Les Naufragés du Jonathan/Deuxième partie/Chapitre VI

J. Hetzel et Cie (p. 135-147).

VI

libres.

Un navire en vue !… Aucune autre nouvelle n’eût été capable d’émouvoir au même point ces exilés. L’émeute en fut apaisée du coup, et la foule se rua, comme un torrent, vers le rivage. On ne songeait plus à se disputer. On se pressait, on se bousculait silencieusement. En un instant, tous les émigrants furent réunis à l’extrémité de la pointe de l’Est, d’où l’on découvrait une large étendue de mer.

Harry Rhodes et Hartlepool avaient suivi le mouvement général et, non sans émotion, ils ouvraient avidement leurs yeux dans la direction du Sud où une traînée de fumée barrait, en effet, le ciel et annonçait un navire à vapeur.

On n’apercevait pas encore sa coque, mais elle surgit de minute en minute hors de la ligne de l’horizon. Bientôt il fut possible de reconnaître un bâtiment d’environ quatre cents tonneaux, à la corne duquel flottait un pavillon dont l’éloignement empêchait de discerner les couleurs.

Les émigrants échangèrent des regards désappointés. Jamais un bateau d’un aussi faible tonnage ne pourrait embarquer tout le monde. Ce steamer était-il donc un simple cargo-boat de nationalité quelconque, et non le navire de secours promis par le gouverneur de Punta-Arenas ?

La question ne tarda pas à être élucidée. Le navire arrivait rapidement. Avant que la nuit ne fût complète, il restait à moins de trois milles dans le Sud.

« Le pavillon chilien », dit le Kaw-djer, au moment où une risée, tendant l’étamine, permettait d’en distinguer les couleurs.


Trois quarts d’heure plus tard, au milieu de l’obscurité devenue profonde, un bruit de chaînes grinçant contre le fer des écubiers indiqua que le navire venait de mouiller. La foule alors se dispersa, chacun regagnant sa demeure en commentant l’événement.

La nuit s’écoula sans incident. À l’aube, on aperçut le navire à trois encablures du rivage. Hartlepool consulté déclara que c’était un aviso de la marine militaire chilienne.

Hartlepool ne se trompait pas. Il s’agissait bien d’un aviso chilien, dont, à huit heures du matin, le commandant se fit mettre à terre.

Il fut aussitôt entouré de visages anxieux. Autour de lui, les questions se croisèrent. Pourquoi avait-on envoyé un bateau si petit ? Quand viendrait-on enfin les chercher ? Ou bien, est-ce donc qu’on avait l’intention de les laisser mourir sur l’île Hoste ? Le commandant ne savait auquel entendre.

Sans répondre à cet ouragan de questions, il attendit une accalmie, puis, quand il eut obtenu le silence à grand-peine, il prit la parole d’une voix qui parvint aux oreilles de tous.

Ses premiers mots furent pour rassurer ses auditeurs. Ceux-ci pouvaient compter sur la bienveillance du Chili. La présence de l’aviso prouvait d’ailleurs qu’on ne les avait pas oubliés.

Il expliqua ensuite que, si son gouvernement avait cru devoir leur envoyer un bâtiment de guerre au lieu du navire de rapatriement promis, c’est qu’il désirait leur soumettre auparavant une proposition qui serait probablement de nature à les séduire, proposition en vérité très singulière et des plus inattendues, que le commandant exposa sans autre préambule.

Mais, pour le lecteur, un préambule ne sera peut-être pas superflu, afin qu’il puisse sainement apprécier la pensée du gouvernement chilien.

Dans la mise en valeur de la partie ouest et sud de la Magellanie que lui attribuait le traité du 17 janvier 1881, le Chili avait voulu débuter par un coup de maître, en profitant du naufrage du Jonathan et de la présence sur l’île Hoste de plusieurs centaines d’émigrants.

Ce traité n’avait départagé en somme que des droits purement théoriques. Assurément la République Argentine n’avait plus rien à réclamer, en dehors de la Terre des États et de la fraction
le commandant fut aussitôt entouré…(page 136.)
de la Patagonie et de la Terre de Feu placée sous sa souveraineté. Sur son propre domaine, le Chili avait toute liberté d’agir au mieux de ses intérêts. Mais il ne suffit pas d’entrer en possession d’une contrée et d’empêcher que d’autres nations puissent s’y créer des droits de premier occupant. Ce qu’il faut, c’est en tirer avantage, en exploitant les richesses de son sol au point de vue minéral et végétal. Ce qu’il faut, c’est l’enrichir par l’industrie et le commerce, c’est y attirer une population, si elle est inhabitée ; c’est, en un mot, la coloniser. L’exemple de ce qui s’était déjà fait sur le littoral du détroit de Magellan, où Punta-Arenas voyait chaque année s’accroître son importance commerciale, devait encourager la République du Chili à tenter une nouvelle expérience, et à provoquer l’exode des émigrants vers les îles de l’archipel magellanique passées sous sa domination, afin de vivifier cette région fertile, abandonnée jusqu’alors à de misérables tribus indiennes.

