A. Lemerle (1p. 206-225).


Mousseline.


La saison où les acteurs français viennent en représentation à Londres commençait. Déjà quelques artistes célèbres avaient débuté devant le public d’élite qui s’est fait une habitude de les applaudir par ton encore plus que par une intelligence bien nette de leur mérite. Jusque-là rien d’extraordinaire n’avait distingué cette année théâtrale des précédentes, lorsqu’un soir on vit paraître, dans le rôle d’Henriette, des Femmes savantes, une actrice qui avait pris sur l’affiche le nom de mademoiselle de Saint-Gratien. Ce ne furent certes ni sa diction ni son jeu qui lui valurent la prodigieuse surprise qu’elle causa à une partie de la salle et particulièrement aux spectateurs des loges d’avant-scènes, occupées par les membres du club des Dangereux.

Cette surprise si unanime se manifesta par un murmure flatteur pour celle qui la causait. Elle obtint pour la femme un suffrage que l’actrice était loin de mériter. Mademoiselle de Saint-Gratien fut applaudie presqu’à chaque vers, et souvent interrompue par une pluie embaumée de bouquets. Ce qui venait d’attirer ce triomphe universel sur une actrice plus que médiocre, c’était sa ressemblance vraiment inouïe avec la comtesse de Wisby, la demoiselle d’honneur de la reine. Mademoiselle de Saint-Gratien avait le même visage, la même chevelure noire et abondante, la même expression dans le regard, la même coupe de visage ; elle avait son sourire, sa taille et sa gracieuse tournure ; enfin c’était elle, moins le son de la voix, différence que peu de personnes pouvaient constater, très peu ayant entendu parler la comtesse de Wisby.

Le reste de la soirée se passa à s’entretenir de cette ressemblance fabuleuse ; le lendemain on s’occupa beaucoup de savoir d’où venait cette actrice, et tous les détails qui se rattachaient à son existence. Ces sortes d’enquêtes sont des plus faciles. Entre Paris et Londres, il n’existe pas plus de secrets diplomatiques que de secrets domestiques. On sut bientôt que mademoiselle de Saint-Gratien ne s’était faite actrice que comme quelques jeunes gens riches font leur droit, c’est-à-dire pour avoir une profession à faire graver sur leurs cartes de visite. Sa profession réelle était d’aimer. Mais quoi ? Tout. Le plaisir d’abord et le plaisir ensuite. Elle aimait à avoir un bel appartement, une jolie voiture, des femmes de chambre, un bon cuisinier, un groom et à recevoir chez elle les gens qui l’amusaient par leur esprit et leur gaîté. Elle n’aurait jamais conquis ces avantages en restant chez elle à peindre des éventails, sa première profession. En montant sur les planches d’un théâtre, elle eut ce qu’elle voulut avec une facilité dont elle fut elle-même effrayée. Elle ne pouvait pas encore deviner, car elle était trop jeune pour cela, qu’elle serait un jour une célébrité du genre, la première parmi une classe de femmes qui devait plus tard abonder à Paris et suivre son exemple ; une de ces individualités dont il ne faut pas chercher le portrait dans La Bruyère, car elles n’existent que depuis quelques années. Elles ont à la fois la beauté, l’esprit, la finesse, la prodigalité, l’ordre, la rouerie, la magnificence et l’économie ; elles ont beaucoup de vices qu’on est loin de leur supposer ; mais celui qu’on leur suppose avant tous les autres, celui-là, c’est précisément celui qu’elles n’ont pas, et qu’elles se garderaient bien d’avoir, sachant qu’on ne fait durer les belles étoffes qu’en ne les exposant pas trop à l’air. Leurs analogues du dix-huitième siècle étaient de pauvres innocentes à côté d’elles, et Manon Lescaut mourant d’amour, leur paraît aussi extraordinaire, aussi impossible que Marion Delorme expirant de faim et de froid dans un grenier.

