Les Nouveaux Riches

Les Nouveaux Riches
Revue des Deux Mondes6e période, tome 46 (p. 378-397).
LES
NOUVEAUX RICHES

« On se plaint à Paris de n’y voir que de nouveaux riches, qui mettent l’enchère sur les loyers des maisons, de sorte qu’on n’en trouve plus du tout à louer. On ne voit dans les rues que des équipages remplis de gens ci-devant inconnus, ou qu’on a vus dans les postes les plus bas. Ce sont tous gens des vivres, des fourrages, des hôpitaux ou autres entreprises militaires, où ils ont eu trop a gagner. De quoi l’on s’en prend à mon frère, qui n’a fait qu’enchérir sur les Paris dans cette habitude ruineuse de favoriser des gains excessifs, de peur que le service ne manque. »

C’est sous Louis XV, le 4 avril 1751, que d’Argenson, ministre des Affaires étrangères, consignait dans ses Mémoires les réflexions qui précèdent. Les « nouveaux riches, » contemporains de la victoire de Fontenoy, auxquels il fait allusion, mallôtiers, partisans, intermédiaires indispensables qui tondaient les peuples d’assez près pour la gloire de ces guerres de magnificence du XVIIIe siècle, — « guerres en dentelles » à nos yeux, — étaient de tout autre taille, plus voyants et surtout moins nombreux que les nôtres.

Ceux d’aujourd’hui se comptent par centaines de mille, voire par millions, et appartiennent à toutes les classes sociales. Au quartier des Gobelins, rue des Cinq-Diamants, — dont tous les habitants réunis ne possédaient peut-être, pas hier les « Cinq Diamants » dont leur rue porte le nom — loge un ménage dont la femme « travaille aux munitions, » pour 10 francs par jour, pendant que le mari se fait 25 francs dans une usine de tubes d’acier pour gaz asphyxiants. Avec leur 35 francs quotidiens « ils vivent dans l’opulence, » me dit narquoisement un voisin. La locataire d’en face est une fleuriste-plumassière, veuve depuis 1912 et mère de deux jeunes enfants : habile en sa profession son salaire était de 4 francs avant la guerre ; seulement, comme les plumes et les fleurs ne se portent guère, elle n’a plus d’ouvrage et, comme elle n’est pas assez robuste pour prendre un métier de force, qu’elle n’a droit à aucune allocation et que les vivres ont doublé de prix, elle meurt de faim, elle est à l’aumône. Voilà de « nouveaux riches » et de « nouveaux pauvres. »


I

Une fois de plus, nous constaterons que la force des choses l’emporte sur la force des hommes. Nous avions été amenés, dans des études antérieures[1], à remarquer que le XIXe siècle, où s’est fondée l’égalité politique, avait vu surgir et croître, parallèlement, des inégalités pécuniaires inconnues des siècles passés, — ce qui prouve, entre parenthèses, que les dévolutions politiques et les phénomènes économiques sont indépendants les uns des autres, qu’il n’y a point entre eux de connexité nécessaire, encore moins un rapport de cause à effet ; puisque, sur le, point même qui lui tenait le plus à cœur, notre démocratie, passionnée pour le nivellement, s’était vue contrainte par ses intérêts d’élever dans son sein des Altesses financières plus éminentes que toutes celles des monarchies abolies.

Seulement la richesse avait changé de caractère : si l’on s’était enrichi au moyen Age en dépouillant ses voisins, aux temps modernes en volant l’Etat, on s’enrichissait, au XIXe siècle et dans les premières années du XXe, en enrichissant ses voisins et l’État. L’opération était certainement plus honnête. Durant les quarante-quatre années qui séparent la guerre de 1870 de la guerre actuelle, il plut à la collectivité de payer ceux qui organisaient, non ses gendarmes comme aux temps féodaux, ou ses impôts comme sous l’ancien régime, mais son bien-être, ses jouissances privées. Et ces jouissances, multipliées sans relâche par l’émulation des producteurs, devenaient si abondantes et si bon marché que les plus humbles en avaient leur part et que le nivellement s’opérait par la satisfaction universelle des besoins accrus.

Quatre ans de guerre ont renversé cet édifice d’un labeur centenaire ; des constructeurs de systèmes se consolaient en pensant que cette guerre, qui bouleversait tant de choses, en mettrait beaucoup sous la main de l’État, qu’il en résulterait une heureuse extension du « socialisme, » c’est-à-dire de l’égalitarisme pécuniaire, le vrai, le plus goûté ; car ce n’est rien d’avoir le même vote si l’on ne mange pas le même poulet.

Or, c’est le contraire qui se produit : des inégalités brutales et douloureuses apparaissent du haut en bas de l’échelle ; et notamment dans les classes populaires, entre ceux qui souffrent et meurent au front pour cinq sous par jour et ceux qui, pour quinze francs, travaillent à l’intérieur sans danger. Régression formidable, dont personne n’est responsable. C’est que la richesse nouvelle est factice, elle ne correspond à aucune « production, » à aucune « création » de biens ou de choses utiles ; c’est un simple « déplacement. » Des Français s’enrichissent, plusieurs, il faut le dire, en sauvant l’Etat, d’autres avec moins de mérite ; mais la France, hélas ! se ruine et perd beaucoup plus que n’ont pu gagner ses citoyens.

A combien donc se monte en bloc la fortune des nouveaux riches et en quoi consiste-t-elle ? Comme la fortune ne peut être invisible, il a fallu que ces enrichis aient placé leur argent ; cependant ni la propriété foncière, urbaine ou rurale, des départements non envahis n’a augmenté en quantité, — il n’existe pas un plus grand nombre de maisons de ferme ou d’habitations bourgeoises, — ni les valeurs mobilières ne se sont accrues par des émissions nouvelles… sauf une seule catégorie : celle des rentes sur l’Etat.


