Les Naufragés du Jonathan/Troisième partie/Chapitre X

J. Hetzel et Cie (p. 382-398).

X

cinq ans après.

Cinq ans après les événements qui viennent d’être racontés, la navigation dans les parages de l’île Hoste ne présentait plus les difficultés ni les dangers d’autrefois. À l’extrémité de la presqu’île Hardy, un feu lançait au large ses multiples éclats, non pas un feu de Pêcherais tel que ceux des campements de la terre fuégienne, mais un vrai phare éclairant les passes et permettant d’éviter les écueils pendant les sombres nuits de l’hiver.

Par contre, celui que le Kaw-djer projetait d’élever au cap Horn n’avait reçu aucun commencement d’exécution. Depuis six ans, il poursuivait en vain la solution de cette affaire avec une inlassable persévérance, sans arriver à la faire aboutir. D’après les notes échangées entre les deux gouvernements, il semblait que le Chili ne pût se résigner à l’abandon de l’îlot du cap Horn et que cette condition essentielle posée par le Kaw-djer fût un obstacle invincible.

Celui-ci s’étonnait fort que la République Chilienne attachât tant d’importance à un rocher stérile dénué de la moindre valeur. Il aurait eu plus de surprise encore s’il avait connu la vérité, s’il avait su que la longueur démesurée des négociations était due, non à des considérations patriotiques, défendables en somme, fussent-elles erronées, mais simplement à la légendaire nonchalance des bureaux.

Les bureaux chiliens se comportaient dans cette circonstance comme tous les bureaux du monde. La diplomatie a pour coutume séculaire de faire traîner les choses, d’abord parce que l’homme s’inquiète assez mollement, d’ordinaire, des affaires qui ne sont pas les siennes propres, et ensuite parce qu’il a une tendance naturelle à grossir de son mieux la fonction dont il est investi. Or, de quoi dépendrait l’ampleur d’une décision, si ce n’est de la durée des pourparlers qui l’ont précédée, de la masse de paperasses noircies à son sujet, de la sueur d’encre qu’elle a fait couler ? Le Kaw-djer, qui formait à lui seul le gouvernement hostelien, et qui, par conséquent, n’avait pas de bureaux, ne pouvait évidemment attribuer un pareil motif, le vrai cependant, à cette interminable discussion.

Toutefois, le phare de la presqu’île Hardy n’était pas l’unique feu qui éclairât ces mers. Au Bourg-Neuf, relevé de ses ruines et triplé d’importance, un feu de port s’allumait chaque soir et guidait les navires vers le musoir de la jetée.

Cette jetée, entièrement terminée, avait transformé la crique en un port vaste et sûr. À son abri, les bâtiments pouvaient charger ou décharger en eau tranquille leurs cargaisons sur le quai également achevé. Aussi le Bourg-Neuf était-il maintenant des plus fréquentés. Peu à peu, des relations commerciales s’étaient établies avec le Chili, l’Argentine, et jusqu’avec l’Ancien Continent. Un service mensuel régulier avait même été créé, reliant l’île Hoste à Valparaiso et à Buenos-Ayres.

Sur la rive droite du cours d’eau, Libéria s’était énormément développée. Elle était en passe de devenir une ville de réelle importance dans un avenir peu éloigné. Ses rues symétriques, se coupant à angle droit suivant la mode américaine, étaient bordées de nombreuses maisons en pierre ou en bois, avec cour par devant et jardinets en arrière. Quelques places étaient ombragées de beaux arbres, pour la plupart des hêtres antarctiques à feuilles persistantes. Libéria avait deux imprimeries et comptait même un petit nombre de monuments véritables. Entre autres, elle possédait une poste, une église, deux écoles et un tribunal moins modeste que la salle décorée de ce nom dont Lewis Dorick avait tenté jadis de provoquer la destruction. Mais, de tous ces monuments, le plus beau était le gouvernement. La maison improvisée qu’on désignait autrefois sous ce nom avait été abattue et remplacée par un édifice considérable, où continuait à résider le Kaw-djer et dans lequel tous les services publics étaient centralisés.

Non loin du gouvernement s’élevait une caserne, où plus de mille fusils et trois pièces de canon étaient entreposés. Là, tous les citoyens majeurs venaient à tour de rôle passer un mois, de temps à autre. La leçon des Patagons n’avait pas été perdue. Une armée, qui eût compté tous les Hosteliens dans ses rangs, se tenait prête à défendre la patrie.