Paris qui donne, quelquefois avec esprit, des noms de guerre à tous ceux auxquels il fait, en passant, une réputation, avait surnommé mademoiselle de Saint-Gratien, Mousseline, sans qu’on puisse dire au juste pourquoi. Était-ce parce qu’elle affectionnait le tissu ou le parfum de ce nom, ou bien parce qu’elle éveillait, par la légèreté de sa taille et la blancheur de son teint, l’idée aérienne de la mousseline ? On ne saurait le dire. Mais tel était son surnom : Mousseline. Et Mousseline est celle qui eut pour premier amant, c’est vous qui me l’avez rappelé, monsieur le marquis, le major de Morghen, tué en duel pour elle, et sur le tombeau duquel s’agite la sonnette dont le vent nous apporte les mélancoliques vibrations : la Sonnette du Parricide.

En rentrant dans son magnifique hôtel, situé dans Belgrave-Square, le soir après le spectacle, Mousseline trouva deux billets, avec armes et devises. Dans l’un, lord Glenmour lui demandait la faveur d’être reçu chez elle le lendemain dans la soirée, sachant qu’elle ne jouait pas ; dans l’autre, le comte de Madoc sollicitait la même grâce, pareillement pour la soirée du lendemain. « Déjà ! s’écria-t-elle ; lequel accepterai-je ? » Elle sonna ; une fille de l’hôtel parut. « Connais-tu ce nom-là ? lui demanda Mousseline. — Oh ! madame ! lui répondit la fille de l’hôtel dans une interjection qui renfermait l’admiration, le respect de toute domestique anglaise pour la fortune, et sa profonde vénération pour les titres. « — Et connais-tu aussi ce nom-là ? — Oh ! madame ! répéta la fille de l’hôtel sans varier l’inflexion de son oh ! — Très bien, dit alors Mousseline ; j’en sais assez. Voilà deux oh ! qui fixent mon opinion.

La fille de l’hôtel s’étant retirée, Mousseline appela les gens qu’elle avait amenés avec elle de Paris, et qui se composaient d’un cuisinier, d’une femme de chambre et d’un groom. Il s’agit, leur dit-elle solennellement, de montrer ma maison avec avantage ; vous me comprenez ? Il faut attirer, fixer, et par conséquent, charmer, éblouir, fasciner, ravir l’insulaire. J’ai compté sur vous pour m’aider dans cette utile entreprise… Eurydice, dit-elle ensuite à sa femme de chambre, celle qui l’accompagnait au théâtre, l’habillait, la coiffait, la faisait belle enfin, tu vas te signaler…

— Tu me dois trois mois, répondit celle-ci.

— Ce n’est pas une raison pour me tutoyer en plein nez.

— Tu me dois trois mois, ou, si tu le préfères, vous me devez trois mois.

— Je vous donne cinquante francs par mois, Eurydice.

— Oui ; mais tu ne me les donnes pas. Je suis à découvert de cent cinquante francs.

— On vous les donnera.

— Quand ?

— Quand elle m’aura payé les six mois qu’elle me doit aussi, répondit le cuisinier de Mousseline.

— Je te les donnerai dès que j’en aurai, vieil ours.

— On n’appelle pas son père vieil ours.

— Et comment l’appelle-t-on ?

— On le paie d’abord.

— Voyons, petit père. Nous réglerons nos comptes à notre retour à Paris, où nous ramènerons les galions d’Espagne.

— Faire attendre un père ! Un cuisinier, je ne dis pas…

— Et un frère ? s’écria le groom.

— Toi aussi, tu parles, tu fais ta tête, dit Mousseline en lançant un soufflet au groom, qui pirouetta comme une toupie d’Allemagne. Attrape ! Je t’ai habillé à neuf, je t’ai épinglé comme une poupée…

— C’est pas vrai ; ma culotte de velours cerise que voilà est déchirée ; elle craque au genou.

— Tu mens ! c’est toi qui craques.

— Si ! regarde.

— Non ! elle ne craque pas.

Autre soufflet.

— Ah ça ! dit le père de mademoiselle Saint-Gratien, qui s’appelait Trabucq, tu veux donc égorger toute ta famille ?

— Ma famille m’embête. Sans moi elle n’aurait ni feu ni lieu. Vous, mon père, vous porteriez des journaux littéraires et politiques, mécaniques et agricoles dès quatre heures du matin ; toi, Eurydice, tu raccommoderais des chaussettes ; et toi, Félix, tu vendrais le soir, sous les portes cochères, des allumettes mouillées allemandes. Songez que je vous ai pris dans l’obscurité la plus profonde pour…

— Pour être ton cuisinier.