II

« Nouveau riche » est celui qui a profité de la guerre ; or, il a été institué un impôt sur les « bénéfices de guerre. » Pensez-vous que la matière imposée, telle que la taxe officielle l’établit, nous révélera la somme globale des gains réalisés et le nombre des bénéficiaires ? Nullement. L’administration des Contributions directes a été, par certains parlementaires, accusée de mollesse dans la recherche des contribuables ; il lui serait facile de se défendre en faisant ressortir, pour la première période de dix-sept mois, — 1er août 1914 au 31 décembre 1915, — la différence entre les 656 millions de francs avoués tout d’abord par 8 000 déclarants bénévoles, et les 1 442 millions finalement taxés par les agents du fisc chez 17 000 « assujettis. »

Cet écart tend à prouver : et que les Français manifestent peu de goût pour la déclaration, et que les préposés au recouvrement n’ont pas dû laisser échapper grand’chose de ce que la loi soumet à leurs prises. Pour l’année 1916, le chiffre tout d’abord déclaré de 711 millions, porté plus tard à 900 par taxations administratives, tend à grossir de mois en mois. Dépasserait-il le milliard, et semblable chiffre devrait-il s’appliquer à 1917, il ressortirait ainsi, pour les premiers trois ans et demi de guerre, un total de moins de quatre milliards de bénéfices officiellement reconnus dans quelque vingt mille caisses.

Caisses de deux sortes, fort inégales : les petites, celles des légions de mercantis du front, regratiers de boissons, de denrées ou d’objets divers, tous commerçants improvisés qui tombaient, sans fuite possible, sous l’application de la loi ; les grosses, celles des usines travaillant pour la guerre, des fournisseurs et fabricants que l’Etat connaît parce qu’il est leur client et parfois leur commanditaire ; ce sont aussi celles des armateurs ou des exploitants de mines. Sur ces quelques milliers de gagnants taxés, peut-être quinze mille se partagent-ils quinze cents millions, en des parts variant de 20 000 francs à 500 000 ; tandis qu’un millier décotes seulement se divisent deux autres milliards, avec deux millions chacune en moyenne. Seulement, ce millier de gros contribuables, ce sont, pour les dix-neuf vingtièmes, des sociétés anonymes et non des patrons, uniques propriétaires de leurs usines.

De ces derniers, dont les noms font parmi la foule un bruit triomphal de millions, croissant de bouche en bouche, il en existe fort peu. Les plus connus ne sont pas proprement de « nouveaux riches ; » il est impossible de nommer ainsi tel manufacturier à qui, depuis nombre d’années avant la guerre, sa maison rapportait net un million par an. Mais le plus curieux est que, si vous recherchez l’énorme supplément de richesse que la guerre leur a apporté, vous trouvez parfois ce bénéfice presque entièrement immobilisé en agrandissements d’usines anciennes ou en nouvelles créations. Dans le premier cas, il a fallu payer le terrain dix fois sa valeur à des voisins habiles à profiter de leur situation ; dans tous les cas, la construction et l’équipement hâtif de ces établissements, aux prix actuels des matériaux et des métaux, exigeaient un débours très supérieur à ce qu’ils vaudront après la guerre. Surtout qu’alors l’outillage exclusivement militaire sera sans objet et certaines sortes de machines sans emploi, en raison de leur nombre excessif sur le marché.

Les chefs d’entreprises, à qui l’on fait envisager les perspectives brillantes que promet, dans la lutte mondiale, la puissance quadruplée de leurs ateliers, se demandent anxieusement de quelle hauteur seront, au lendemain de la paix, les barrières douanières autour de chaque pays. Ignorant les conditions futures de la production dans l’univers, et si leur nouvel outil pourra servir, ils prétendent tous plus ou moins obtenir cet outil gratis ; c’est-à-dire opérer son amortissement intégral avant de donner à l’Etat sa part de 80 pour 100 des bénéfices de guerre.

C’est affaire aux commissions de divers degrés d’admettre ou de repousser ces prétentions. Disons toutefois que l’on se tromperait étrangement si, prenant pour base les dividendes distribués par de très importantes sociétés, aujourd’hui supérieurs de 10 ou 15 pour 100 seulement à ce qu’ils étaient en 1913, on en concluait que les profits réels n’ont pas augmenté davantage. On se tromperait de même si, constatant aux bilans publiés dans les journaux, que la valeur des usines ou le chapitre des « immobilisations » n’ont guère varié depuis le commencement de la guerre, on croyait, ou que le matériel nouveau est de peu d’importance, ou que les administrateurs l’ont mis au rang des dépenses ordinaires à déduire de leurs recettes annuelles.

Les bilans sommaires, livrés à la publicité, ne sont pas les comptes dans l’intimité desquels le fisc est admis, et qui lui servent à asseoir l’impôt. Si ces comptes, — protégés par le secret professionnel, — étaient connus, l’on serait surpris des grandes et inévitables disparités entre ces contribuables, exceptionnels comme leurs bénéfices : des entreprises nouvelles, a capital modique, vouées exclusivement à la fabrication des obus, des avions ou autres fournitures de guerre, ont été admises à amortir dès la première année ce matériel qui sera sans valeur à la paix ; d’autres ont eu le droit d’amortir un tiers par an, d’autres moins encore.

