Au Comptoir des imprimeurs unis (1p. 169-242).


V


LE BAL.


Trevor-House, seigneurial édifice situé dans Norfolk-Street, et l’un des rares palais particuliers de Londres que l’équerre de l’ingénieur-voyer n’ait point outrageusement nivelés, dresse, entre grille et jardin, la fière architecture de son corps de logis flanqué de deux ailes en saillies. La façade principale donne sur de magnifiques bosquets, au delà desquels s’étend une pièce de gazon qu’entoure un épais fourré d’arbustes destinés à cacher le mur qui sépare le jardin de Park-Lane ; ce jardin, d’une grande étendue encore, est rendu plus vaste par la savante ordonnance de son dessin. C’est, en somme, une splendide habitation qui fait regretter les magnificences des anciens jours et regarder en mépris les confortables masures qui composent Londres moderne.

Ce soir-là, les hautes croisées de la façade étaient brillamment illuminées, et les pauvres sentinelles, chargées de garder la statue colossale d’Achille, élevée en l’honneur du duc de Wellington, devaient voir, à travers les branches dépouillées des arbres, les feux des lustres adoucis par le diaphane écran des draperies. Ces sentinelles n’en avaient que plus froid aux pieds sans doute ; car l’homme est si généreusement constitué, que le bonheur d’autrui double sa misère ; — elles battaient la semelle avec humeur sur le sable de Hyde-Park, et se passaient la langue le long de la moustache, en songeant que si Dieu était juste, les lords monteraient quelquefois la garde, tandis que le soldat anglais boirait du punch glacé dans des verres de cristal et mangerait les puddings qu’on sert dans les sociétés.

L’heure où l’on arrive au bal avait sonné, les salons s’emplissaient peu à peu, et l’orchestre conduit par Angelini, ce roi du quadrille que le Français Jullien n’avait pas détrôné encore pour manier, à la place du sceptre métronomique, le gourdin mal taillé de sa royauté populacière, préludait en des accords indécis et timides. La danse n’avait pas commencé, mais le cordon de fauteuils placés autour des salles commençait à se garnir ; le salon principal surtout, où se tenait lady Campbell, présentait déjà un charmant coup d’œil et semblait une corbeille à demi pleine qui n’attend plus que quelques fleurs.

On causait. Lady Campbell et miss Trevor, entourées d’un groupe nombreux qui se renouvelait sans cesse, saluaient, subissaient un compliment, répondaient, saluaient encore et recommençaient. Tel est l’agréable emploi des maîtresses de maisons un soir de bal, de dix heures à minuit. Pour notre part, nous aimerions mieux faire faction durant le même espace de temps au pied de la statue d’Achille. Mais les maîtresses de maison n’ont pas le choix.

— Faites-moi la grâce de me permettre, madame…, dit M. le vicomte de Lantures-Luces, en élevant la main de lady Campbell jusqu’à un demi-pouce de sa lèvre, et faisant le geste de baiser, — mademoiselle, faites-moi la grâce de me permettre… Vous avez là, je parle très sérieusement, un ravissant éventail !

— Vicomte, dit lady Campbell en souriant, voici la septième fois que l’éventail de ma nièce vous ravit.

Le groupe qui entourait les deux dames à ce moment ne put faire moins que de rire beaucoup, parce que ce mot semblait prétendre à la saillie. Le vicomte de Lantures-Luces rit plus fort et plus long-temps que les autres.

— Adorable ! grasseya-t-il ; sept fois charmant ! sept fois charmant !…

Mais ici le groupe ne rit pas, ce qui surprit fort le vicomte de Lantures-Luces, lequel, désappointé, balbutia dans son jabot :

— Je parle très sérieusement !

Lady Campbell s’inclina trois ou quatre fois à droite et à gauche pour mettre à jour son compte-courant de saluts ; elle donna la main à lady Ophélia Barnwood, comtesse de Derby, qui entrait, et Mary embrassa Diana Steward, dont la mère venait de se faire annoncer.

— Sir Paulus, dit lady Campbell à l’un des arrivants, nous conterez-vous quelque nouvelle ?

— Le bruit court, répondit sir Paulus Waterfield, que le marquis de Rio-Santo renouvelle ses équipages et le mobilier de sa maison.

— Parlez-vous sérieusement ? demanda le vicomte, il n’y a pas trois mois qu’il a fait déjà maison nette.

— Le marquis a ses raisons pour cela.

— Ce cher Rio-Santo ne m’en a rien dit ! murmura le vicomte de Lantures-Luces dont la marotte était de se faire passer pour le Pylade du marquis.

— Et quelles raisons ?… commença lady Campbell.

— Un mariage, répondit le major Borougham. C’est la grande nouvelle du moment.

Mary perdit le sourire de circonstance qu’elle avait fixé à demeure sur sa lèvre. Sa tête brûla tout-à-coup et ses mains eurent froid. — Lady Campbell la regarda en dessous.

— Comme elle l’aime ! pensa-t-elle.

Miss Trevor songeait à Frank Perceval qu’elle n’aimait plus, puisque c’était chose convenue, mais qui, du matin au soir, occupait sa pensée, concurremment avec Rio-Santo ; car Mary en était arrivée à donner au marquis la moitié de son esprit, sinon la moitié de son cœur. Rio-Santo avait fait sur elle une impression malaisée à expliquer, qui n’était point de l’amour, mais qui en avait souvent les symptômes. De sorte que, les conseils de lady Campbell aidant, Mary connaissant mal et ne sachant point définir, en somme, le sentiment que lui inspirait le marquis, pouvait douter, pouvait croire même, et prendre pour de l’amour sa préoccupation de chaque minute. Mais, comme on le pense, cette croyance factice ne s’attaquait qu’à l’esprit de la jeune fille et ne pouvait entamer son cœur, qui neutre, en ces mystiques débats, gardait enfouie et latente sa tendresse première. Lady Campbell avait mis sa parole comme un épais bandeau entre le cœur de sa nièce et son intelligence. Le cœur, aveuglé, s’était engourdi en un apathique sommeil. Mary ne vivait plus que par la tête, et, en ce sens, elle était à sa tante, c’est-à-dire à Rio-Santo.