Libéria avait même un théâtre, fort rudimentaire, il est vrai, mais de proportions assez vastes, et, qui plus est, éclairé à l’électricité.

Le rêve du Kaw-djer était réalisé. D’une usine hydro-électrique, installée à trois kilomètres en amont, arrivaient à la ville la force et la lumière à profusion.

La salle du théâtre rendait de grands services, surtout pendant les longs jours de l’hiver. Elle servait aux réunions, et le Kaw-djer ou Ferdinand Beauval, bien assagi maintenant et devenu un personnage, y faisaient parfois des conférences. On y donnait aussi des concerts sous la direction d’un chef comme il ne s’en rencontre pas souvent.

Ce chef, vieille connaissance du lecteur, n’était autre que Sand, en effet. À force de persévérance et de ténacité, il avait réussi à recruter parmi les Hosteliens les éléments d’un orchestre symphonique qu’il conduisait d’un bâton magistral. Les jours de concert, on le transportait à son pupitre, et, quand il dominait le bataillon des musiciens, son visage se transfigurait, et l’ivresse sacrée de l’art faisait de lui le plus heureux des hommes. Les œuvres anciennes et modernes alimentaient ces concerts, où figuraient de temps à autre des œuvres de Sand lui-même, qui n’étaient ni les moins remarquables, ni les moins applaudies.

Sand était alors âgé de dix-huit ans. Depuis le drame terrible qui lui avait coûté l’usage de ses jambes, tout bonheur autre que celui de l’art lui étant à jamais interdit, il s’était jeté dans la musique à plein cœur. Par l’étude attentive des maîtres, il avait appris la technique de cet art difficile, et, appuyés sur cette base solide, ses dons naturels commençaient à mériter le nom de génie. Il ne devait pas en rester là. Un jour prochain devait venir, où les chants de cet infirme inspiré, perdu aux confins du monde, ces chants aujourd’hui célèbres bien que nul ne puisse en désigner l’auteur, seraient sur toutes les lèvres et feraient la conquête de la terre.

Il y avait un peu plus de neuf ans que le Jonathan s’était
un feu de port s'allumait chaque soir. (page 383.)
perdu sur les récifs de la presqu’île Hardy. Tel était le résultat obtenu en ces quelques années, grâce à l’énergie, à l’intelligence, à l’esprit pratique de l’homme qui avait pris en charge la destinée des Hosteliens, alors que l’anarchie menait l’île à sa ruine. De cet homme, on continuait à ne rien savoir, mais personne ne songeait à lui demander compte de son passé. La curiosité publique, si tant est qu’elle eût jamais existé, s’était émoussée par l’habitude, et l’on se disait avec raison que, pour ne pas ignorer ce qu’il était essentiel de connaître, il suffisait de se souvenir des innombrables services rendus.

Les accablants soucis de ces neuf ans de pouvoir pesaient lourdement sur le Kaw-djer. S’il conservait intacte sa vigueur herculéenne, si la fatigue de l’âge n’avait pas fléchi sa stature quasi gigantesque, sa barbe et ses cheveux avaient maintenant la blancheur de la neige et des rides profondes sillonnaient son visage toujours majestueux et déjà vénérable.

Son autorité était sans limite. Les membres qui composaient le Conseil dont il avait lui-même provoqué la formation, Harry Rhodes, Hartlepool et Germain Rivière, régulièrement réélus à chaque élection, ne siégeaient que pour la forme. Ils laissaient à leur chef et ami carte blanche, et se bornaient à donner respectueusement leur avis quand ils en étaient priés par lui.

Pour le guider dans l’œuvre entreprise, le Kaw-djer, d’ailleurs, ne manquait pas d’exemples. Dans le voisinage immédiat de l’île Hoste, deux méthodes de colonisation opposées étaient concurremment appliquées. Il pouvait les comparer et en apprécier les résultats.

Depuis que la Magellanie et la Patagonie avaient été partagées entre le Chili et l’Argentine, ces deux États avaient très diversement procédé pour la mise en valeur de leurs nouvelles possessions. Faute de bien connaître ces régions, l’Argentine faisait des concessions comprenant jusqu’à dix ou douze lieues carrées, ce qui revenait à décréter qu’il y avait lieu de les laisser en friche. Quand il s’agissait de ces forêts qui comptent jusqu’à quatre mille arbres à l’hectare, il aurait fallu trois mille ans pour les exploiter. Il en était de même pour les cultures et les pâturages, trop largement concédés, et qui eussent nécessité un personnel, un matériel agricole et, par suite, des capitaux trop considérables.