Certaines usines du Centre avaient, en pays envahis, des filiales ou des associées que l’ennemi a dévalisées ou démolies ; elles ont, de ce chef, éprouvé des pertes qui balancent ou atténuent dans leurs écritures les profits, réalisés ailleurs. Dans ces écritures mêmes, le chiffre des débours effectués hier ou l’estimation d’inventaire d’aujourd’hui est souvent très au-dessus de la valeur réelle de demain.

Le fait est surtout remarquable pour l’armateur, dont la richesse nominale s’accroit à mesure qu’il s’appauvrit effectivement ; je veux dire qu’il gagne d’autant plus d’argent qu’il a moins de navires : l’affrètement « au temps, » c’est-à-dire par tonneau de jauge et par jour, est monté de 31 centimes, au i" octobre 1914, à 1 fr. 22 en 1915, à 2 fr. 94 en 1916 et à 4 fr. 08 au 31 décembre 1917. Seulement, un tiers de la flotte française étant coulé et la moitié du tonnage depuis longtemps réquisitionné par l’État, à combien de navires ces prix s’appliqueraient-ils au 1er janvier 1918 ?

L’Angleterre, sur ses 21 millions de tonnes de marine marchande, on a perdu dans la même proportion quelque 7 millions. Ses constructions neuves, de 2 millions de tonnes par an avant la guerre, lorsqu’elle vendait des navires à l’étranger, tombaient à 600 000 en 1915. Sous une impulsion vigoureuse, les chantiers anglais, en 1917, ont fourni 1 500 000 tonnes ; mais à leurs nationaux seulement, car la vente au dehors est interdite. Lorsqu’il existait encore un marché libre et mondial des navires, l’une des dernières transactions porta sur un vapeur japonais de 6 300 tonnes, le Kuhorime-Maru, vendu 762 500 francs en mars 1913 et huit millions et demi en mai 1917. Le Japon d’ailleurs est, sur ce chapitre comme sur beaucoup d’autres, un « nouveau riche ; » depuis la guerre, sa capacité de constructions navales a vingtuplê.

Chez nous, où la flotte haussait de valeur et se réduisait en nombre, l’augmentation est nominale et la diminution est réelle. Les profits réalisés par les armateurs isolés ou les compagnies de navigation offrent de singulières anomalies : tel, dont les bateaux ont été réquisitionnés en 1914, a été réglé en 1917 sur la base des prix d’avant-guerre ; tel autre, mobilisé, revend 500 000 francs un navire qu’il avait acheté moitié moins, mais doit à l’état 125 000 francs sur son bénéfice ; tandis qu’une compagnie de chemin de fer français, en acquérant pour 12 millions une flotte qui naguère en valait 6, a dû prendre à sa charge exclusive, par contrat, tous les impôts dont ce marché pourrait être l’objet. Ici l’acheteur devra donc payer, en plus de son prix, l’impôt de guerre de 80 pour 100 sur le profit de 6 millions que son vendeur gardera intact.

Un navire, partiellement amorti, qui figurait aux écritures pour 600 000 francs en 1914, vaudra très bien aujourd’hui 4 millions pour lesquels il est obligatoirement assuré. S’il vient à être coulé, l’impôt sera de 2 720 000 francs, c’est-à-dire de 80 pour 100 des 3 400 000 constituant la plus-value récente. L’armateur, qui gagne encore 680 000 francs, ne semble pas à plaindre ; sauf que, s’il voulait remplacer son bateau par un autre, il n’en trouverait pas à ce prix et que, si le fait se renouvelle souvent, il finit par n’avoir plus de bateaux, tout en ayant largement doublé son capital.

Ce capital, comme celui de la plupart des grosses affaires, appartient à des sociétés anonymes ou autres ; de sorte que les profits s’y divisent entre des centaines, voire des milliers d’actionnaires. Ainsi, bien qu’aucun des fournisseurs de l’État ne soit ignoré du fisc, l’impôt sur les bénéfices de guerre, si les rôles en étaient rendus publics, ne nous ferait pas connaître la part individuelle de chaque actionnaire ; ni d’ailleurs le gain positif de chaque entreprise, parce qu’au profit taxable s’ajoute un amortissement admis, représenté par un matériel immobilisé dont la valeur est inconnue… et sera nulle peut-être.


III

Surtout cet impôt ne nous donne qu’une idée très fausse du nombre et de la fortune des nouveaux riches, puisque l’on a vu qu’il frappera tout au plus 4 milliards pour la période comprise entre le 1er août 1914 et le 31 décembre 1917. Or, durant cette période seulement, il a été créé en France pour 74 milliards de « valeurs mobilières » nouvelles. Ces valeurs, dont l’inventaire est facile à faire, consistent en : 31 milliards des trois emprunts en renie perpétuelle, souscrits depuis la guerre ; en 20 milliards de bons de la Défense nationale ; en 1500 millions d’émissions diverses autorisées depuis 1916, — dont 600 millions par la Ville de Paris, — et en 21 milliards d’augmentation, depuis le 1er août 1914, du total des billets émis par la Banque de France.

Pour les billets de banque, stock énorme de 450 millions de morceaux de papier de tous les types, depuis 5 francs jusqu’à 1 000, le plus grand nombre d’entre eux ont disparu de la circulation, thésaurises dans les coffres et les tirelires. De même 600 millions de francs de monnaies divisionnaires d’argent ont été, au fur et à mesure de la frappe, subtilisés et enfouis ; éléments, non de fortune, mais de sécurité pour leurs craintifs détenteurs.

De ces 74 milliards de valeurs nouvelles, il faut déduire les deux milliards et demi d’or que le public a patriotiquement apportés aux caisses de l’Etat, les milliards de bons de la Défense qui, dans l’actif des établissements de crédit, remplacent les effets de commerce, inexistants aujourd’hui, et permettent un emploi liquide des dépôts à vue et des comptes créditeurs de la clientèle. Il faut déduire aussi les valeurs étrangères vendues par les Français. Le Trésor, à lui seul, en a négocié 500 millions pour le compte des particuliers qui, de leur côté, en ont réalisé directement au moins autant sur les marchés extérieurs.