Et précisément, voici que sur l’île Hoste, située au milieu de ce labyrinthe des canaux du Sud, un grand navire était venu se jeter à la côte ; voici que plus de mille émigrants de nationalités diverses, mais appartenant tous à ce trop-plein des grandes villes qui n’hésite pas à chercher fortune jusque dans les lointaines régions d’outre-mer, avaient été dans l’obligation de s’y réfugier.

Le gouvernement chilien se dit avec raison que c’était là une occasion inespérée de transformer les naufragés du Jonathan en colons de l’île Hoste. Ce ne fut donc pas un navire de rapatriement qu’il leur envoya, ce fut un aviso dont le commandant fut chargé de transmettre ses propositions aux intéressés.

Ces propositions, du caractère le plus inattendu, étaient en même temps des plus tentantes : la République du Chili offrait de se dessaisir purement et simplement de l’île Hoste au profit des naufragés du Jonathan, qui en disposeraient à leur gré, non en vertu d’une concession temporaire, mais en toute propriété, sans aucune condition ni restriction.

Rien de plus clair, rien de plus net, que cette proposition. On ajoutera : rien de plus adroit. En renonçant à l’île Hoste, afin d’en assurer l’immédiate mise en valeur, le Chili attirerait, en effet, des colons dans les autres îles, Clarence, Dawson, Navarin, Hermitte, demeurées sous sa domination. Si la nouvelle colonie prospérait, ce qui était probable, on saurait qu’il n’y a pas lieu de redouter le climat de la Magellanie, on connaîtrait ses ressources agricoles et minérales ; on ne pourrait plus ignorer que, grâce à ses pâturages et à ses pêcheries, cet archipel est propice à la création d’entreprises florissantes, et le cabotage y prendrait une extension de plus en plus considérable.

Déjà, Punta-Arenas, port franc débarrassé de toute tracasserie douanière, librement ouvert aux navires des deux continents, avait un magnifique avenir. En fondant cette station, on s’était assuré, en somme, la prépondérance sur le détroit de Magellan. Il n’était pas sans intérêt d’obtenir un résultat analogue dans la partie méridionale de l’archipel. Pour atteindre plus sûrement ce but, le gouvernement de Santiago, guidé par un sens politique très fin, s’était décidé à faire le sacrifice de l’île Hoste, sacrifice d’ailleurs plus apparent que réel, cette île étant absolument déserte. Non content de l’exempter de toute contribution, il en abandonnait la propriété, il lui laissait son entière autonomie, il la distrayait de son domaine. Ce serait la seule partie de la Magellanie qui aurait une complète indépendance.

Il s’agissait maintenant de savoir si les naufragés du Jonathan accepteraient l’offre qui leur était faite, s’ils consentiraient à échanger contre l’île Hoste leur concession africaine.

Le gouvernement entendait résoudre cette question sans aucun retard. L’aviso avait apporté la proposition, il remporterait la réponse. Le commandant avait tout pouvoir pour traiter avec les représentants des émigrants. Mais ses ordres étaient de ne pas rester au mouillage de l’île Hoste au-delà de quinze jours au maximum. Ces quinze jours écoulés, il repartirait, que le traité fût signé ou non.

Si la réponse était affirmative, la nouvelle République serait immédiatement mise en possession, et arborerait le pavillon qu’il lui conviendrait d’adopter.

Si la réponse était négative, le gouvernement aviserait ultérieurement au moyen de rapatrier les naufragés. Ce n’était pas cet aviso de quatre cents tonnes, on le comprend, qui pourrait les transporter, ne fût-ce qu’à Punta-Arenas. On demanderait à la Société américaine de colonisation d’envoyer un navire de secours, dont la traversée exigerait un certain temps. Plusieurs semaines s’écouleraient donc encore, dans ce cas, avant que l’île fût évacuée.

Ainsi qu’on peut se l’imaginer, la proposition du gouvernement de Santiago produisit un effet extraordinaire.

On ne s’attendait à rien de pareil. Les émigrants, incapables de prendre une décision dans une si grave occurrence, commencèrent par se regarder les uns les autres avec ahurissement, puis toutes leurs pensées s’envolèrent à la fois vers celui qu’on estimait le plus capable de discerner l’intérêt commun. D’un même mouvement, dont le parfait ensemble prouvait à la fois leur reconnaissance, leur clairvoyance et leur faiblesse, ils se retournèrent vers l’Ouest, c’est-à-dire vers le creek à l’embouchure duquel devait se balancer la Wel-Kiej.