— Pour être ta femme de chambre.

— Pour être ton groom.

— Si décidément votre sort ne vous convient pas, dit Mousseline, vous n’avez qu’à parler ; je vous rends à votre splendeur première. Réglons.

— Oui, réglons.

— Il m’est dû six cents francs, dit le premier, le cuisinier paternel.

— Moi cent vingt francs, ajouta le groom.

— Moi cent cinquante francs, dit la femme de chambre.

— Et c’est pour une misérable somme de huit cent soixante et dix francs, parents dénaturés, que vous renoncez à la fortune qui vient à vous ? Mais puisque vous le voulez… soit !

Mousseline se leva pour aller à son secrétaire.

— Décidément, ajouta-t-elle en s’arrêtant, vous ne voulez pas m’aider à diminuer deux mylords ?

— Anglais ? s’écrièrent à la fois le vieux Trabucq, Eurydice et Félix.

— S’ils n’étaient pas Anglais, est-ce que je les recevrais ? Mais non, vous voulez partir, manger en frais de retour la misérable somme que je vous dois.

— Quand viennent donc ces gros Anglais ?

— Ce soir.

— C’est tout le portrait de sa pauvre mère, dit entièrement radouci le vieux Trabucq, en montrant sa fille Mousseline à ses deux autres enfants.

— Je te plisse pour ce soir une robe de tulle un peu salamandre, dit Eurydice.

— Tout ça, c’est de la fine fleur de blague, dit le jeune Félix ; je ne monterai pas derrière la voiture si je ne suis pas réglé.

— Vous manquez de respect à votre aînée, Félix, dit le père Trabucq ; allons donc ! suspecter la bonne foi de votre sœur !

— Pique-le à l’ail, ton respect.

— C’est à moi maintenant que vous manquez de respect, drôle !

Et le père Trabucq lança à son jeune fils un coup de pied dans la culotte cerise.

— Bon ! cria Félix, voilà qui achève la culotte de velours cerise. Ça m’est égal ! ça m’est égal !

— Ceci pour t’en faire une autre, dit Mousseline en jetant sur la tête de Félix une belle robe en velours noir ; quatre cents francs, rien que ça !

— Merci, sœur, merci ma très chère sœur ! s’écria Félix ; c’est trop beau pour en faire une culotte, merci ; j’en ferai de l’argent, c’est mieux porté. La culotte cerise est encore toute neuve.

— Il est charmant, ce chou ! dit Mousseline. Ah ! çà, maintenant que nous voilà d’accord, entendons-nous bien pour ne pas manquer le coup. Comme je vous l’ai dit, les mylords viennent ce soir.

— Au feu, les casseroles, cria le vieux Trabucq.

— Et vous, reprit Mousseline en s’adressant à son frère et à sa sœur, soyez ce que vous devez toujours être : des serviteurs élégants, distingués, fashionables.

— Et pas chers, dit Félix en s’en allant.

Qu’on juge si lord Glenmour et le comte de Madoc furent l’un et l’autre ravis d’avoir une occasion de réparer une partie de l’espèce de tacite défaite qu’ils avaient éprouvée auprès de la comtesse de Wisby. Mousseline n’était pas la comtesse, il est vrai, mais c’était à coup sûr ce que son ombre pouvait offrir de plus charmant et de plus gracieux. Puis un vent sur lequel les habiles ne se trompent pas faisait prévoir que Mousseline aurait bientôt la vogue, et il fallait à tout prix monter en triomphateur dans son char. Seulement, les deux candidats à l’attention de la comtesse de Wisby allaient, sur un terrain plus ferme, se trouver encore une fois rivaux ; et entre de pareils hommes, la rivalité, c’est la guerre, c’est tout ! c’est la guerre de l’or, de la naissance, de l’esprit, de l’épée ! Qui cède est mort !