Ce n’est pas tout. Les colons argentins étaient tenus à des relations lentes, difficiles et coûteuses avec Buenos-Ayres. C’est à la douane de cette ville, c’est-à-dire à quinze cents milles de distance, que devait être envoyé le connaissement d’un navire arrivant en Magellanie, et six mois au moins se passaient avant qu’il pût être retourné, les droits de douane liquidés, droits qu’il fallait alors payer au change du jour à la Bourse de la capitale ! Or, ce cours du change, quel moyen de le connaître à la Terre de Feu, dans un pays où parler de Buenos-Ayres, c’est parler de la Chine ou du Japon ?

Qu’a fait le Chili, au contraire, pour favoriser le commerce, pour attirer les émigrants, en dehors de cette hardie tentative de l’île Hoste ? Il a déclaré Punta-Arenas port franc, de telle sorte que les navires y apportent le nécessaire et le superflu, et qu’on y trouve de tout en abondance dans d’excellentes conditions de prix et de qualité. Aussi, les productions de la Magellanie argentine affluent-elles aux maisons anglaises ou chiliennes dont le siège est à Punta-Arenas et qui ont établi, sur les canaux, des succursales en voie de prospérité.

Le Kaw-djer connaissait depuis longtemps le procédé du gouvernement chilien, et lors de ses excursions à travers les territoires de la Magellanie, il avait pu constater que leurs produits prenaient tous le chemin de Punta-Arenas. À l’exemple de la colonie chilienne, le Bourg-Neuf fut donc déclaré port franc, et cette mesure fut la cause première du rapide enrichissement à l’île Hoste.

Le croirait-on ? La République Argentine, qui a fondé Ushaia sur la Terre de Feu, de l’autre côté du canal du Beagle, ne devait pas profiter de ce double exemple. Comparée à Libéria et à Punta-Arenas, cette colonie, de nos jours encore, est restée en arrière, à cause des entraves que le gouvernement apporte au commerce, de la cherté des droits de douane, des formalités excessives auxquelles est subordonnée l’exploitation des richesses naturelles, et de l’impunité dont jouissent forcément les contrebandiers, l’administration locale étant dans l’impossibilité matérielle de surveiller les sept cents kilomètres de côtes soumises à sa juridiction.

Les événements dont l’île Hoste avait été le théâtre, l’indépendance que lui avait accordée le Chili, sa prospérité qui allait toujours en croissant sous la ferme administration du Kaw-djer, la signalèrent à l’attention du monde industriel et commercial. De nouveaux colons y furent attirés, auxquels on concéda libéralement des terres à des conditions avantageuses. On ne tarda pas à savoir que ses forêts, riches en bois de qualité supérieure à celle des bois d’Europe, rendaient jusqu’à quinze et vingt pour cent, ce qui amena l’établissement de plusieurs scieries. En même temps, on trouvait preneur de terrains à mille piastres la lieue superficielle pour des faire-valoir agricoles, et le nombre des têtes de bétail atteignit bientôt plusieurs milliers sur les pâturages de l’île.

La population s’était rapidement augmentée. Aux douze cents naufragés du Jonathan étaient venus s’ajouter, en nombre triple et quadruple du leur, des émigrants de l’ouest des États-Unis, du Chili et de l’Argentine. Neuf ans après la proclamation d’indépendance, huit ans après le coup d’état du Kaw-djer, cinq ans après l’invasion de la horde patagone, Libéria comptait plus de deux mille cinq cents âmes, et l’île Hoste plus de cinq mille.

Il va de soi qu’il s’était fait bien des mariages depuis que Halg avait épousé Graziella. Il convient de citer entre autres ceux d’Edward et de Clary Rhodes. Le jeune homme avait épousé la fille de Germain Rivière, et la jeune fille le Dr Samuel Arvidson. D’autres unions avaient créé des liens entre les familles.

