Traduction par Victorine de Chastenay.
Maradan (4p. 53-61).

CHAPITRE III.

Le lendemain Emilie trouva madame Montoni à peu près dans le même état : elle avoit peu dormi, et ces trop courts instans de sommeil n’avoient pu la rafraîchir. Elle sourit à sa nièce, et parut se ranimer à sa vue : elle parla peu, et ne nomma point Montoni. Bientôt après lui-même entra chez elle ; sa femme, apprenant que c’étoit lui, parut fort agitée, et garda un silence absolu. Mais Emilie s’étant levée de la chaise qu’elle occupoit auprès de son lit, elle la pria d’une voix foible, de ne la pas abandonner.

Montoni ne venoit point pour consoler sa femme, qu’il savoit bien être mourante, ou pour obtenir son pardon ; il venoit uniquement pour tenter un dernier effort et arracher sa signature, afin qu’après sa mort tous les biens de Languedoc lui appartinssent, au lieu de revenir à Emilie. Ce fut une scène atroce, où l’un fit voir une impudente barbarie, et l’autre une opiniâtreté qui survivoit même à ses forces physiques. Emilie déclara mille fois qu’elle aimoit mieux abandonner ses droits, que de voir les derniers momens de sa tante troublés par ce cruel débat. Montoni, néanmoins, ne quitta pas l’appartement, jusqu’à ce que son épouse, épuisée par une contestation fatigante, eut enfin perdu connoissance. Elle fut long-temps tout à fait insensible ; Emilie commençoit à craindre qu’elle ne fût expirée. Elle revint à la fin ; et regardant Emilie, dont les larmes tomboient sur elle, elle fit un effort pour parler : on ne put l’entendre, et Emilie crut encore qu’elle alloit mourir dans ses bras. Elle retrouva pourtant l’usage de la parole ; et remise assez bien par un cordial qu’on lui donna, elle entretint long-temps sa nièce avec précision et clarté sur ses propriétés de France. Elle lui apprit où se trouvoient des papiers importans qu’elle avoit dérobés aux recherches de Montoni, et la chargea expressément de ne jamais s’en dessaisir.

Après cette conversation, madame Montoni s’assoupit et sommeilla jusqu’au soir, elle sembla se trouver mieux qu’elle n’avoit encore fait depuis son départ de la tour. Emilie ne la quitta pas jusque long-temps après minuit ; elle seroit restée davantage, si sa tante ne l’eût conjurée d’aller prendre un peu de repos : elle obéit d’autant plus volontiers, que la malade lui paroissoit soulagée. Elle donna à Annette les mêmes instructions que l’autre nuit, et se retira dans son appartement. Ses esprits étoient agités ; elle n’auroit pas pu s’endormir, et elle préféra de surveiller cette mystérieuse apparition, qui lui causoit tant d’alarme et tant d’intérêt.

C’étoit alors la seconde garde, et l’heure où la figure avoit déjà paru. Emilie entendit les sentinelles qui se relevoient ; et quand tout fut rentré dans le calme, elle reprit sa place à la fenêtre, et mit sa lampe de côté, afin de ne pas être aperçue. La lune donnoit une lumière foible et incertaine ; d’épaisses vapeurs l’obscurcissoient, et quand elles rouloient sur son disque, les ténèbres étoient absolues. Dans un de ces sombres momens, elle remarqua une flamme légère qui voltigeoit sur la terrasse ; pendant qu’elle regardoit, la flamme s’évanouit. La lune se montrant au travers de nuages plombés et chargés de tonnerres, Emilie contempla les cieux ; de nombreux éclairs sillonnoient une nuée noire, et répandoient une lueur morne sur la masse des bois du vallon. Durant ces éclats passagers, Emilie se plaisoit à observer les grands effets du paysage : quelquefois, au-dessus d’une montagne, un nuage ouvroit ses feux ardens ; cette splendeur subite illuminoit jusqu’aux cavités, puis tout étoit replongé dans une obscurité plus profonde. D’autres fois les éclairs dessinoient tout le château, détachoient l’arcade gothique, la tourelle au-dessus, les fortifications au-dessous ; et alors l’édifice entier, ses tours, sa masse, ses étroites fenêtres, brilloient et disparoissoient à l’instant.

Emilie, en regardant le rempart, revit encore la flamme qu’elle avoit remarquée ; cette flamme étoit en mouvement. Bientôt après Emilie entendit marcher ; la lumière se montroit et s’éclipsoit successivement. Elle la vit passer sous sa fenêtre, et à l’instant elle entendit marcher ; mais l’obscurité étoit telle, qu’on ne pouvoit distinguer que la flamme. Tout à coup la lueur d’un éclair fit voir à Emilie quelqu’un sur la terrasse. Toutes les anxiétés de la nuit se renouvelèrent ; la personne avança, et la flamme, qui sembloit se jouer, paroissoit et s’évanouissoit par momens. Emilie désiroit parler pour terminer ses doutes, et n’assurer si la figure étoit humaine ou bien surnaturelle. Le courage lui manquoit toutes les fois qu’elle ouvroit la bouche ; la lumière se trouvant enfin justement au-dessous de sa fenêtre, elle demanda d’une voix languissante qui c’étoit.

— Ami, reprit une voix.

— Et quel ami dit Emilie qui se sentit encouragée ; qui êtes-vous ? quelle lumière portez-vous ?

— Je suis Antonio, un des soldats du signor, reprit la voix.

— Et quelle est cette lumière ? demanda Emilie ; voyez donc comme elle brille et comme elle s’évanouit !

