(p. 117-124).


LA NEIGE





Il a neigé toute la nuit.
Au matin, le soleil scintille ;
Coquet, le Bois a mis sans bruit
Son étincelante mantille.

Il gèle… ; mais bah ! ce n’est rien…
Et, bien couverte, bien voilée,
Nina trotte avec Adrien
Tout le long de la longue allée.


Nina : vingt-cinq ans, cheveux blonds,
Pieds et mains de patricienne ;
De la nuque jusqu’aux talons,
Partout, toujours, Parisienne.

Adrien : caniche frisé,
Léger bracelet à la patte ;
Train de derrière frais rasé ;
Dandinement aristocrate.

Maîtresse et chien, d’un pas pressé,
Noirs sur l’éblouissante neige,
Suivent l’étroit sentier tracé
Par les balayeurs en cortège.

Ils vont, ils vont, silencieux…
Lui, galopant à côté d’elle ;
Elle, l’air un peu soucieux
Malgré ses façons d’hirondelle.


Quelque rêve d’enfant gâté
— N’en doutons point ! — la préoccupe…
Et de son en-cas argenté
Elle tape, tape sa jupe.

Adrien, le bon Adrien
A vu s’amasser le nuage,
Et, faisant son devoir de chien,
Il l’interroge en son langage :

— « Chère maîtresse, quel souci
Dans vos beaux yeux passe et repasse ?
Ce n’est rien, dites-vous ?… Oh ! si !…
Je suis un chien fort perspicace !

Là !… là !… Ne nous défendons pas !…
Je devinerai tout de même…
Rien n’est clairvoyant ici-bas
Comme un caniche… qui vous aime !


Voyons !… Est-ce un propos trop vif
De notre cher seigneur et maître ?
Pis encore ?… Un coup de canif
Qu’il nous aurait porté, le traître ?

Il est fidèle ?… Allons ! tant mieux !…
Qu’est-ce alors ?… Dans quelque soirée,
Certaine rivale aux grands yeux
Plus que vous fut-elle entourée ?

Non… je me trompe !… Il n’en est rien !…
Quoi donc alors ?… Une toilette
Que Worth ne peut mener à bien ?
Le gueux mérite qu’on le fouette !

Non, toujours non ?… C’est irritant,
Ce souci que rien ne révèle.
Est-ce un désir qui va trottant,
Maîtresse, dans votre cervelle ?


Ah ! derrière voire manchon
Vous souriez, malgré la brise,
Et ce sourire folichon
Me dit que je vous ai comprise !

Un désir, alors ? mais lequel ?
Pouvez-vous former quelque envie,
Vous à qui tout rit sous le ciel
Et que tout charme dans la vie ?

Beauté, fortune, bon mari
Que vous aimez, qui vous adore ;
Fillette rose, au teint fleuri,
Avec des cheveux pleins d’aurore ;

Loge aux Français, à l’Opéra ;
Hôtel, chevaux, terre en Touraine…
Et puis enfin — régal extra ! —
Du poulet toute la semaine !


Non, ma foi !… Je ne comprends pas !
Je déclare rester godiche,
Et je donne ma langue aux chats,
Supplice affreux pour un caniche !

— « Ne cherche pas, mon pauvre ami !
Répond Nina ; sur ma parole,
J’ai perdu la tête à demi
Et je suis un tantinet folle !

Ce désir… Non, je me tairai…
Car la chose est trop ridicule… »
Mais Adrien, désespéré :
— « Voyons, parlez-moi sans scrupule !

Nous autres chiens bien éduqués,
Nous avons fort peu d’exigences,
Et, pour les humains, ces toqués,
Nos cœurs débordent d’indulgences ! »


Lors, du bout de son doigt mignon
Lui montrant la neige rosée :
— « Vois le beau tapis, compagnon !
Fit-elle, rêveuse et blasée.

Vois, sous le soleil éclatant
Qui la couvre de ses caresses,
Comme cette blancheur s’étend,
Immense lit plein de paresses !

Ah ! qu’il doit être singulier,
Exquis et cruel tout ensemble,
Ami, d’avoir pour oreiller
Ce granit argenté qui tremble !

Tu me demandes quel désir
— Ô caniche trois fois sensible ! —
Ce matin gâte mon plaisir ?…
Eh bien !… je voudrais l’impossible…


Je voudrais, — rêves décadents ! —
Parmi ces reflets d’émeraude… »
— « Quoi donc, enfin ? » — « Me rouler dans
De la neige… qui serait chaude ! »