Maintenant, pendant la belle saison, le port recevait de nombreux navires. Le cabotage faisait d’excellentes affaires entre Libéria et les différents comptoirs fondés sur d’autres points de l’île, soit aux environs de la pointe Roons, soit sur les rivages septentrionaux que baigne le canal du Beagle. C’étaient, pour la plupart, des bâtiments de l’archipel des Falklands, dont le trafic prenait chaque année une extension nouvelle.

Et non seulement l’importation et l’exportation s’effectuaient par ces bâtiments des îles anglaises de l’Atlantique, mais de Valparaiso, de Buenos-Ayres, de Montevideo, de Rio de Janeiro, venaient des voiliers et des steamers, et, dans toutes les passes voisines, à la baie de Nassau, au Darwin Sound, sur les eaux du canal du Beagle, on voyait les pavillons danois, norvégien et américain.

Le trafic, pour une grande part, s’alimentait aux pêcheries qui, de tout temps, ont donné d’excellents résultats dans les parages magellaniques. Il va de soi que cette industrie avait dû être sévèrement réglementée par les arrêtés du Kaw-djer. En effet, il ne fallait pas provoquer à court délai, par une destruction abusive, la disparition, l’anéantissement des animaux marins qui fréquentent si volontiers ces mers. Sur le littoral, il s’était fondé, en divers points, des colonies de louvetiers, gens de toute origine, de toute espèce, des sans-patrie, qu’Hartlepool eut, au début, le plus grand mal à tenir en bride. Mais, peu à peu, les aventuriers s’humanisèrent, se civilisèrent sous l’influence de leur nouvelle vie. À ces vagabonds sans feu ni lieu, une existence sédentaire donna progressivement des mœurs plus douces. Ils étaient plus heureux, d’ailleurs, ayant moins de misère à souffrir en exerçant leur rude métier. Ils opéraient, en effet, dans de meilleures conditions qu’autrefois. Il ne s’agissait plus de ces expéditions entreprises à frais communs qui les amènent sur quelque île déserte où, trop souvent, ils périssent de froid et de faim. À présent, ils étaient assurés d’écouler les produits de leur pêche, sans avoir à attendre pendant de longs mois le retour d’un navire qui ne revient pas toujours. Par exemple, la manière d’abattre les inoffensifs amphibies n’avait pas été modifiée. Rien de plus simple : salir a dar una paliza, aller donner des coups de bâton, comme les louvetiers le disent eux-mêmes, telle était encore la méthode usitée, car il n’y a pas lieu d’employer d’autre arme contre ces pauvres animaux.

À ces pêcheries alimentées par l’abattage des loups marins, il y a lieu d’ajouter les campagnes des baleiniers, qui sont des plus lucratives en ces parages. Les canaux de l’archipel peuvent fournir annuellement un millier de baleines. Aussi, les bâtiments armés pour cette pêche, certains de trouver maintenant à Libéria les avantages que leur offrait Punta-Arenas, fréquentaient-ils assidûment, pendant la belle saison, les passes voisines de l’île Hoste.

Enfin, l’exploitation des grèves, que couvrent par milliards des coquillages de toute espèce, avait donné naissance à une autre branche de commerce. Parmi ces coquillages, une mention est due à ces myillones, mollusques de qualité excellente et d’une telle abondance qu’on ne saurait l’imaginer. Les navires en exportaient de pleins chargements, qu’ils vendaient jusqu’à cinq piastres le kilogramme dans les villes du Sud-Amérique. Aux mollusques s’ajoutaient les crustacés. Les criques de l’île Hoste sont particulièrement recherchées par un crabe gigantesque habitué des algues sous-marines, le centoya, dont deux suffisent à la nourriture quotidienne d’un homme de grand appétit.

Mais ces crabes ne sont pas les uniques représentants du genre. Sur la côte, on trouvait également en abondance les homards, les langoustes et les moules. Ces richesses étaient largement exploitées. Réalisation de l’un des projets autrefois formés par le Kaw-djer, Halg dirigeait au Bourg-Neuf une usine prospère, d’où, sous forme de conserves, on expédiait ces crustacés dans le monde entier. Halg, alors âgé de près de vingt-huit ans, réunissait toutes les conditions de bonheur. Femme aimante, trois beaux enfants : deux filles et un garçon, santé parfaite, fortune rapidement ascendante, rien ne lui manquait. Il était heureux, et le Kaw-djer pouvait s’applaudir dans son œuvre achevée.