Mais la Wel-Kiej avait disparu. Si loin que pussent atteindre les regards, nul ne l’aperçut à la surface de la mer.

Il y eut un instant de stupeur. Puis des ondulations parcoururent la foule. Chacun s’agitait, se penchant, cherchant à découvrir celui dans lequel tous mettaient leur espoir. Il fallut bien enfin se rendre à l’évidence. Emmenant avec lui Halg et Karroly, le Kaw-djer décidément était parti.

On fut atterré. Ces pauvres gens avaient pris l’habitude de s’en remettre du soin de les conduire sur le Kaw-djer, dont ils n’en étaient plus à connaître l’intelligence et le dévouement. Et voilà qu’il les abandonnait au moment où se jouait leur destinée ! Sa disparition ne produisit pas moins d’effet que l’apparition du navire dans les eaux de l’île Hoste.

Harry Rhodes, pour des motifs différents, fut aussi profondément affligé. Il aurait compris que le Kaw-djer abandonnât l’île Hoste le jour où les émigrants s’en éloigneraient, mais pourquoi ne pas avoir attendu jusque-là ? On ne rompt pas avec cette brusquerie des liens de sincère amitié, et l’on ne se quitte pas s’en s’être dit adieu.

D’un autre côté, pourquoi ce départ précipité qui ressemblait à une fuite ? Était-ce donc l’arrivée du bâtiment chilien qui l’avait provoqué ?…

Toutes les hypothèses étaient admissibles, étant donné le mystère qui entourait la vie de cet homme, dont on ne connaissait même pas la nationalité.

L’absence de leur conseiller ordinaire, au moment où ses conseils eussent été le plus précieux, désempara les émigrants. Leur foule se désagrégea peu à peu, si bien que le commandant de l’aviso finit par demeurer presque seul. L’un après l’autre, afin de n’être pas dans le cas de participer à une décision quelconque, ils s’éloignaient discrètement par petits groupes, où l’on échangeait des paroles rares sur l’offre surprenante dont on venait de recevoir la communication.

Pendant huit jours cette offre fut le sujet de toutes les conversations particulières. Le sentiment général, c’était la surprise. La proposition semblait même si étrange que nombre d’émigrants se refusaient à la prendre au sérieux. Harry Rhodes, sollicité par ses compagnons, dut aller trouver le commandant pour lui demander des explications, vérifier les pouvoirs dont il était porteur, s’assurer par lui-même que l’indépendance de l’île Hoste serait garantie par la République Chilienne.

Le commandant ne négligea rien pour convaincre les intéressés. Il leur fit comprendre quels étaient les mobiles du gouvernement et combien il était avantageux pour des émigrants de se fixer dans une région dont on leur assurait la possession. Il ne manqua pas de leur rappeler la prospérité de Punta-Arenas et d’ajouter que le Chili aurait à cœur de venir en aide à la nouvelle colonie.

« L’acte de donation est prêt, ajouta le commandant. Il n’attend plus que les signatures.

— Lesquelles ? demanda Harry Rhodes.

— Celles des délégués choisis par les émigrants en assemblée générale. »

C’était, en effet, la seule manière de procéder. Plus tard, lorsque la colonie s’occuperait de son organisation, elle déciderait s’il lui convenait ou non de nommer un chef. Elle choisirait en toute liberté le régime qui lui paraîtrait le meilleur, et le Chili n’interviendrait dans ce choix en aucune façon.

Pour qu’on ne soit pas étonné des suites que cette proposition allait voir, il convient de se rendre un compte exact de la situation.

Quels étaient ces passagers que le Jonathan avait pris à San Francisco et qu’il transportait à la baie de Lagoa ? De pauvres gens que les nécessités de l’existence forçaient à s’expatrier. Que leur importait, en somme, de s’établir ici ou là, du moment que leur avenir était assuré, et pourvu que les conditions de l’habitat fussent également favorables.

Or, depuis qu’ils occupaient l’île Hoste, tout un hiver s’était écoulé. Ils avaient pu constater par eux-mêmes que le froid n’y était pas excessif, et ils constataient maintenant que la belle saison s’y manifestait avec une précocité et une générosité qu’on ne rencontre pas toujours dans des régions plus voisines de l’équateur.

Au point de vue de la sécurité, la comparaison ne semblait pas favorable à la baie de Lagoa, voisine des Anglais, de l’Orange et des populations barbares de la Cafrerie. Assurément, les émigrants avaient dû, avant de s’embarquer, tenir compte de ces aléas, mais ces aléas augmentaient d’importance à leurs yeux, à présent qu’une occasion se présentait de s’établir dans une contrée déserte, loin de ces voisinages dangereux à des titres divers.