Et la tête, ainsi prévenue, restait hostile au cœur, silencieux, mais rempli par un souvenir. Mary, obsédée par la confusion épuisante qui était en elle, s’irritait contre sa mémoire trop fidèle, et repoussait l’image de Frank comme une obsession importune, lorsqu’elle ne l’accueillait pas avec caresses et transport. Ainsi, son âme errait, indécise, en une sorte de dédale où son libre arbitre seul aurait pu lui tenir lieu du fil d’Ariane, mais lady Campbell était là, serrant le bandeau sans cesse, et pesant sur le débile caractère de Mary de tout le poids de sa tyrannique supériorité.

Les femmes d’esprit sont ainsi faites : plutôt que de ne point gouverner autrui, elles renonceraient à se gouverner elles-mêmes. Ce qui serait souvent fort bien vu.

Donc, comme nous l’avons dit, lady Campbell eut un franc mouvement d’allégresse, en voyant le trouble de Mary, qui révélait toute la vivacité de son amour. C’était du moins ce que pensait lady Campbell. Elle se trompait. Le trouble de Mary ne révélait rien, sinon une crise de sa confuse et continuelle souffrance. Elle avait compris la portée de ce bruit qui courait sur le compte du marquis ; elle avait compris que l’heure où il faudrait agir et se décider approchait, et sa chancelante nature avait défailli au choc, subissant au centuple ce malaise qu’éprouve toute jeune fille au moment d’accueillir définitivement l’homme qui doit être son époux.

Lady Campbell eut pitié d’elle et ne demanda point le nom de la fiancée de Rio-Santo.

— Le marquis est bien changé ! reprit avec intention le beau cavalier Angelo Bembo.

— C’est à ne le plus reconnaître, ajouta le major Borougham.

Sir Paulus Waterfield dit quelque chose d’analogue, et le docteur Muller fit entendre un de ces grognements gutturaux, au moyen desquels les larynx germaniques expriment leur approbation.

— Que trouvez-vous donc à ce cher marquis ? demanda le vicomte de Lantures-Luces.

— Il est amoureux, répondirent en chœur les quatre gentlemen dont nous venons de prononcer les noms.

— Pour trois jours, ajouta le vicomte en jetant son claque sous le bras gauche.

— Pour la vie, dit le cavalier Angelo Bembo, avec une gravité pleine de conviction.

Miss Mary Trevor eut un tressaillement d’orgueil, mais un frisson d’angoisse : l’orgueil était naturel à la fille d’Ève et l’on n’eût pas trouvé peut-être dans tout Londres une seule femme qui pût s’en défendre en voyant mettre Rio-Santo à ses pieds ; l’angoisse était une vague protestation du cœur ; un demi-réveil, un cri étouffé de la conscience.

Le vicomte de Lantures-Luces partit d’un éclat de rire aussi bruyant et aussi long que le lieu pouvait le permettre.

— Délicieux ! s’écria-t-il, je parle sérieusement.

On ouvrait le bal. Le cavalier Angelo Bembo prit la main de miss Trevor pour la conduire au quadrille. Il s’opéra un mouvement général dans les salons ; les groupes déplacés se mêlèrent ; lady Campbell, sans perdre sa cour masculine, se trouva entourée d’un cercle de dames, de ces dames qui forment un moyen terme, une transition, entre la partie active et la partie passive d’un bal, entre la tapisserie et sa brillante bordure ; de ces dames enfin à qui la loi mondaine ne défend pas encore rigoureusement la danse, mais qui n’osent danser toujours. — Il y a des enchanteresses parmi ces dames, et c’est l’une d’entre elles qui a fourni au conteur français Balzac le type de sa femme de trente ans, laquelle, à l’heure où nous écrivons, croît en grâces, en séductions de toutes sortes, et accomplit sa quarante-cinquième année.

La conversation allait, frivole, médisante, spirituelle, Lady Campbell y mettait des mots charmants, le vicomte de Lantures-Luces des exclamations délectables, et le docteur Muller des notes enrouées et des germanicismes effrénés.

— Vraiment, lorsque notre marquis est absent, dit lady Campbell avec une imperceptible moquerie, — monsieur de Lantures-Luces est la providence de nos réunions.

— Pourquoi mettre le vicomte au second rang ? demanda une baronne.

— Certes, ajouta une pairesse, le marquis ne pourrait qu’être fier de la comparaison.

— Ah ! mesdames !… mesdames !… balbutiait Lantures-Luces ; — de grâce… faites-moi quartier. Je suis trop l’ami de ce cher marquis pour prétendre…

— Point de modestie, vicomte !… Vous avez toujours en réserve quelque spirituelle histoire…

— Quelque anecdote piquante…

— Quelque médisance de bon goût…

— Ah ! mesdames ; mesdames !… Vous me flattez !.. Je parle sérieusement.

Le vicomte s’évaporait en vaniteuse allégresse. Il n’y tenait plus : il était au ciel.

C’était un petit Français d’âge moyen, de taille commune, de visage ordinaire. Ses cheveux, crêpés et pommadés, s’enroulaient en fer à cheval au dessus de son front étroit, suivant cette mode disgracieuse dite : à la Louis-Philippe. Son costume avait quelque chose de prétentieux et d’outré, bien qu’il ne ressemblât point toutefois aux costumes vainqueurs des jeunes dandys du commerce. C’eût été, en d’autres salons, une toilette de goût présentable ; mais, à Trevor-House, la suprême élégance de la simplicité bien entendue pouvait seule être de mise. Nous croirions faire injure au lecteur en lui expliquant que ce mot simplicité est plus riche et comporte plus de luxe que le mot faste lui-même. Pour compléter le signalement de M. le vicomte de Lantures-Luces, nous ajouterons seulement qu’il s’écoutait parler et grasseyait outrageusement ; qu’il souriait en homme sûr de son sourire, et portait un lorgnon-binocle en pincettes, qu’il maniait avec une certaine supériorité.