Malheureusement pour nos compatriotes, cette ressource ne leur a pas fourni des disponibilités en rapport avec l’importance de leurs placements ; les valeurs qu’ils avaient le plus abondamment dans leurs portefeuilles, comme le Russe, le Turc, lus Balkaniques, le Mexique ou certaines républiques Sud-Américaines, ont subi, du fait de la guerre ou pour d’autres causes, une dépréciation notable ; les porteurs répugnaient à s’en défaire à perte et trouvaient même difficilement preneurs. Plus heureux que nous, les Anglais, créanciers des Etats-Unis dans une large mesure, ont rapatrié avec profit les fonds qu’ils avaient placés dans l’Amérique du Nord. Un détail en donnera quelque idée : le trust de l’Acier, — l’United States Steel Corporation ; — dont les actions sont répandues un peu partout dans l’univers, a publié le chiffre de celles qui étaient rentrées aux Etats-Unis par suite des ventes de l’Europe. L’Angleterre, en trois ans, s’est procuré une somme approximative de 425 millions de francs par la réalisation de la majeure partie des titres qu’elle possédait en cette seule affaire ; tandis que la France, dont le stock était comparativement modeste, n’a tiré de la portion vendue qu’environ 22 millions de francs.

Est-ce à dire que, ces déductions opérées sur les 74 milliards de nouvelle richesse, le surplus corresponde au gain des nouveaux riches ? Il en faut encore retrancher les économies normalesvque les Français de toute classe faisaient en temps de paix ; on les estimait à 3 milliards par an dans la période quinquennale 1909-1913. L’envahissement partiel d’une dizaine de nos départements les plus riches et, dans le reste de la France, la révolution économique conséquente à la guerre qui a changé l’état des personnes et transformé d’anciens riches en nouveaux pauvres, ont réduit les facultés d’épargne de la nation, et l’on peut admettre que la part des rentiers de 1914 dans les nouvelles rentes ne soit guère, de ce chef, que de 6 milliards. Par l’ensemble de ces divers retranchements il reste, sur les valeurs mobilières de nouvelle création, une somme d’environ 58 milliards de francs à laquelle nous estimons la fortune actuelle des nouveaux riches.

Mais, dira-t-on, comment se fait-il que l’État, sur ces 58 milliards, n’en connaisse et par conséquent n’en taxe pas plus de 4 ? C’est que ces milliards sont trop divisés, trop fluides, trop cachés et que, pour la plupart d’ailleurs, la loi s’est sagement interdit d’en faire recherche. D’abord, tous les bénéfices inférieurs à 5 000 francs sont exempts et l’on comprend que, pratiquement, par ce chiffre de « 5 000 » francs, l’on doit entendre 20 000, 30 000 ou davantage, pour peu que la boutique ou l’atelier soient de tranquille apparence, et fondés d’assez vieille date pour n’attirer point l’attention.

Pour les bénéfices agricoles, l’exemption est, de droit, illimitée. Pour les intermédiaires sans patente, l’exemption est de fait ; parce que les plus difficiles à atteindre sont précisément les plus louches, ou mieux, les moins intéressants, « agents de liaison » de l’arrière qui offraient des obus sans risquer d’en recevoir : la demi-mondaine qui a vendu des explosifs, le député qui a vendu des draps ou des bœufs, le « marchand de charbon » amateur, opérant en chambre, ou plutôt en appartement si doré que l’acheteur pénétrait en s’excusant : « Je me trompe sans doute ; on m’a dit de m’adresser ici ? — Du tout, monsieur, c’est bien ici. »

En ce dernier cas, l’intermédiaire a édifié sa nouvelle richesse aux dépens, non de l’État, mais du public. On en peut dire autant du petit épicier de la zone de guerre ou du paysan audacieux qui achète une barrique de vin, puis deux, puis dix, pour les revendre aux soldats et arrive à gagner, sur le pied de 50 francs par jour, quelque 18 000 francs par an. A l’intérieur du territoire, la même observation s’applique à des millions d’agriculteurs, qui ont vu doubler le prix de leurs bœufs ou de leurs beurres, tripler le prix de leurs porcs ou de leurs bois, quadrupler le prix de leurs vins. Les viticulteurs seuls, aux prix prestigieux où s’est payée leur dernière récolte, ont réalisé, tous frais payés, en une seule année, 2 milliards et demi de « nouvelle richesse, » c’est-à-dire de profit supplémentaire à celui des années d’avant-guerre.

Faites le calcul pour les autres denrées, en appliquant les prix pratiqués pour chacune d’elles, depuis le 1er août 1914, aux quantités livrées à la consommation, vous trouverez une « nouvelle richesse » d’une quinzaine de milliards, qui s’est répartie dans les campagnes entre une infinité de copartageants.

Le même calcul appliqué à une autre catégorie de bénéficiaires, — les ouvriers des usines travaillant plus ou moins directement pour la Défense nationale, — dont l’effectif atteint plusieurs millions, donnerait un total de 20 milliards de salaires, en plus de ce que les mêmes individus auraient gagné naguère dans le même laps de temps. Seulement, de ces 20 milliards qui eussent constitué pour chacun d’eux un pécule de quelques milliers de francs, il n’est resté qu’une portion aux mains de ceux qui l’ont reçu. Une minorité seulement s’est senti du goût pour la capitalisation.

