Et Caricine, toute sanglotante : « Que d’amoureux vont souffrir ! songeait-elle. Justement, j’étais informée qu’un pauvre petit chanteur des rues, sans maison ni famille, languit de tendresse pour la princesse de Trébizonde, Hélas ! Il ne l’épousera donc point ? » Et, toutes trois, les bonnes fées se désolèrent, longtemps, longtemps, comme souffrant toutes les douleurs dont elles ne feraient pas des joies, comme versant toutes les larmes qu’elles ne pourraient pas essuyer.

À vrai dire, elles avaient, dans leur désespoir, une petite consolation. Il leur était permis de désigner les apparences sous lesquelles elles vivraient parmi les humains ; leur bonté, grâce à un heureux choix, trouverait peut-être encore le moyen de s’exercer. Quoique réduites à l’impuissance des personnes mortelles ou des choses périssables, elles ne seraient pas tout à fait inutiles aux pauvres gens. Elles se mirent donc à réfléchir, se demandant ce qu’il valait mieux être pour ne pas cesser d’être secourable. Abonde, qui se rappelait les pauvretés des faubourgs, conçut d’abord le désir de se voir muée en une riche personne qui répand les aumônes sans compter ; puis songeant aux fourneaux qui s’éteignent, aux grabats sans couvertures, il ne lui aurait pas déplu de devenir une flamme réchauffante, un bon lit où se reposeraient les travailleurs harassés. Myrtile rêvait d’être une reine qui ferait des chambellans chamarrés de tous les laboureurs vêtus de loques, ou le rayon qui écarte les mauvais nuages, ou la bûcheronne qui ramène au logis les enfants égarés. Quant à Caricine, dans son dessein d’être douce aux cœurs, elle eût volontiers consenti à être changée en une belle épouse, fidèle, sincère, ayant pour seul souci le bonheur de l’époux, ou en une timide et aimante fiancée. Puis, d’autres pensées, leur venaient, et elles hésitaient, comparant les avantages des diverses métamorphoses.

Cependant l’Enchanteur cria :

— Eh bien ! êtes-vous résolues ? Voilà trop longtemps que vous réfléchissez, et je n’ai pas de temps à perdre. Que désirez-vous être ? Allons, il le faut, parlez vite.

Il y eut encore un long silence ; mais, enfin :

— Que je sois donc, dit Abonde, le vin que l’on boit dans les cabarets des faubourgs ! Car, mieux que le pain de l’aumône et la tiédeur des poêles, et le repos dans un lit, l’ivresse consolatrice charme les corps et les cœurs las.

— Que je sois, dit Myrtile, les cordes du violon d’un vieux ménétrier ! Car, bien plus que des habits dorés remplaçant des haillons, et que la fuite des nuages menaçants, et que le retour au logis des enfants perdus, la chanson qui fait danser est bonne aux misérables.

— Que je sois, dit Caricine, la belle fille bohème des carrefours, qui offre aux passants son rire et ses baisers ! Car, c’est dans le libre amour, fou, changeant, hasardeux, sans déceptions ni regrets, que l’homme oublie l’ennui ou le désespoir de vivre.

Depuis ce temps, Abonde rit dans les verres pleins sur la table des cabarets, et Myrtile fait danser les noces paysannes sous les arbres de la grande place ou dans la cour des auberges ; elles sont heureuses, les bonnes fées déchues, de la joie qu’elles donnent, mais jalouses aussi, jalouses de Caricine, parce qu’elles savent bien que c’est elle qui fait la meilleure charité.