Sa noblesse était médiocre ; sa fortune honnête ; son esprit eût suffi peut-être à un homme très modeste, mais Lantures-Luces était très vaniteux. Rio-Santo, dont il n’apercevait que les surfaces, lui tournait la tête. Il se damnait à vouloir imiter ce modèle inimitable. Dieu avait mis entre eux la distance qui sépare le héros du soldat, sinon une distance plus grande encore ; mais Lantures-Luces n’avait garde de mesurer cet abîme. Rio-Santo n’était pour lui, à tout prendre, que l’homme disert, le causeur piquant, le cavalier élégant et beau par excellence. Ce qu’il y avait de puissance et de grandeur sous cette aimable enveloppe échappait totalement au binocle de M. de Lantures-Luces.

Le monde, qui devine tous les ridicules et saisit chaque travers par une sorte d’intuition où il y a de la magie, avait bien vite découvert la grotesque émulation du pauvre vicomte. On s’en divertissait fort, et le vicomte ne voyait goutte en ces moqueries voilées, que recouvrait toujours une couche suffisante de courtoisie. Loin de s’alarmer, il se réjouissait et se gonflait comme la grenouille de la fable, — mais il ne crevait point, parce que les sangles de son gilet l’empêchaient de se gonfler outre mesure.

La tournure que venait de prendre la conversation était donc pour lui un vrai triomphe. Il se défendait mollement contre la louange, et repassait déjà dans sa mémoire une anecdote préparée de longue main pour soutenir sa réputation de conteur.

— Allons, vicomte, reprit lady Campbell, la modestie vous sied fort bien, mais il ne faut rien exagérer, pas même les vertus… Je gage qu’en ce moment même vous nous apportez quelque récit.

— Écoutez, écoutez ! répéta-t-on de toutes parts.

Le vicomte se fit prier durant les trois quarts d’une minute.

— J’aurais voulu ne point vous dire cela, commença-t-il enfin ; — je parle très sérieusement… parce que l’histoire regarde ce cher Rio-Santo…

— Le marquis !… Contez, de grâce, contez vite !

Ce fut un chœur de voix féminines qui prononça ces mots.

— C’est une vieille histoire, reprit le vicomte ; mais je ne l’ai apprise qu’aujourd’hui d’un Parisien de ma connaissance… C’est assez drôle, on pourrait même dire que c’est très drôle…

— Mais contez donc !

— Figurez-vous, belles dames, que pendant le séjour de Rio-Santo à Paris, la comtesse de L… et la comtesse de P… étaient fort éprises de ce cher marquis… on pourrait même avancer qu’elles en étaient folles… Un jour le garde du bois de Boulogne entendit deux coups de feu dans le fourré. Il se précipita… et vit… je vous le donne en mille…

— Un assassinat ?

— Non pas.

— Un tir à la cible ?

— Encore moins… Un duel, mesdames… un duel entre madame la comtesse de P… et madame la comtesse de L…

— Charmant ! s’écria le chœur en éclatant de rire.

— Un duel entre deux comtesses ! dit sir Paulus Waterfield, — il n’y a que Rio-Santo pour cela !

— Un tuel endre teux gondesses ! répéta le docteur Muller ; che ne gonnais, tarteifle ! que ze ger Rio-Zanto bur zela !

— Attendez donc ! le meilleur, c’est le motif du duel. Figurez-vous, belles dames, que la comtesse de P… et la comtesse de L… avaient conclu entre elles un accord : aussitôt que l’une d’elles aurait fait la conquête du marquis, l’autre devait céder la place et abandonner toutes prétentions.

— Mais c’est le monde renversé, interrompit lady Campbell. — Ne dirait-on pas qu’il s’agit de deux rivaux ? Ces deux femmes déshonorent leur sexe.

— Et déshonorent la noblesse ! ajouta la baronne.

— Non pas, non pas, mesdames ; la noblesse n’a rien à faire en ceci… Il s’agit tout bonnement de deux comtesses de l’empire.

— À la bonne heure !

— Ces deux dames avaient donc passé un contrat, reprit Lantures-Luces. Au bout de huit jours, la bataille sembla décidée : la voiture de madame de L… avait stationné pendant deux heures devant la porte de Rio-Santo. Madame de P… employa un jour à se désespérer ; le lendemain, elle prit des informations et acquit la certitude que sa rivale avait fait comme ces délicieux scélérats de la régence, qui compromettaient une femme en envoyant leur carrosse vide à sa porte… Madame de L… avait compromis Rio-Santo.

— Charmant ! entonna le chœur.

— Jarmant ! jarmant ! appuya le docteur Muller ; — ché tis drès jarmant !

— Vous comprenez, belles dames, reprit encore Lantures-Luces, que la comtesse de P… devint furieuse. La première fois qu’elle rencontra son ennemie dans les salons de la Chaussée-d’Antin, elle lui dit : — Madame, vous êtes un fat !

— Cette comtesse de P… n’était pas sans esprit, dit lady Campbell.

— La comtesse de L…, en vrai raffinée de l’empire, lui répondit par un coup d’éventail sur la joue. — Assez ! dit madame de P… Point de bruit… Votre arme ? — Le pistolet. — Votre heure ?

— Midi… — À demain, porte Maillot, sans témoins, combat à mort !

Elles se serrèrent la main, et tout fut dit.

— Quels dragons que ces dames !

— Ce Rio-Santo, dit sir Paulus, change les agneaux en tigres.

— En digres et en bandères ! ajouta le Germain.