Quant à Karroly, non seulement il n’était pas associé à son fils dans la direction de l’usine du Bourg-Neuf, mais il avait même renoncé à la pêche. Étant donné l’importance maritime du port de l’île Hoste, situé entre le Darwin Sound et la baie de Nassau, les navires y venaient nombreux, et de préférence même à Punta-Arenas. Ils y trouvaient une excellente relâche, plus sûre que celle de la colonie chilienne, surtout fréquentée, d’ailleurs, par les steamers qui passent d’un océan à l’autre en suivant le détroit de Magellan. Karroly avait été pour cette raison amené à reprendre son ancien métier. Devenu capitaine de port et pilote-chef de l’île Hoste, il était très demandé par les bâtiments à destination de Punta-Arenas ou des comptoirs établis sur les canaux de l’archipel, et l’occupation ne lui manquait pas.

Il avait maintenant à son service un côtre de cinquante tonneaux, construit à l’épreuve des plus violents coups de mer. C’est avec ce solide bateau, que manœuvrait un équipage de cinq hommes, et non avec la chaloupe, qu’il se portait par tous les temps à la rencontre des navires. La Wel-Kiej existait toujours cependant, mais on ne l’utilisait plus guère. En général, elle restait au port, vieille et fidèle servante qui avait bien gagné le repos.

Comme ces bons ouvriers qui s’empressent d’entreprendre un nouveau travail aussitôt que le précédent est terminé, le Kaw-djer, quand le temps fut arrivé de laisser Halg, devenu un homme à son tour, librement évoluer dans la vie, s’était imposé les devoirs d’une seconde adoption. Dick n’avait pas remplacé Halg, il s’y était ajouté dans son cœur agrandi. Dick avait alors près de dix-neuf ans, et depuis plus de six ans il était l’élève du Kaw-djer. Le jeune homme avait tenu les promesses de l’enfant. Il s’était assimilé sans effort la science du maître et commençait à mériter pour son propre compte le nom de savant. Bientôt le professeur, qui admirait la vivacité et la profondeur de cette intelligence, n’aurait plus rien à apprendre à l’élève.

Déjà ce nom d’élève ne convenait plus à Dick. Précocement mûri par la rude école de ses premiers ans et par les terribles drames auxquels il avait été mêlé, il était, malgré son jeune âge, plutôt que l’élève, le disciple et l’ami du Kaw-djer, qui avait en lui une confiance absolue, et qui se plaisait à le considérer comme son successeur désigné. Germain Rivière et Hartlepool étaient de braves gens assurément, mais le premier n’aurait jamais consenti à délaisser son exploitation forestière, qui donnait des résultats merveilleux, pour se consacrer exclusivement à la chose publique, et Hartlepool, admirable et fidèle exécuteur d’ordres, n’était à sa place qu’au deuxième plan. Tous deux, au surplus, manquaient par trop d’idées générales et de culture intellectuelle pour gouverner un peuple qui avait d’autres intérêts que des intérêts matériels. Harry Rhodes eût été mieux qualifié peut-être. Mais Harry Rhodes, vieillissant, et manquant, d’ailleurs, de l’énergie nécessaire, se fût récusé de lui-même.

Dick réunissait, au contraire, toutes les qualités d’un chef. C’était une nature de premier ordre. Comme savoir, intelligence et caractère, il avait l’étoffe d’un homme d’État, et il y avait lieu seulement de regretter que de si brillantes facultés fussent destinées à être utilisées dans un si petit cadre. Mais une œuvre n’est jamais petite quand elle est parfaite, et le Kaw-djer estimait avec raison que, si Dick pouvait assurer le bonheur des quelques milliers d’êtres dont il était entouré, il aurait accompli une tâche qui ne le céderait en beauté à nulle autre.

Au point de vue politique, la situation était également des plus favorables. Les relations entre l’île Hoste et le Gouvernement chilien étaient excellentes de part et d’autre. Le Chili ne pouvait que s’applaudir chaque année davantage de sa détermination. Il obtenait des profits moraux et matériels qui manqueront toujours à la République Argentine, tant qu’elle ne modifiera pas ses méthodes administratives et ses principes économiques.