D’autre part, la Société de colonisation n’avait obtenu sa concession sud-africaine que pour une durée déterminée, et le gouvernement portugais n’aliénait pas ses droits au profit des futurs colons. En Magellanie, au contraire, ceux-ci jouiraient d’une liberté sans limites, et l’île Hoste, devenue leur propriété, serait élevée au rang d’État souverain.

Enfin, il y avait cette double considération qu’en demeurant à l’île Hoste on éviterait un nouveau voyage et que le gouvernement chilien s’intéresserait au sort de la colonie. On pourrait compter sur son assistance. Des relations régulières s’établiraient avec Punta-Arenas. Des comptoirs se fonderaient sur le littoral du détroit de Magellan et sur d’autres points de l’archipel. Le commerce se développerait avec les Falkland, lorsque les pêcheries seraient convenablement organisées. Et même, dans un temps prochain, la République Argentine ne laisserait sans doute pas en état d’abandon ses possessions de la Fuégie. Elle y créerait des bourgades rivales de Punta-Arenas, et la Terre de Feu aurait sa capitale argentine comme la presqu’île de Brunswick a sa capitale chilienne[1].

Tous ces arguments étaient de poids, il faut le reconnaître, et finirent par l’emporter.

Après de longs conciliabules, il devint manifeste que la majorité des émigrants tendait à l’acceptation des offres du gouvernement chilien.

Combien il était regrettable que le Kaw-djer eût précisément quitté l’île Hoste, lorsqu’on aurait eu si volontiers recours à ses conseils ! Personne n’était mieux qualifié que lui pour indiquer la meilleure solution. Très probablement il eût été d’avis d’accepter une proposition qui rendait l’indépendance à l’une des onze grandes îles de l’archipel magellanique. Harry Rhodes ne doutait pas que le Kaw-djer n’eût parlé dans ce sens avec cette autorité que lui donnaient tant de services rendus.

En ce qui le concernait personnellement, il était acquis à cette solution, et, phénomène qui avait peu de chances de se reproduire jamais, son opinion était conforme à celle de Ferdinand Beauval. Le leader socialiste faisait, en effet, une active propagande en faveur de l’acceptation. Qu’espérait-il donc ? Projetait-il de mettre sa doctrine en pratique ? Cette foule inculte, propriétaire indivise, comme aux premiers âges du monde, d’un territoire dont personne n’était fondé à réclamer pour lui-même la moindre parcelle, quelle aventure merveilleuse, quel champ magnifique pour la grande expérience d’un collectivisme ou même d’un communisme intégral !

Aussi, comme Ferdinand Beauval se multipliait ! Comme il allait des uns aux autres, plaidant sa cause à satiété ! Combien d’éloquence il dépensait sans compter !

Il fallut enfin en venir au vote. Le terme fixé par le gouvernement chilien approchait, et le commandant de l’aviso pressait la solution de cette affaire. À la date indiquée, le 30 octobre, il appareillerait, et le Chili conserverait tous ses droits sur l’île Hoste.

Une assemblée générale fut convoquée pour le 26 octobre. Prirent part au scrutin définitif, tous les émigrants majeurs, au nombre de huit cent vingt-quatre, le reste se composant de femmes, d’enfants et de jeunes gens n’ayant pas atteint vingt et un ans, ou d’absents, tels que les chefs des familles Gordon, Rivière, Ivanoff et Gimelli.

Le dépouillement du scrutin donna sept cent quatre-vingt-douze suffrages en faveur de l’acceptation, majorité considérable, on le voit. Il n’y avait eu que trente-deux opposants, qui voulaient
après de longs conciliabules…(page 144.)
s’en tenir au projet primitif et se rendre à la baie de Lagoa. Encore acceptèrent-ils finalement de se soumettre à la décision du plus grand nombre.

On procéda ensuite à l’élection de trois délégués. Ferdinand Beauval obtint à cette occasion un succès flatteur. Enfin, une de ses campagnes n’aboutissait pas à un échec et il arrivait aux honneurs. Il fut désigné par les émigrants qui, obéissant à un instinctif sentiment de prudence, lui adjoignirent toutefois Harry Rhodes et Hartlepool.

Le traité fut signé le jour même entre ces délégués et le commandant représentant le gouvernement chilien, traité dont le texte extrêmement simple ne contenait que quelques lignes et ne prêtait à aucune équivoque.

Aussitôt le drapeau hostelien — mi-partie blanc et rouge — fut hissé sur la grève, et l’aviso le salua de vingt et un coups de canon. Pour la première fois arboré, claquant joyeusement dans la brise, il annonçait au monde la naissance d’un pays libre.


  1. C’est bien ce qui est arrivé, et il existe maintenant une bourgade argentine, Ushaia, sur le canal du Beagle.