Le quadrille prenait fin, le cavalier Angelo Bembo vint reconduire miss Trevor à sa place. À peine était-elle assise auprès de sa tante, que la voix sonore de l’huissier (usher) dominant tout-à-coup les mille bruits de la fête, jeta par les salons le nom de l’Honorable Frank Perceval.

Miss Trevor perdit aussitôt les délicates couleurs que la danse avait fait monter à sa joue ; elle devint plus pâle qu’un visage de marbre, et mit la main sur son cœur qui défaillait.

Lady Campbell se pencha vers elle et lui dit tout bas :

— Du courage, ma fille ! Le pauvre Frank se croit des droits ; l’entrevue sera pénible… Mais vous étiez si jeune ! votre cœur s’était trompé… Qui sait d’ailleurs si Frank lui-même n’a pas changé ?

Cette dernière parole, qui voulait être une consolation, amena une larme dans les yeux de miss Mary Trevor.

— Point de faiblesse ! reprit lady Campbell ; en voyant pleurer une femme, l’homme croit toujours à un reste de tendresse… Et vous ne l’aimez plus, n’est-ce pas ? ajouta-t-elle avec une véritable sollicitude.

Mary ne répondit point.

— Comment pourriez-vous l’aimer encore ? poursuivit lady Campbell. Pauvre Frank ! C’est un grand malheur pour lui que la venue à Londres de notre irrésistible marquis…

La spirituelle femme n’en dit pas davantage et se prit à penser que sans elle sa nièce aurait méconnu le cri de son cœur, qu’elle eût combattu vainement et dans le silence son amour pour le marquis, qu’elle eût épousé par timidité Frank Perceval, qu’elle eût été malheureuse, peut-être coupable…

L’imagination est une chose sublime !

Lady Campbell n’avait jamais eu un si parfait contentement de soi-même. — Quant à miss Trevor, jamais elle n’avait si cruellement souffert.

Frank Perceval fut accueilli par lord Trevor avec la plus franche cordialité. Le vieux lord vint lui-même le présenter à sa fille, mais ici la scène changea. Mary reçut son fiancé avec une froideur d’autant plus grande, que son cœur éveillé soudain s’élançait vers lui avec plus de force. Le nom seul de Frank avait violemment secoué sa torpeur et déchiré un lambeau du voile diabolique où l’on avait enveloppé son libre arbitre. La vue de Frank acheva cette cure métaphysique. La cataracte qui obstruait l’œil de Mary, l’œil de son cœur, tomba tout-à-coup, elle vit ; elle fut étonnée, elle fut effrayée de voir clair ainsi au dedans d’elle-même. Puis, par une réaction nécessaire et soudaine, elle se révolta contre la main despotique qui l’avait aveuglée. Mais elle était faible, elle était domptée ; l’esclave noir ne se redresse que la nuit, dans les grands bois où ne le suit point l’œil redouté du maître ; lady Campbell était près de Mary.

Mary se courba de nouveau. Ses yeux à peine dessillés se refermèrent. Elle fit ce que fait l’esclave noir lorsque la nuit s’éclaire et qu’il entend le fouet du commandeur ; elle étouffa sa volonté de se plaindre ; elle redevint passive.

Voilà comment une excellente femme très spirituelle peut ne point valoir mieux qu’une femme très mauvaise et très stupide. Voilà comment la soumission poussée jusqu’au vasselage et privée d’examen peut ressembler comme deux gouttes d’eau à l’idiotisme, et jeter hors de la voie raisonnable les natures les plus choisies. Quel remède à cela ? le hasard. Et puis encore la rareté du fait, car les jeunes filles ne pèchent point d’ordinaire par trop d’obéissance.

Dieu sait que lady Campbell ne songeait point à mal. Celui qui lui aurait montré du doigt la plaie saignante qu’elle entretenait au cœur d’une personne chère, l’eût non seulement étonnée, mais navrée. Mais qui donc eût soupçonné une chose si invraisemblable ? Miss Trevor était une des plus brillantes filles qu’on puisse voir, et certes, dans toute cette foule dorée qui encombrait les salons de son père, il n’y avait que bien peu d’observateurs capables de comprendre ou de deviner l’excentricité poignante de sa situation.

Elle baissa les yeux sous le regard de Frank, et ne répondit à son compliment, prononcé d’une voix émue, qu’en balbutiant quelques paroles dépourvues de sens. Frank se sentit venir une cruelle crainte. Il voulut parler encore, mais lady Campbell lui toucha légèrement le bras du bout de son éventail.

— Vous avez fait un bon voyage, milord[1] ? dit-elle.

Puis, changeant de ton subitement, elle se pencha à son oreille et lui glissa ces mots :

— Pas ce soir, Frank, je vous conjure ; on a les yeux sur elle, sur nous !…

Frank ne comprenait point.

— Demain, continua lady Campbell d’une voix où il y avait trop de pitié pour que Frank se méprît plus long-temps : — demain, je vous expliquerai… Croyez-moi toujours votre amie, cher Frank… la pauvre enfant a bien résisté… bien souffert…

— Quoi, milady ! s’écria Frank ; dois-je penser ?…

— Je vous en prie, milord, attendons à demain.

En même temps, lady Campbell prit la main de Frank qu’elle serra avec une sensibilité non feinte. Frank salua et s’éloigna, la mort dans le cœur.

— Miss Trevor m’a fait l’honneur d’accepter ma main pour ce quadrille, dit le major Borougham aux premières notes de l’orchestre qui entamait un prélude.

Mary demeura immobile, anéantie.

— Vous voudrez bien excuser ma nièce, monsieur le major, répondit lady Campbell, qui avait l’œil à tout, — avant la fin du bal, elle se dédommagera en dansant avec vous.

Un singulier sourire erra sous la moustache du major Borougham.

— Rio-Santo vient bien tard ! dit-il à l’oreille du docteur Muller.

Le docteur Muller répondit à voix basse, mais dans l’anglais le plus pur, sinon le plus choisi, et sans aucun accent germanique :

— Il compte sur lady Campbell, et je veux que le diable m’emporte s’il n’a pas raison d’y compter… Sans elle, je ne répondrais pas de la petite.