Tout d’abord, en voyant à la tête de l’île Hoste ce mystérieux personnage, dont la présence dans l’archipel magellanique lui avait paru à bon droit suspecte, le gouvernement chilien n’avait pas dissimulé son mécontentement et ses inquiétudes. Mécontentement forcément platonique. Sur cette île indépendante où il s’était réfugié, on ne pouvait plus rechercher la personne du Kaw-djer, ni vérifier son origine, ni lui demander compte de son passé. Que ce fût un homme incapable de supporter le joug d’une autorité quelconque, qu’il eût été jadis en rébellion contre toutes les lois sociales, qu’il eût peut-être été chassé de tous les pays soumis sous n’importe quel régime aux lois nécessaires, son attitude autorisait ces hypothèses, et s’il fût resté sur l’île Neuve, il n’eût pas échappé aux enquêtes de la police chilienne. Mais, lorsqu’on vit, après les troubles provoqués par l’anarchie du début, la tranquillité parfaite due à la ferme administration du Kaw-djer, le commerce naître et grandir, la prospérité largement s’accroître, il n’y eut plus qu’à laisser faire. Et, au total, il ne s’éleva jamais aucun nuage entre le gouverneur de l’île Hoste et le gouverneur de Punta-Arenas.

Cinq ans s’écoulèrent ainsi, pendant lesquels les progrès de l’île Hoste ne cessèrent de se développer. En rivalité avec Libéria, mais une rivalité généreuse et féconde, trois bourgades s’étaient fondées, l’une sur la presqu’île Dumas, une autre sur la presqu’île Pasteur, et la troisième à l’extrême pointe occidentale de l’île, sur le Darwin Sound, en face de l’île Gordon. Elles relevaient de la capitale, et le Kaw-djer s’y transportait, soit par mer, soit par les routes tracées à travers les forêts et les plaines de l’intérieur.

Sur les côtes, plusieurs familles de Pêcherais s’étaient également établies et y avaient fondé des villages fuégiens, à l’exemple de ceux qui, les premiers, avaient consenti à rompre avec leurs séculaires habitudes de vagabondage pour se fixer dans le voisinage du Bourg-Neuf.

Ce fut à cette époque, au mois de décembre de l’année 1890, que Libéria reçut pour la première fois la visite du gouverneur de Punta-Arenas, M. Aguire. Celui-ci ne put qu’admirer cette nation si prospère, les sages mesures prises pour en augmenter les ressources, la parfaite homogénéité d’une population d’origines différentes, l’ordre, l’aisance, le bonheur qui régnaient dans toutes les familles. On le comprend, il observa de près l’homme qui avait accompli de si belles choses, et auquel il suffisait d’être connu sous ce titre de Kaw-djer.

Il ne lui marchanda pas ses compliments.

« Cette colonie hostelienne, c’est votre œuvre, monsieur le Gouverneur, dit-il, et le Chili ne peut que se féliciter de vous avoir fourni l’occasion de l’accomplir.

— Un traité, se contenta de répondre le Kaw-djer, avait fait entrer sous la domination chilienne cette île qui n’appartenait qu’à elle-même. Il était juste que le Chili lui restituât son indépendance.

M. Aguire sentit bien ce que cette réponse contenait de restrictif. Le Kaw-djer ne considérait pas que cet acte de restitution dût valoir au gouvernement chilien un témoignage de reconnaissance.

— Dans tous les cas, reprit M. Aguire en se tenant prudemment sur la réserve, je ne crois pas que les naufragés du Jonathan puissent regretter leur concession africaine de la baie de Lagoa…

— En effet, monsieur le gouverneur, puisque là ils eussent été sous la domination portugaise, alors qu’ici ils ne dépendent de personne.

— Ainsi tout est pour le mieux.

— Pour le mieux, approuva le Kaw-djer.

— Nous espérons, d’ailleurs, ajouta obligeamment M. Aguire, voir se continuer les bons rapports entre le Chili et l’île Hoste.

— Nous l’espérons aussi, répondit le Kaw-djer, et peut-être, en constatant les résultats du système appliqué à l’île Hoste, la République Chilienne sera-t-elle portée à l’étendre aux autres îles de l’archipel magellanique.

M. Aguire ne répondit que par un sourire qui signifiait tout ce qu’on voulait.

Désireux d’entraîner la conversation hors de ce terrain
le kaw-djer commença les travaux (page 396.)
brûlant, Harry Rhodes, qui assistait à l’entrevue avec ses deux collègues du Conseil, aborda un autre sujet.