C’est ainsi qu’une partie des bénéfices de guerre sont invisibles, parce qu’ils n’existent plus. Ils ont été détruits, ou mieux dépensés, à mesure du gain ; ils se sont transformés en jouissances et ils ont contribué à la hausse des prix,, parce que leurs détenteurs voulaient, à toute force, leur part d’un stock de marchandises déjà réduit par les circonstances, donc moins offert. La concurrence de ces nouveaux consommateurs a créé la cherté, dont ils sont les artisans et les victimes, en même temps que les profiteurs. Ces bénéfices de guerre ont donc souvent changé de mains ; ils ont, en se transférant, créé d’autres bénéfices au profit des commerçants.

Il n’y a d’ailleurs aucune correspondance de chiffres entre l’accroissement de fortune privée des « nouveaux riches » et la diminution de la fortune publique ou, pour mieux dire, l’appauvrissement de l’Etat. La France devrait présentement, si elle liquidait tous ses engagements, beaucoup plus du double de la somme que certains Français ont pu gagner depuis la guerre ; à l’étranger seulement, sa dette nouvelle, tant flottante que perpétuelle, est de 21 milliards de francs. Mais c’est indirectement que la guerre a créé ces gains particuliers, par voie de renchérissement.

Chacun comprend que lorsque l’État achète pour 1 000 francs d’obus à l’étranger, les 1 000 francs ont irrémédiablement disparu ; mais bien des gens se figurent que, lorsque ces obus ont été fabriqués avec du fer français et payés à une usine française, le pays n’a rien perdu, puisque, disent-ils, « les mille francs sont toujours en France. » Or, bien que ces mille francs soient toujours en France, pour la collectivité la perte n’en est pas moins absolue, parce qu’ils n’ont servi à créer aucune « richesse, » dans le sens le plus général du mot, aucune « valeur » nouvelle. Le fournisseur et ses ouvriers n’ont produit ni une marchandise consommable en nature, comme du blé ou du drap, ni quelque outil de travail ou de distribution comme une pompe, un fourneau ou un chemin de fer ; ni même une chose de luxe ou d’agrément, un diamant ou un objet d’art.

En échange des 1 000 francs, ils ont livré une valeur moralement inestimable et la plus précieuse de toutes, puisque, au bon éclatement de ces obus, est liée l’indépendance de la patrie, mais une valeur économiquement nulle, du bruit, de la fumée, du néant. A force de répandre à flots sur le marché un argent dont la contre-partie manque, il s’établit un déséquilibre entre cet argent qui subsiste, qui grossit sans cesse, et le stock des marchandises utilisables qui, lui, n’a pas augmenté, qui même, pour certaines d’entre elles, a décru.

Depuis quatre ans il a été distribué par l’Etat dans le public des milliards et des milliards, avec lesquels on ne peut rien acheter, puisque ces nouveaux milliards ne correspondent à aucune marchandise nouvelle. Le matériel de guerre que ces milliards ont payé n’est pas susceptible de consommation privée ; nul particulier n’achète un char d’assaut, un avion de bombardement ou même une simple grenade. Ces milliards nouveaux se porteront donc, pour se satisfaire, sur la masse réduite des marchandises anciennes et, pour les obtenir, en doubleront le prix.


IV

Qui s’étonnerait en effet que ces innombrables « nouveaux riches, » surtout parmi la classe ouvrière, soient impatients de jouissances et que des appétits nouveaux se soient éveillés chez eux, comme chez de simples bourgeois avec la capacité de les assouvir ? A chacun le luxe est apparu sous des aspects divers : plus matériels, les hommes ont été tentés principalement par la bonne chère, les fins morceaux, la pâtisserie, les liqueurs fortes et les parties de campagne en automobile ; plus éprises d’idéal, les femmes se sont lancées dans les parfums et la toilette, parfois avec une sorte de gloutonnerie : telle court au grand magasin faire peau neuve des pieds à la tête, de la chemise et des bas jusqu’au chapeau ; sa métamorphose une fois opérée, elle paie et sort radieuse en ses frais atours, après avoir bouchonné son vieux linge et ses vieilles hardes en un paquet qu’elle a jeté dans un coin de la salle d’habillage, avec une hautaine indifférence, sans vouloir même l’emporter.

Aux plus favorisées, à celles dont le mari, promu contremaître d’usine, gagne 1 600 et 1 800 francs par mois, leur aisance nouvelle permettrait vingt acquisitions utiles ou même nécessaires au ménage. Mais, comme les jouissances sont affaire d’imagination, ce n’est pas de nécessaire ou d’utile que se soucie cette ouvrière en cheveux, qui marchande des oiseaux de paradis et choisit une aigrette de 180 francs. Non moins attirée par le superflu est cette autre qui se couvre d’une étole d’hermine de 2 500 francs ; ou cette troisième qui prie la dame, dont hier elle était servante, de l’accompagner chez un bijoutier de la rue de la Paix pour s’y choisir une paire de petites boucles d’oreilles en diamants.