— La petite se tâte… elle ne sait trop… Je crois qu’elle aime l’autre…

— Il y a la tante, d’ailleurs !…

La tante disait à sa nièce :

— Mon enfant, le plus fort est fait… Maintenant, le reste me regarde… Ah ! si ce n’était pour vous, Mary, je me dispenserais de cette ambassade… Pauvre Frank !.. Mais il s’agit de votre bonheur : je me dévouerai, ma chère fille.

Elle mit un baiser au front de miss Trevor qui était froid et humide.

— Seriez-vous malade, mon amour ? demanda-t-elle avec sollicitude.

— Je ne sais, répondit Mary, je souffre… Je crois…

— Que croyez-vous, ma fille ?

— Je crois que nous nous trompons toutes les deux. La vue de Frank…

— N’est-ce que cela ? interrompit lady Campbell, qui recouvra aussitôt sa sérénité ; — fiez-vous à moi, ma fille, je m’y connais. Ah ! vous êtes bien heureuse, Mary, que j’aie su lire au fond de votre cœur !…

Frank errait par les salons, cherchant à repousser loin de lui la crainte douloureuse qui opprimait sa pensée ; il voulait espérer encore. Après tout, l’accueil de lord Trevor avait été aussi cordial qu’autrefois, et les paroles de lady Campbell pouvaient s’interpréter en plus d’un sens. Mais Mary ! Était-il possible de se méprendre à cette froideur glaciale qui avait tout-à-coup succédé à son doux abandon d’autrefois ? Le doute était-il permis encore ? Frank essayait bien de combattre ; mais l’évidence victorieuse réduisait ses efforts à néant.

Çà et là, ses amis l’arrêtaient pour lui presser la main et lui souhaiter la bien-venue.

— Quelles nouvelles du Simplon ? lui demandait l’un ?

— Vous me montrerez votre album, Frank, lui disait l’autre.

— Comme vous voilà triste, s’écriait un troisième. Est-ce que vous sauriez déjà ?…

Frank interrompit vivement ce dernier.

— Quoi ? demanda-t-il avec une ardente anxiété.

— Pauvre garçon ! murmura l’ami ; — mais il n’y a rien d’officiel encore… ce sont de simples bruits…

— Que disent-ils, ces bruits ?

— Ils disent… Ils mentent peut-être… Ils disent que miss Trevor va épouser Rio-Santo.

Frank passa sa main sur son front.

— Quel est ce Rio-Santo ? demanda-t-il.

L’ami le regarda stupéfait.

— Vous n’avez pas entendu parler de Rio-Santo, Frank ?… De qui donc parle-t-on en Suisse ?… Rio-Santo est un marquis, — un marquis comme il n’y en a point, — un marquis… Au revoir, Perceval, mon pauvre ami ; j’aperçois là-bas sir Paulus qui me fait signe qu’il manque un quatrième au whist.

Frank demeura seul, étourdi par ce nouveau coup…

— Eh ! bonjour, très cher, s’écria une voix de fausset à son oreille : il y a un siècle qu’on ne vous a vu, et je disais hier… À qui donc disais-je cela ? Ah ! je le disais à ce cher marquis… Je lui disais : Il y a un siècle qu’on n’a vu Frank, je suis sûr qu’il fait des siennes en Suisse… Je parle sérieusement, je disais cela… Mais vous avez l’air chagrin, très cher… Je devine… On vient de me dire que Rio-Santo…

— C’est donc vrai ? murmura Frank.

— Très cher, je n’en sais rien ; mais ce diable de Rio-Santo sait si bien mener sa barque !… Et puis, très cher, il a plus de millions que vous n’avez, vous, de cent livres de rentes… Ah ! c’est un terrible champion !…

Le vicomte de Lantures-Luces, à ce dernier mot, pirouetta sur lui-même et s’en fut caqueter ailleurs.

Frank marchait sans voir et chancelait comme un homme ivre ; il sentit un bras de femme se glisser sous le sien.

— Milord, lui dit la comtesse de Derby, vous êtes malheureux, bien malheureux ! je vous plains… Car vous savez déjà sans doute…

— Je crois tout savoir, milady.

— Tout ?… Non, milord, vous ne savez pas tout… Écoutez, moi aussi je souffre ; je voudrais soulager votre peine, et peut-être…

Il y a un démon de fatuité au fond du cœur de tout homme. Frank, malgré son accablement, comprit à faux et regarda lady Ophelia d’un air étonné.

Celle-ci se prit à sourire avec tristesse.

— Peut-être vous donnerai-je les moyens de combattre Rio-Santo, poursuivit-elle ; car on ne peut pas vaincre Rio-Santo avec des armes ordinaires…

— Toujours Rio-Santo ! pensa Frank, qui se sentait monter au cœur une haine furieuse et sans limites.

— Venez me voir demain, poursuivit la comtesse de Derby, les choses que je dois vous apprendre se disent à voix basse et portes closes, dans une chambre où l’on est deux… et encore celui qui parle est en péril, comme celui qui écoute… À demain, milord ; je vous attendrai.

Elle s’inclina, gracieuse et souriante comme au sortir d’un entretien frivole. Frank n’eut pas tant de force. Sa détresse se lisait sur chacun de ses traits ; il continua de marcher, cherchant un lambris où s’appuyer, un siège où tomber.

Miss Diana Stewart, sa cousine, l’aperçut et l’appela.

— Asseyez-vous près de moi, Frank, dit-elle ; j’ai bien des choses à vous dire… Oh ! je savais que ce coup vous frapperait cruellement.

— Vous êtes son amie, murmura Frank, qui avait peine à parler, vous devez connaître le fond de son cœur… dites-moi ?..

— Je vous dirai tout ce que je sais, mon pauvre cousin ; mais faites effort et rappelez votre courage…

— Diana, parlez-moi d’elle, j’attends.