— Notre île Hoste, dit-il, comparée aux possessions argentines de la Terre de Feu, peut donner matière à intéressantes réflexions. Comme vous le voyez, monsieur, d’un côté la prospérité, de l’autre le dépérissement. Les colons argentins reculent devant les exigences du gouvernement de Buenos-Ayres, et, devant les formalités qu’il impose, les navires font de même. Malgré les réclamations de son gouverneur, la Terre de Feu ne fait aucun progrès.

— J’en conviens, répondit M. Aguire. Aussi le gouvernement chilien a-t-il agi tout autrement avec Punta-Arenas. Sans aller jusqu’à rendre une colonie complètement indépendante, il est possible de lui accorder bon nombre de privilèges qui assurent son avenir.

— Monsieur le Gouverneur, intervint le Kaw-djer, il est cependant une des petites îles de l’archipel, un simple rocher stérile, un îlot sans valeur, dont je demande au Chili de nous consentir l’abandon.

— Lequel ? interrogea M. Aguire.

— L’îlot du cap Horn.

— Que diable voulez-vous en faire ? s’écria M. Aguire étonné.

— Y établir un phare qui est de toute nécessité à cette dernière pointe du continent américain.

Éclairer ces parages serait d’un grand avantage pour les navires, non seulement ceux qui viennent à l’île Hoste, mais aussi ceux qui cherchent à doubler le cap entre l’Atlantique et le Pacifique.

Harry Rhodes, Hartlepool et Germain Rivière, qui étaient au courant des projets du Kaw-djer, appuyèrent sa remarque, en faisant valoir la réelle importance, que M. Aguire n’avait, d’ailleurs, nulle envie de contester.

— Ainsi, demanda-t-il, le gouvernement de l’île Hoste serait disposé à construire ce phare ?

— Oui, dit le Kaw-djer.

— À ses frais ?

— À ses frais, mais sous la condition formelle que le Chili lui concéderait l’entière propriété de l’île Horn. Voilà plus de six ans que j’ai fait cette proposition à votre Gouvernement, sans arriver à un résultat quelconque.

— Que vous a-t-on répondu ? demanda M. Aguire.

— Des mots, rien que des mots. On ne dit pas non, mais on ne dit pas oui. On ergote. La discussion ainsi comprise peut durer des siècles. Et, pendant ce temps, les navires continuent à se perdre sur cet îlot sinistre que rien ne leur signale dans l’obscurité. »

M. Aguire exprima un grand étonnement. Mieux instruit que le Kaw-djer des méthodes chères aux administrations du monde entier, il ne l’éprouvait peut-être pas au fond du cœur. Tout ce qu’il put faire, fut de promettre qu’il appuierait de tout son crédit cette proposition auprès du gouvernement de Santiago, où il se rendait en quittant l’île Hoste.

Il faut croire qu’il tint parole et que son appui fut efficace, car, moins d’un mois plus tard, cette question qui traînait depuis tant d’années fut enfin résolue, et le Kaw-djer fut informé officiellement que ses propositions étaient acceptées. Le 25 décembre, entre le Chili et l’île Hoste, un acte de cession fut signé, aux termes duquel l’État hostelien devenait propriétaire de l’île Horn, à la condition qu’il élèverait et entretiendrait un phare au point culminant du cap.

Le Kaw-djer, dont les préparatifs étaient faits depuis longtemps, commença immédiatement les travaux. Selon les prévisions les plus pessimistes, deux ans devaient suffire pour les mener à bon terme et pour assurer la sécurité de la navigation aux abords de ce cap redoutable.

Cette entreprise, dans l’esprit du Kaw-djer, serait le couronnement de son œuvre. L’île Hoste pacifiée et organisée, le bien-être de tous remplaçant la misère d’autrefois, l’instruction répandue à pleines mains, et enfin des milliers de vies humaines sauvées au terrible point de rencontre des deux plus vastes océans du globe, telle aurait été sa tâche ici-bas.

Elle était belle. Achevée, elle lui conférerait le droit de penser à lui-même, et de résigner des fonctions auxquelles, jusque dans ses dernières fibres, répugnait tout son être.