Il faut comprendre l’ivresse naturelle qu’éprouve à s’offrir une chose « chère, » uniquement parce qu’elle est « chère, » l’individu de l’un ou l’autre sexe qui, par ses ressources exiguës, était condamné à liarder. L’amour-propre en est aussi fort chatouillé dans notre démocratie, où chacun supporte avec peine l’inégale répartition des pièces de cent sous, à moins d’en avoir plus que le voisin. Sentiment que rend bien ce propos triomphal de l’ouvrière à la bourgeoise entendu dans un magasin de chaussures : côte à côte assises, la bourgeoise examine, se lamente sur les prix excessifs et se décide par économie, après longue discussion, pour une qualité inférieure à celle qu’elle avait accoutumé ; l’ouvrière achète royalement sans marchander la paire de bottines la plus coûteuse, et ne se tient pas de dire à sa voisine avec une bonhomie gouailleuse : « Maintenant, c’est notre tour. »

Ce n’est pas d’hier que l’humanité, celle de l’antiquité aussi bien que celle du moyen-âge, a recherché le luxe bien avant l’utile ; elle a excellé à faire des statues et des temples avant de faire des lampes ou des parapluies et, depuis le roi Chilpéric qui s’était commandé un plat d’or de 25 kilos afin, dit très sérieusement Grégoire de Tours, « d’honorer la nation des Francs, » jusqu’au prolétaire contemporain qui s’achète une bague plutôt que du linge, le faste a toujours précédé la commodité. Le fait est une fois de plus confirmé par la hausse extraordinaire des bibelots, des vieux meubles, des pierreries et des œuvres d’art, sur lesquels il apparaît bien que se jettent avec avidité de nouveaux riches de tout calibre.


V

Reconnaissons du reste que l’avènement de la nouvelle richesse a été accompagné de peu de déclassement social : si les ouvriers d’usines, les petits commerçants et les cultivateurs-propriétaires faisant valoir par leurs propres mains ont gagné, globalement, plusieurs dizaines de milliards, qu’ils les aient ou non économisés, la part de chacun n’était pas telle qu’elle pût transformer sa condition. Tout au plus quelques patrons à demi bourgeois le sont-ils devenus tout à fait, comme ce maître au cabotage dans un port breton, qui emprunte 30 000 francs en 1914 pour acheter un bateau, avec lequel il fait le transport du charbon et qui, après avoir sur ses frets remboursé ses prêteurs et acquis 2 000 francs de rentes, revendait le bateau 100 000 francs en 1917.

Pour gagner de grosses sommes dans l’industrie, le commerce ou même l’agriculture, il fallait opérer sur de gros chiffres, c’est-à-dire posséder des capitaux ou des biens préexistants ; d’où il ressort que la nouvelle richesse a été surtout annexée à une richesse antérieure et l’a multipliée ;… à la condition, bien entendu, que son détenteur n’ait pas perdu, par suite de la guerre aussi, une partie de sa fortune ancienne égale ou supérieure à la nouvelle fortune que la guerre lui procurait.

Ancienne ou nouvelle, la fortune s’exprime aujourd’hui en chiffres qui, depuis quatre ans, ont changé de valeur. Jamais dans le passé une révolution aussi brusque ne s’était opérée dans les prix ; jamais une baisse aussi rapide ne s’était vue dans le pouvoir d’achat de la monnaie. Aussi bien, dans la majeure partie de l’Europe, n’y a-t-il plus de « monnaie, » j’entends de monnaie-marchandise, consistant en rondelles de métal précieux, ayant un poids correspondant à leur prix dans le libre commerce du monde. La monnaie est présentement remplacée par le « crédit » national, que les Banques d’Etat se chargent de découper en carrés de papier avalisés de leur signature.

Et comme l’émission de cette monnaie d’opinion et de confiance atteint chez nous un total presque cinq fois supérieur à celui de la monnaie-marchande de 1913, l’on parait croire que cette abondance du papier diminue son pouvoir d’achat. Cependant la hausse des prix n’est pas du tout imputable à une inflation du papier. S’il nous tombait du ciel demain trente milliards d’or, les prix ne baisseraient pas à l’intérieur du pays et, dans les paiements internationaux, il est certain que cela ne rétablirait pas le change au pair. L’histoire des prix dans le passé, leur examen dans le présent, en fournissent la preuve.

En cas d’afflux, comme au XVIe siècle après la découverte de l’Amérique, d’une masse d’or et d’argent, la vie renchérit sans que le papier-monnaie y fût pour rien ; elle tripla en quatre-vingts ans parce que le stock des métaux précieux offert fut plus grand que le stock des marchandises produites. Au XIXe siècle, où se reproduisit le même phénomène, les prix enflèrent seulement du double, bien que la somme de l’or et de l’argent répandue sur la surface de l’Europe ait peut-être sextuplé de 1800 à 1900 ; mais, d’une date à l’autre, la quantité des marchandises produites avait sans aucun doute plus que triplé.

Or, depuis quatre ans, en face d’une production partiellement tarie et d’une circulation paralysée, le monde des consommateurs s’est accru d’une foule d’enrichis, prodigues et pressés de jouir. Ce n’est pas parce qu’ils paieraient en or qu’il y aurait plus de marchandises à vendre, il y a, parmi les belligérants, des peuples qui paient en or, les Anglais, les Américains ; chez eux comme chez nous les prix ont monté, ou, s’ils sont plus bas, comme par exemple ceux du charbon, du sucre ou du ( papier aux Etats-Unis, cela tient à ce que, chez nous, la hausse de ces articles importés vient surtout du fret, dont on est exempt de l’autre côté de l’Atlantique.

En Espagne, non seulement on paie tout en or, mais l’on regorge d’or, — au cours de la seule année 1917 il est entré 750 nouveaux millions d’or à Madrid à la Banque d’Etat dont l’encaisse a augmenté de 50 pour 100. — Les Espagnols sont tellement encombrés d’or qu’ils ne l’acceptent qu’à perte ; ils repoussent, par un change défavorable d’environ 6 pour 100, cet or étranger, au lieu duquel ils voudraient recevoir des marchandises dont ils ont besoin, et qui ont enchéri chez eux comme en Suède, dans les Pays-Bas et ailleurs. Ce qui se passe est donc tout le contraire de la dépréciation des assignats au temps de la Révolution ; nos billets de banque sont si apprécies des porteurs qu’ils les thésaurisent, avec la même passion que les deux milliards d’or qui restent encore dans leurs coffres ou leur bas de laine. Ils font des amas de ces billets, tandis qu’ils pourraient les employer à acheter des immeubles, dont le prix a peu varié depuis quatre ans.