— Elle souffre autant que vous, Frank, croyez-moi. Il se passe en elle quelque chose que je ne comprends pas, mais son cœur n’a point changé. Miss Trevor vous aime toujours.

Un souffle d’extatique bonheur passa par l’âme navrée de Frank.

— Mais ce mariage ?… lui dit-il.

— On en parle ; lady Campbell le désire… Mary ne s’y oppose pas.

— Elle ne s’y oppose pas ! répéta automatiquement Frank.

— Rio-Santo les a ensorcelées !…

— Encore Rio-Santo !… Diana !… le connaissez-vous ?

— Je le connais, répondit miss Stewart qui baissa les yeux et rougit.

— Montrez-le moi… dites-moi ce qu’il est…

— C’est un homme à qui rien ne résiste, prononça tout bas la jeune fille ; un homme beau, noble, fort et auquel les autres hommes ne peuvent ressembler que de loin… Malheur à ses rivaux, Frank.

— Malheur à lui plutôt ! interrompit Perceval qui se leva dans un moment d’exaltation terrible. — Montrez-le-moi, vous dis-je !… Ah ! il faut que je le voie face à face, cet homme ; il faut…

La voix monotone et sonore de l’huissier interrompit Frank et annonça emphatiquement :

— Don José-Maria-Tellès de Alarcaon, marquis de Rio-Santo !…

Ce nom de Rio-Santo, ainsi pompeusement lancé à travers les salons, déchira l’oreille de Frank Perceval et retentit au dedans de lui comme un discordant fracas. C’était au moment où il appelait ce rival inconnu, mais détesté déjà, que le sort le jetait bruyamment à sa face. Frank, tremblant de colère et galvanisé par cette joie farouche qui prend les vaillantes natures à l’approche de l’ennemi, secoua tout-à-coup sa torpeur et fendit la foule d’un pas précipité. D’instinct il se posa à moitié chemin de la porte d’entrée à la partie du salon occupée par lady Campbell et miss Trevor. Il devinait que, tout d’abord, Rio-Santo passerait par là.

Rio-Santo, en effet, parut presque aussitôt.

C’était un homme de grande taille et d’héroïque prestance. Son visage, aux traits fins et délicatement arrêtés, avait cette expression de calme surhumain que nous avons admirée en quelques physionomies italiennes, mais à un moindre degré. Il était beau, beau comme les peintres d’élite peuvent rêver un roi ou un dieu. Le pur ovale de sa joue n’était tatoué par aucun de ces dessins de barbe romantique dont les étrangers apportaient la mode extravagante jusque dans les plus hauts salons. Il portait seulement une légère moustache, noire comme le jais et retroussée à la manière des habitants de la Péninsule, espagnols et portugais. Ses cheveux, bouclés naturellement, n’affectaient point de coiffure précise et groupaient au hasard leurs mèches gracieusement ondées, laissant à découvert un front large, plein de franchise et de fierté. Ses yeux charmaient et dominaient sous l’arc hardiment dessiné de ses noirs sourcils.

Une seule chose dans ce visage magnifique eût pu faire tache aux yeux d’un observateur sévère. Il y avait, dans le regard de Rio-Santo, dans les lignes épanouies de sa bouche, le cachet d’une sensualité qui, au repos, devait le bercer doucement dans des rêves de poète, mais qui, soudainement irritée, pouvait ne point connaître de frein et arriver, chez cet homme fort et passionné sans doute, aux excès de l’emportement et de la frénésie.

Mais quelle est la figure où certains observateurs ne découvrent pas mille motifs de soupçonner ou de craindre ?

La démarche de Rio-Santo était royale, mais sa majesté échappait à l’emphase en s’alliant à une grâce inimitable. Il portait un costume sévère dans son irréprochable élégance. Trois ordres souverains brillaient sur sa poitrine.

Son nom prononcé souleva un murmure contenu dans la foule. Quelques ladies faussèrent les figures des quadrilles ; d’autres oublièrent de donner réponse à une banale question de leur partner. Le murmure s’étouffa bientôt, mais l’émotion resta. Il y avait dans la fête un élément de plus, et chaque cœur féminin sentit grandir son instinct de coquetterie.

Frank Perceval ne pouvait être comparé au brillant marquis sous le rapport des avantages extérieurs. Il était beau, lui aussi, mais sa beauté ne consistait pas tant dans la régularité de ses traits que dans le noble reflet d’intelligence et de générosité qui éclairait son front loyal. Il y avait en lui quelque chose de chevaleresque ; sa timidité était hautaine, mais sa hauteur était courtoise. En somme, il aurait été le roi de cette jeunesse élégante et choisie si Rio-Santo n’eût pas existé.

Frank était beaucoup plus jeune que le marquis, bien que celui-ci fût de ces hommes auxquels l’âge ne laisse point de trace et que le temps semble oublier dans sa course. On n’aurait pu dire précisément combien d’années pesaient sur le front de Rio-Santo. Seulement on ne trouvait plus en lui cette fleur de jeunesse que gardaient les traits de Frank.

Celui-ci regarda fixement et longuement son rival, auquel il barrait l’étroit passage qu’avait ouvert la foule. Au premier aspect, il lui sembla que cette figure avait déjà frappé ses yeux, mais cette impression fut courte et fugitive ; ce que Frank vit, ce qu’il remarqua avec une passionnée jalousie, ce fut l’extraordinaire beauté de Rio-Santo. Sa haine s’augmenta de toute la frayeur qui étreignit son âme. Car, en ces moments de détresse amoureuse où l’angoisse paralyse la réflexion, la beauté apparaît comme l’arme unique et souveraine : Frank se sentit vaincu, écrasé sous la beauté de son rival.

Il le regardait toujours et barrait toujours le passage. Rio-Santo ralentit d’abord son pas, puis il s’arrêta tout à fait, cherchant de l’œil lady Campbell et sa nièce. Il n’avait pas même aperçu Frank.