Si le Kaw-djer gouvernait, s’il était pratiquement le plus absolu des despotes, il n’était pas, en effet, un despote heureux. Le long usage du pouvoir ne lui en avait pas donné le goût, et il ne l’exerçait qu’à contrecœur. Réfractaire pour son compte personnel à toute autorité, il lui était toujours aussi cruel d’imposer la sienne à autrui. Il était resté le même homme énergique, froid et triste, qu’on avait vu apparaître comme un sauveur en ce jour lointain où le peuple hostelien avait failli périr. Il avait sauvé les autres, ce jour-là, mais il s’était perdu lui-même. Contraint de renier sa chimère, obligé de s’incliner devant les faits, il avait accompli courageusement le sacrifice, mais, dans son cœur, le rêve abjuré protestait. Quand nos pensées, sous l’apparence trompeuse de la logique, ne sont que l’épanouissement de nos instincts naturels, elles ont une vie propre, indépendante de notre raison et de notre volonté. Elles luttent obscurément, fût-ce contre l’évidence, comme des êtres qui ne voudraient pas mourir. La preuve de notre erreur, il faut alors qu’elle nous soit donnée à satiété, pour que nous en soyons convaincus, et tout nous est prétexte à revenir à ce qui fut notre foi.

Le Kaw-djer avait immolé la sienne à ce besoin de se dévouer, à cette soif de sacrifice, à cette pitié de ses frères malheureux, qui, au-dessus même de sa passion de la liberté, formait le fond de sa magnifique nature. Mais, maintenant que le dévouement n’était plus en jeu, maintenant qu’il ne pouvait plus être question de sacrifice et que les Hosteliens n’inspiraient plus rien qui ressemblât à de la pitié, la croyance ancienne reprenait peu à peu son apparence de vérité, et le despote redevenait par degrés le passionné libertaire d’antan.

Cette transformation, Harry Rhodes l’avait constatée avec une netteté croissante, à mesure que s’affermissait la prospérité de l’île Hoste. Elle devint plus évidente encore, quand, le phare du cap Horn commencé, le Kaw-djer put considérer comme près d’être rempli le devoir qu’il s’était imposé. Il exprima enfin clairement sa pensée à cet égard. Harry Rhodes ayant, au hasard d’une causerie où on évoquait les jours passés, glorifié les bienfaits dont on lui était redevable, le Kaw-djer répondit par une déclaration qui ne prêtait plus à l’équivoque.

« J’ai accepté la tâche d’organiser la colonie, dit-il. Je m’applique à la remplir. L’œuvre terminée, mon mandat cessera. Je vous aurai prouvé ainsi, je l’espère, qu’il peut y avoir au moins un endroit de cette terre, où l’homme n’a pas besoin de maître.

— Un chef n’est pas un maître, mon ami, répliqua avec émotion Harry Rhodes, et vous le démontrez vous-même. Mais il n’est pas de société possible sans une autorité supérieure, quel que soit le nom dont on la revêt.

— Ce n’est pas mon avis, répondit le Kaw-djer. J’estime, moi, que l’autorité doit prendre fin dès qu’elle n’est plus impérieusement nécessaire. »

Ainsi donc, le Kaw-djer caressait toujours ses anciennes utopies, et, malgré l’expérience faite, il s’illusionnait encore sur la nature des hommes, au point de les croire capables de régler, sans le secours d’aucune loi, les innombrables difficultés qui naissent du conflit des intérêts individuels. Harry Rhodes constatait avec mélancolie le sourd travail qui s’accomplissait dans la conscience de son ami et il en augurait les pires conséquences. Il en arrivait à souhaiter qu’un incident, dût-il jeter passagèrement le trouble dans l’existence paisible des Hosteliens, vînt donner à leur chef une nouvelle démonstration de son erreur.

Son désir devait malheureusement être réalisé. Cet incident allait naître plus tôt qu’il ne le pensait.

Dans les premiers jours du mois de mars 1891, le bruit courut tout à coup qu’on avait découvert un gisement aurifère d’une grande richesse. Cela n’avait en soi rien de tragique. Tout le monde, au contraire, fut en joie, et les plus sages, Harry Rhodes lui-même, partagèrent l’ivresse générale. Ce fut un jour de fête pour la population de Libéria.

Seul, le Kaw-djer fut plus clairvoyant. Seul, il prévit en un instant les conséquences de cette découverte et comprit quelle en était la force latente de destruction. C’est pourquoi, tandis que l’on se congratulait autour de lui, lui seul demeura sombre, accablé déjà des tristesses que réservait l’avenir.