— Cette lumière, mademoiselle, dit le soldat, a paru cette nuit comme vous la voyez sur la pointe de ma lance. Elle y est depuis ma patrouille ; mais je ne sais pas ce qu’elle signifie.

— Cela est étrange, dit Emilie.

— Mon camarade, continua l’homme, a de même une flamme au bout de sa pique ; il dit qu’il a déjà remarqué le même prodige ; je ne l’ai, moi, jamais observé ; mais je ne suis au château que depuis peu, je suis encore nouveau soldat.

— Comment votre camarade s’explique-t-il ? dit Emilie.

— Il dit que c’est un présage, mademoiselle, et que cela n’annonce rien de bon.

— Et quel mal cela peut-il prédire ?

— Il n’en sait pas si long, mademoiselle.

Que ce présage alarmât ou non Emilie, il est toujours certain qu’elle sentit un grand soulagement en découvrant que cet homme qui passoit n’étoit qu’un soldat de la garde ; elle pensa aussitôt que c’étoit peut-être lui, qui, la nuit précédente, lui avoit causé une aussi vive alarme. Il y avoit néanmoins des circonstances essentielles qui avoient besoin d’explication. Autant qu’au clair de lune elle en pouvoit juger, la figure qu’elle avoit remarquée, ne ressembloit à cet homme ni pour la taille ni pour la forme, et, de plus, ne portoit point d’armes. La légèreté de ses pas, si même c’étoit des pas, ses gémissemens, son étrange fuite, étoient autant de mystères qui ne pouvoient s’accorder avec l’état d’un soldat de la garde.

Elle demanda alors à la sentinelle si elle avoit vu quelqu’un autre que son compagnon se promener à minuit autour de la terrasse, et elle lui raconta alors en très-peu de mots ce qu’elle-même avoit observé.

— Je n’étois pas de garde hier, mademoiselle, reprit le soldat ; mais j’ai appris ce qui étoit arrivé. Il y en a parmi nous qui croient d’étranges choses ; on fait aussi de très-étranges histoires au sujet de ce château ; mais ce n’est pas à moi qu’il convient de les répéter. Pour mon compte je n’ai pas à me plaindre, et notre chef en use généreusement.

— Je vous recommande la prudence, dit Emilie. Bonne nuit ! prenez ceci pour m’obliger, ajouta-t-elle en lui jetant une petite pièce de monnoie ; elle referma ensuite sa fenêtre, et mit fin à de plus longs discours.

Dès que le soldat fut parti, elle la rouvrit, et écouta avec une sorte de plaisir le tonnerre qui grondoit au-delà des montagnes : elle observoit les éclairs qui se croisoient au fond de ce tableau. Le tonnerre rouloit d’une manière terrible ; les montagnes se le renvoyoient, et l’on eût cru qu’un autre orage lui répondoit à l’horizon. Les nuages s’augmentant toujours, finirent par dérober la lune, et prirent cette teinte sulfureuse et pourprée qui annonce les violentes tempêtes.

Emilie resta a la fenêtre ; mais la foudre éclatante, qui de moment en moment découvroit l’horizon, la vallée et le paysage, ne permit plus de s’y tenir avec sûreté ; elle se jeta sur son lit. Incapable de dormir, elle écoutoit dans un respectueux silence les coups épouvantables qui sembloient ébranler le château jusque dans ses fondemens.

Il s’écoula ainsi un temps considérable ; mais au milieu du fracas de l’orage elle crut entendre une voix : elle se leva pour s’en assurer, elle vit la porte s’ouvrir, et Annette s’avancer avec toute l’horreur de l’effroi.

— Elle se meurt ! mademoiselle. Madame se meurt, dit-elle.

Emilie tressaillit, et courut chez sa tante. Quand elle entra, madame Montoni paroissoit évanouie ; elle étoit calme et insensible. Emilie, avec un courage qui ne savoit point céder à la douleur toutes les fois que son devoir exigeoit son activité, Emilie n’épargna aucun moyen de la rappeler à la vie ; mais le dernier effort étoit fait, elle avoit fini pour toujours.

Quand Emilie s’aperçut de l’inutilité de ses soins, elle fit plusieurs questions à la tremblante Annette ; elle apprit que madame Montoni étoit tombée dans une sorte d’assoupissement bientôt après le départ d’Emilie, et qu’elle étoit restée en cet état jusqu’à l’instant qui avoit précédé sa mort.

Je m’étonnois, mademoiselle, dit Annette, que ma maîtresse n’eût pas peur du tonnerre, tandis que j’étois si effrayée. J’allois souvent au lit pour lui parler, mais elle me paroissoit endormie. Tout à coup, à la fin, j’entendis un bruit singulier ; j’allai à elle, elle se mouroit.

Emilie, à ce récit, ne put retenir ses larmes ; elle ne douta pas que le violent changement produit dans l’air par cet orage, ne fut devenu trop funeste à l’épuisement de madame Montoni.

Après une courte délibération, elle décida que Montoni ne seroit pas informé de l’événement avant le lendemain matin ; elle pensoit qu’il lui échapperoit quelques expressions inhumaines ; et que, dans l’état actuel de ses esprits, elle ne pourroit pas les soutenir. Avec la seule Annette, que son exemple encourageoit, elle commença l’office des morts, et veilla toute la nuit auprès du corps de sa tante. Cet acte solennel étoit rendu encore plus imposant par l’effrayante secousse que la foudre en courroux donnoit à la nature. Emilie pria le ciel de répandre sur elle sa force et ses secours, et le Dieu des consolations entendit sa fervente prière.