Une autre preuve en effet qu’il n’y a pas avilissement du papier de crédit, — parce que papier, — mais bien hausse des prix, comme au XVIe siècle, par rupture d’équilibre entre la monnaie et les marchandises, c’est que partout ces prix ont très diversement augmenté, suivant que la guerre a plus ou moins affecté, depuis quatre ans, la production ou la consommation particulière de chaque chose. Il est des objets, des services ou des loyers qui, moins recherchés ou largement offerts, n’ont pas ou presque pas subi de majoration ; d’autres ont doublé, quintuplé, décuplé, bien que la monnaie, l’instrument de paiement, soit le même pour tous.


VI

Par cette hausse même la nouvelle richesse est en partie factice. De combien, voilà qui n’est pas facile à dire I Pour apprécier ce qu’elle pourra valoir demain par rapport au train de vie d’hier, il faudrait évaluer la moyenne de renchérissement en tenant compte de la place que tient chaque dépense : il est clair qu’une hausse du sextuple sur le savon n’a pas la même répercussion qu’une hausse de 50 pour 100 sur le pain ; et il va de soi que chaque nature de dépenses ne tient pas la même place dans tous les budgets ; que chacun, suivant son degré d’aisance ou de richesse, est plus ou moins touché par la hausse de tel article ou de tel chapitre. Certaines hausses, s’il s’agit d’honoraires ou d’appointements des professions libérales, sont, suivant les situations respectives, une charge pour les uns, un avantage pour les autres.

De plus, les prix, à l’heure où nous sommes, étant soumis à de brusques fluctuations, une solution, exacte aujourd’hui, ne le serait plus demain et surtout ne le serait plus après la guerre. Quels seront les prix du temps de paix ? Qui pourrait se hasarder à dégager cet inconnu, soumis a tant d’influences contradictoires qui ramèneront l’abondance ou provoqueront la rareté ?

Pour les salaires, par exemple, l’extension du machinisme, son application à l’agriculture, comblera-t-elle les vides que le feu de l’ennemi a fait dans nos rangs ? Le travail féminin persistera-t-il ? La main-d’œuvre étrangère, immigrée de pays amis, d’Italie ou de Belgique, sera-t-elle offerte et accueillie ? La nôtre sera-t-elle sollicitée au dehors, ne fut-ce que par les dollars des États-Unis ? Les nouveaux et inévitables impôts feront-ils obstacle à la dépense et, réduisant plus ou moins la consommation, ne réduiront-ils pas la production ? Comment les industries françaises qui vivent de l’exportation arriveront-elles à franchir les murailles douanières, derrière lesquelles chaque pays s’abritera, autant pour protéger son industrie nationale, surchargée de taxes intérieures, que pour alimenter sa caisse ?

Toutes ces questions et bien d’autres, que l’on doit se poser, aideraient, si l’on y pouvait répondre, à pronostiquer l’avenir des prix. Un élément vital des prix n’est-il pas le transport, intimement lié à la concurrence mondiale des marchandises ? Or, le transport maritime, le fret, ne dépendra pas seulement du nombre des navires à flot au jour de la cessation des hostilités, mais du coût de la tonne de bateaux à construire, de la valeur des charbons et des prétentions des équipages.

Si nous admettons l’hypothèse, d’ailleurs plausible, que le pouvoir de l’argent ait baissé de moitié, que la pièce d’un franc du lendemain de la guerre vaudra 50 centimes de 1913, nous devrions en conclure que la richesse nouvelle ne satisfera pas plus de la moitié des besoins que son chiffre total eût satisfait il y a quatre ans. Mais la différence, pour les capitalistes de fraîche date, ne sera pas telle parce que, dans l’intervalle, le taux de l’intérêt a haussé et que, par conséquent, le nouvel argent rapportera plus que l’ancien.

Seulement la nouvelle richesse a ceci d’artificiel qu’elle représente non pas une production, mais une créance, sur un débiteur qui a dissipé la somme empruntée. Ce « débiteur » n’est autre que la nation française elle-même dont les nouveaux riches font partie. Il faudra qu’ils fournissent ’à la nation de quoi les payer ; ils ne peuvent conserver leur richesse qu’à la condition de verser, comme contribuables, une part de ce qu’ils toucheront comme rentiers. Quelle part ? Nul ne saura, jusqu’à la fin de la guerre, à combien pourra monter le chiffre du budget futur. De ce budget, proposer, discuter ou même imaginer les bases possibles, nous ferait sortir aujourd’hui du cadre de cet article. Chacun sait qu’il faudra, pour balancer la recette et la dépense, recourir aux deux catégories d’impôts : aux « bons, » c’est-à-dire ceux que paie le voisin ; aux « mauvais, » ceux qu’il faut payer soi-même.


VII

La brèche ainsi faite à des revenus largement atténués déjà par la hausse de toutes choses aura pour effet de réduire la fortune des riches nouveaux, mais aussi celle des anciens. Lorsqu’il entend énoncer que, par la baisse du pouvoir d’achat de la monnaie, douze ou quinze milliards de budget après la guerre ne seront pas pour la France un poids plus lourd que six milliards ne l’étaient auparavant, l’ancien riche, qui peut-être n’est plus qu’un bourgeois aisé, consulte son porte-monnaie ou vérifie son portefeuille pour savoir si vraiment le chiffre nominal de son capital ou de ses revenus a augmenté de 150 pour 100.