— Là-bas, marquis, là-bas ! s’écria l’officieux vicomte de Lantures-Luces en désignant l’angle du salon où s’asseyait lady Campbell ; ces dames se plaignent de votre retard…. Eh bien ! Perceval, mon très cher, ayez donc la bonté de nous faire place, au marquis et à moi.

Frank ne bougea pas, et mit dans ses yeux, toujours fixés sur le marquis, l’expression du plus provoquant dédain.

Rio-Santo abaissa sur lui son regard serein, et ne répondit au froid défi de Frank que par un salut plein de courtoisie :

— Je tâcherai d’avoir l’honneur d’être présenté à l’Honorable Frank Perceval, dit-il avec simplicité.

Et avant que Lantures-Luces eût empiré la situation par son empressement intempestif, le marquis fit un imperceptible signe de tête, auquel répondit un personnage qui venait d’entrer et sur la route duquel chacun s’écartait avec cette condescendance ostensible et de mauvais goût qui est au fond de la courtoisie anglaise.

Ce personnage que nous connaissons, et à qui son élégant habit de bal ne pouvait enlever l’apparence insignifiante et bourgeoisement honnête que lui avait donnée la nature, marchait tête haute et les yeux grands ouverts sans se détourner jamais pour éviter un choc ou saluer une connaissance.

C’était Tyrrel, l’aveugle de la taverne des Armes de la Couronne.

Au geste de Rio-Santo, il changea de route et vint se planter devant Frank, auquel il fit ainsi perdre de vue le marquis.

— Rangez-vous, monsieur ! dit Frank avec colère.

— Est-ce à moi que vous parlez ? demanda l’aveugle avec douceur.

— C’est à vous, monsieur, et je trouve étrange…

— Là, là ! très cher, s’écria Lantures-Luces en éclatant de rire ; — sur quelle herbe avez vous donc marché ce soir ?… N’allez-vous pas chercher querelle à sir Edmund Makensie, qui est aveugle ?

— Je vous fais mes excuses, murmura Frank qui se mordit les lèvres.

Et il chercha des yeux Rio-Santo, tandis que l’aveugle murmurait bénignement :

— C’est moi, monsieur, qui vous demande pardon.

Rio-Santo avait disparu dans la foule.

— Serait-ce un lâche ? se demanda Frank.

Il parcourait les salons du regard. Il trouvait étrange que le marquis eût saisi avec tant d’empressement l’occasion de s’esquiver que lui offrait le hasard.

— Serait-ce un lâche ! répéta-t-il ; ah ! c’est qu’il me le faut brave !…

— Vous l’aurez tel qu’il vous le faut, mon jeune gentleman ! interrompit une voix railleuse à son oreille.

Frank se retourna vivement. Il n’y avait plus auprès de lui qu’un long personnage à figure exotique qui essuyait laborieusement les verres d’un gigantesque lorgnon.

— Qu’avez-vous dit ? demanda le jeune homme avec hauteur.

— Che n’ai pas tit, répondit flegmatiquement le long personnage, qui n’était autre que le docteur Muller.

— Vous m’avez adressé la parole, monsieur !

— Che n’ai bas atressé la barole, tarteifle ! répliqua le Germain en tournant le dos.

Frank crut s’être trompé ; ses oreilles avaient tinté ; sa fièvre lui avait fait ouïr des paroles que personne n’avait prononcées. Il avait d’ailleurs autre chose à penser.

Rio-Santo venait de rejoindre lady Campbell et sa nièce. L’angle où elles s’asseyaient devint tout-à-coup le centre du bal. Tous les regards y convergèrent, et la cour de lady Campbell se trouva instantanément doublée. Il est probable que cette spirituelle femme avait dès long-temps constaté ce résultat inévitable de la présence de Rio-Santo, et que ledit résultat entrait pour quelque chose dans l’attachement qu’elle portait au beau marquis.

Elle le reçut comme une mère reçoit son fils, un fils chéri et admiré.

— Mary devenait triste, dit-elle, tandis que Rio-Santo baisait la main de la jeune fille.

— N’y avait-il que mon absence pour causer la tristesse de miss Trevor ? demanda Rio-Santo en souriant et sans intention.

Miss Mary essaya de sourire aussi, mais elle ne put. Son malaise se compliquait maintenant de la présence du marquis, lequel n’avait point perdu le mystique pouvoir de terreur qu’il avait exercé dès l’abord sur la jeune fille. Ce pouvoir s’était seulement combiné avec le charme que Rio-Santo savait opérer sur toute femme et dont miss Trevor n’avait pu se défendre. Vis-à-vis de Rio-Santo, et lorsqu’elle était sous son regard, Mary perdait réellement toute conscience de ce qui se passait en elle. Eût-elle, en ces instants, pris le courage de secouer la domination morale de sa tante, nous ne savons pas ce qu’elle aurait pu répondre à cette question posée à bout portant : — Qui aimez-vous ?

De sorte que l’erreur de lady Campbell était rigoureusement excusable. Elle aussi subissait le charme ; pouvait-on lui imputer à mal l’erreur où tombait quelquefois miss Trevor elle-même ?

Ce soir-là Rio-Santo fut plus empressé, plus tendre, plus éloquent encore qu’à l’ordinaire. Miss Mary, qu’une voix intérieure, avertissait de se souvenir, se laissait aller malgré elle aux enchantements dont l’entourait cet homme qu’elle n’aimait pas, et oubliait Frank qu’elle aimait. C’était plus qu’une fascination, et miss Diana Stewart avait employé le mot propre : Mary était ensorcelée.

Lady Campbell écoutait Rio-Santo, lui donnait la réplique le plus spirituellement du monde, et trouvait encore le temps de s’extasier sur le bonheur de sa nièce. L’assistance plaçait son mot et admirait ; le vicomte de Lantures-Luces accomplissait des grimaces d’enthousiasme à chaque parole de son illustre modèle, et se promettait bien de les répéter à l’occasion.