À dix heures du soir, le lendemain, lord Glenmour, qui s’était fait précéder par tout ce qu’il y avait de belles fleurs dans les serres de Londres, se présenta chez Mousseline, et il eut la satisfaction, en entrant, de les voir sur les consoles et sur la cheminée. Il fut reçu avec cette grâce naturelle et facile qui est le partage des Françaises et qui sauve si adroitement la torture des préliminaires. Lord Glenmour parla beaucoup du plaisir qu’il avait goûté en entendant une actrice si remarquable, et il vanta ensuite la France en homme qui l’aime et l’a étudiée. Il s’aperçut, après quelques minutes de conversation que les fleurs qu’il avait envoyées le matin à Mousseline étaient dans deux vases de porcelaine de Chine d’une dimension et d’une richesse comme on est peu habitué à en voir sur la cheminée des hôtels garnis de Londres. Cette observation silencieuse et grosse de suppositions fut remarquée de la gracieuse Mousseline, qui dit à lord Glenmour :

— Comment trouvez-vous ces fleurs ?

— Elles n’ont rien, répondit celui-ci, d’extraordinaire pour la saison.

— Elles sont magnifiques, mylord, et nous n’avons pas mieux en France, s’écria Mousseline. Mais c’est étonnant ! ajouta-t-elle, vous autres, Anglais, vous avez à profusion tout ce que vous n’avez pas. Vous faites des fleurs avec du charbon et des ananas avec du coke.

— Mais nous faisons venir les jolies femmes de Paris.

— Mylord, on voit que vous êtes distrait, rien qu’à votre réponse.

— Moi distrait ! quand je dis la vérité. Quelle épigramme !

— Ces vases vous préoccupent beaucoup.

— J’examine leur forme… un peu surannée…

— Ne seraient-ils pas de votre goût ? demanda Mousseline en soulevant à grand’peine un des deux vases et en l’apportant à lord Glenmour.

— Je trouve, répondit celui-ci en prenant le splendide vase de Chine entre ses mains, que ces vases sont du plus détestable goût qu’on puisse imaginer.

— Mais voyez pourtant ces paysages fantastiques ; ces personnages si richement enluminés ; cet or…

— D’abord ces vases ne sont pas de la Chine ; ils ont été fabriqués aux Indes par la Compagnie. Aux yeux des connaisseurs véritables, cela suffit pour leur ôter toute valeur.

— De l’indulgence, mylord ! de l’indulgence ! C’est un cadeau que je viens de recevoir.

— Du comte de Madoc, pensa lord Glenmour ; j’en étais sûr. Il reprit : Je soutiens, Madame, que pour envoyer un pareil cadeau il faut n’avoir jamais mis les pieds dans les salons de Worton, si riches en porcelaine de Saxe et de Chine, ni dans les magasins de Bolden, fameux par ses vieux Sèvres. Quel choix ! des porcelaines de la Compagnie ! Comment peut-on avoir un si mauvais, un si détestable goût ? Et en disant cela, lord Glenmour laissa tomber tout à coup le beau vase en porcelaine de Chine qui se brisa sur le tapis en vingt morceaux.

— Monstre ! s’écria Mousseline en appliquant un vigoureux soufflet à lord Glenmour.

— Merci ! dit Glenmour. Demain, j’espère vous faire connaître comment doivent être des vases dignes de vous être offerts.

— Vous n’en êtes pas moins un monstre, répéta Mousseline. Elle sonna. Elle dit à Eurydice, sa femme de chambre : — Emportez vite ces débris et enlevez toutes les fleurs qui sont ici ! Dégarnissez, dégarnissez ces consoles et cette cheminée !

En un instant Mousseline fut obéie.

— Je comprends, pensa Glenmour, le comte de Madoc va venir.

— Quel est votre état ? demanda ensuite Mousseline à lord Glenmour.

— Marin, madame, capitaine de frégate.

— J’ai cru à votre action que vous étiez marchand de porcelaines et que vous éprouviez le besoin de casser les miennes pour les remplacer.

La sonnette de l’antichambre fut vivement ébranlée.

Le valet de pied vint annoncer : M. le comte de Madoc.

— Faites entrer, dit Mousseline.

Lord Glenmour se leva pour saluer son rival.

Onze heures sonnaient à la pendule.