Rien de pareil n’est constaté par le possesseur de rentes sur l’Elut, d’obligations de chemins de fer et généralement de valeurs mobilières à revenu fixe, par le propriétaire de fermes ou de maisons louées à long bail, par le fonctionnaire des administrations publiques ou privées que « l’indemnité de vie chère » gratifie d’un supplément de 10 ou 20 pour 100. Tous ceux-là pensent qu’on se moque d’eux. Il n’est pas ici question des victimes directes de la guerre, habitants ruinés des régions envahies ou simplement titulaires de créances irrecouvrables sur des locataires, des débiteurs, des emprunteurs mobilisés, insolvables ou récalcitrants. Je ne parle pas non plus des familles plongées dans la misère par le chômage d’un travail lucratif ou par la mort de leur chef, depuis celle de l’artiste, du médecin, du professeur, jusqu’à celle du garçon de café qui gagnait 18 francs par jour et dont les six enfants se partagent maintenant une pension de 600 francs par an. Il se trouve dans notre capitale nombre d’anciens occupants d’appartements de 1 500 francs réfugiés aujourd’hui dans un logis de 300 et, sur toute la surface de la France, à tous les degrés de l’échelle, à côté des nouveaux riches, les nouveaux pauvres se comptent par milliers, et la baisse du pouvoir de l’argent, qui atténue l’aisance de ceux-là, aggrave la détresse de ceux-ci.

Mais ce que nous envisageons, c’est la répercussion en quelque sorte mécanique des prix, le jeu normal des budgets bourgeois qui n’ont ni gagné, ni perdu par la guerre. Par ce seul fait que leur chiffre n’a pas varié, ils ne correspondent plus au même train de vie ; la destinée de leurs possesseurs sera d’ailleurs très différente, suivant la nature de leur fortune.

Les propriétaires de biens ruraux, exploités en métayage ou affermés, bénéficieront, les premiers très vite, les seconds plus lentement, lors du renouvellement graduel de leurs baux, de la hausse des produits du sol, comme ils l’ont fait depuis cent ans et même depuis cinq cents ans. L’hectare de terre labourable, qui valait en France intrinsèquement 47 francs en 1475, c’est-à-dire quarante-sept fois cinq grammes d’argent, à la fin de la guerre de Cent Ans, valait, en 1913, 1 400 francs, c’est-à-dire trente fois plus. Mais il ne se louait que dix fois plus cher, parce que le taux de l’intérêt foncier était tombé, d’une date à l’autre, de 10 pour 100 à 3 et demi pour 100.

Les propriétaires de maisons de location profiteront de même peu à peu de la plus-value que la hausse des matériaux et de la main-d’œuvre confère aux immeubles existants. Quant aux détenteurs des anciennes valeurs mobilières, la demande générale de capitaux dans l’univers, en accroissant leurs exigences, fera grossir les bénéfices et, par suite, les dividendes des actions ; tandis que, pour les obligations, cantonnées par leur contrat dans une rente invariable, c’est leur capital qui baissera pour se proportionner au taux nouveau de l’intérêt.

Ces évolutions très diverses des fortunes et des revenus privés ne s’opéreront pas en un jour ; tandis qu’ils devront porter immédiatement leur part d’un budget d’Etat que l’on peut évaluer déjà à une quinzaine de milliards. Lorsque, sur les recettes françaises qui pouvaient avant la guerre monter à 30 milliards par an, — salaires compris, — l’État, les départements et les communes en prélevaient 6, c’est-à-dire à peu près le cinquième, il n’en faudrait pas conclure que chaque citoyen abandonnât uniformément à la communauté 20 pour 100 de la somme qu’il tirait de ses revenus ou de son travail. La classe ouvrière des champs ou des villes, et généralement les familles qui ne gagnaient pas plus de 2 500 francs par an, ne payaient guère en moyenne plus de 5 pour 100 de leur budget ; encore était-ce à condition de consommer du tabac et de l’alcool.

Au contraire, la classe que l’on appelle « possédante « payait, sous diverses formes, 30 pour 100 et plus, tant sur son capital que sur ses revenus, tant sur ce qu’elle encaissait que sur ce qu’elle dépensait. Seulement elle ne s’en apercevait pas. Chaque année l’enregistrement, à lui seul, prélevait sur ses capitaux quelque 900 millions de francs, correspondant à 10 pour 100 du revenu de, la fortune française, foncière ou mobilière qui montait à peu près à 9 milliards ; mais, comme les biens ainsi frappés à tour de rôle sont ceux qui changent de mains, l’acheteur et l’héritier pouvaient se figurer que l’impôt pesait sur le vendeur ou sur le défunt.

Les impôts actuels et futurs vont « socialiser » une portion beaucoup plus forte de l’avoir des nouveaux comme des anciens riches. Ils ne détruiront pas la richesse, et c’est à peine s’ils augmenteront son instabilité, tellement, en tous les temps, le privilège d’argent fut précaire et bref. Peut-être en changeront-ils quelque peu la forme, qui deviendra plus fluide et collective, avec une agriculture industrialisée et la terre mobilisée par des sociétés anonymes.

Mais l’Europe, dans son ensemble, sera longue à recouvrer le niveau de bien-être, péniblement acquis par les générations précédentes. S’il a surgi de « nouveaux riches, » il n’a pas été créé de nouvelles richesses ; au contraire, il s’en est détruit beaucoup. Le gain des plus heureux ne représente qu’un « chiffre, » et ce chiffre n’est qu’une partie de la dette à payer par tous.


G. O’AVENEL,

  1. Voir Les Riches depuis sept cents ans, page 3.