Frank se tenait debout dans une embrasure. Il était trop éloigné pour rien entendre, mais il voyait tout, et buvait avec une poignante avidité la coupe amère de la jalousie. Il regardait, mettant son âme entière dans ses yeux, interprétant chaque geste, donnant à chaque mouvement une signification qui attisait sa fièvre et doublait sa souffrance. Lorsque Rio-Santo se penchait vers Mary et l’enveloppait de la magie de son regard, Frank tressaillait de rage ; lorsque Mary levait les yeux sur Rio-Santo, Frank croyait y lire un amour timide, mais éloquent dans son silence, et sa rage devenait agonie.

Et il restait là, passant de la colère au martyre ; il n’essayait point de fuir, parce, — et nous ne copions pas ici une vaine fadeur dans les romans des blue stockings, — parce que l’homme qui aime chérit jusqu’à sa torture.

Et puis, en ces instants d’accablant supplice, la pensée de s’éloigner ne vient pas ; il semble que le mal dont on est témoin doive être moins grand. L’esprit calcule d’instinct et naïvement ; on se dit : En ma présence, ils n’oseront pas !… Éloigné, d’ailleurs, la torture ne s’augmenterait-elle pas de tous ces cruels détails que l’imagination malade se représente avec un si grand luxe de circonstances aggravantes ?

Les heures se passaient. — Une seule chose vint faire diversion à l’obsédant espionnage de Frank. Au moment où la conversation du groupe présidé par lady Campbell atteignait son plus haut degré d’admiration, Rio-Santo, emporté sans doute par la chaleur de l’entretien, fronça un instant les sourcils. La lumière d’un candélabre tombait d’aplomb sur son visage. Frank, qui le regardait, tressaillit et se demanda pour la seconde fois où il avait vu cet homme. Mais les traits de Rio-Santo reprirent leur position normale, et Frank douta de nouveau. Le souvenir qui venait de traverser son esprit se liait à un événement si horrible ; sa mémoire, sur une ressemblance réelle ou imaginaire, venait d’évoquer un si hideux tableau, que la haine elle-même, ou ce qui pis est, la jalousie, n’y pouvait donner place à la sereine et noble figure de Rio-Santo. Franck pensa qu’il s’était trompé. Il le pensa d’autant plus fermement, qu’il y aurait eu folie à supposer le contraire. Un terrible malheur l’avait frappé autrefois dans des circonstances étranges. L’homme qui avait joué le principal rôle dans ce drame effroyable, dont nous devrons compte au lecteur, cet homme et Rio-Santo se ressemblaient, — comme un misérable peut ressembler à un prince. Frank rejeta loin de lui tout soupçon. Il avait assez de motifs récents de haïr, sans rattacher son aversion à de douteuses hypothèses, bâties sur de lointains outrages.

Aussi, rendit-il son âme tout entière à son courroux actuel. Sa colère ne se méprenait point ; elle se concentrait sur le marquis, laissant à l’écart Mary dont il connaissait le caractère débile et subjugué.

Enfin Rio-Santo se leva pour faire son tour de bal et rendre ses devoirs aux dames. Frank, qui attendait ce moment avec impatience, quitta son poste et l’aborda.

— Monsieur, dit-il, avec ce calme affecté que l’homme du monde sait toujours mettre sur ses émotions les plus grandes ; — vous manifestiez tout à l’heure le désir de m’être présenté.

Rio-Santo ne le reconnut pas de prime-abord. Lorsqu’il le reconnut, il sourit et lui tendit la main.

— Monsieur Perceval ?… dit-il. En effet, je ne pouvais que désirer faire la connaissance d’un homme dont lady Campbell m’a parlé souvent avec une affection de mère et que miss Trevor aime comme un frère chéri…

Frank prit la main de Rio-Santo et la serra fortement.

— En êtes-vous donc déjà à aimer tout ce qu’elle aime ? demanda-t-il avec un sourire amer. — Milord, vous avez le beau rôle, et je tombe malgré moi dans ce ridicule personnage d’amant oublié qui gêne tout le monde, et que tout le monde prend en mépris ou en pitié… J’aime miss Mary Trevor, monsieur !

Rio-Santo ne retira point sa main.

— Je le savais, dit-il d’un ton plus froid, mais avec une mesure exquise ; — lady Campbell me l’avait appris… J’espérais… nous espérions que l’absence…

— Pour qui parlez-vous, monsieur ? interrompit Frank.

— Je parle pour moi, pour lady Campbell…

— Voilà tout, monsieur, voilà tout ! interrompit encore Frank d’une voix impérieuse ; — je vous déclare menteur si vous prononcez un autre nom !

— Et aussi pour miss Mary Trevor, prononça lentement Rio-Santo.

En même temps il retira sa main et mit un doigt sur sa bouche. Son regard restait calme ; pas une ride ne vint à son front.

— Monsieur Perceval, reprit-il avec douceur, je ne crois pas avoir été au devant de votre provocation. J’aurais voulu votre amitié, vous en avez décidé autrement, qu’il soit fait suivant votre volonté.

Frank rougit de plaisir.

— À demain donc, monsieur, dit-il ; ma volonté est que l’un de nous meure, et je remercie Dieu de trouver en vous un cœur de gentilhomme… À demain !

Rio-Santo fit son tour de bal, rendit ses devoirs aux dames, et revint s’asseoir auprès de Mary.

— Je vous ai vu causer avec Frank Perceval ? lui dit tout bas et d’un ton d’inquiétude lady Campbell.

— C’est un fort aimable cavalier, répondit Rio-Santo.

  1. On donne souvent, — par courtoisie, — le titre de lord aux fils des pairs d’Angleterre, en leur adressant la parole, bien qu’ils n’aient aucun droit légal de le porter. — En parlant d’eux on dit l’Honorable, etc.