Les Mille et Une Nuits/Suite de l’histoire du prince Assad

Anonyme
Traduction par Antoine Galland.
Les Mille et Une NuitsLe NormantTome 4 (p. 126-166).

SUITE DE L’HISTOIRE
DU PRINCE ASSAD.


Assad cependant étoit toujours à la chaîne dans le cachot où il avoit été renfermé par l’adresse du rusé vieillard ; et Bostane et Cavame, filles du vieillard, le maltraitoient avec la même cruauté et la même inhumanité. La fête solennelle des adorateurs du Feu approcha. On équipa le vaisseau qui avoit coutume de faire le voyage de la montagne du Feu : on le chargea de marchandises par le soin d’un capitaine nommé Behram, grand zélateur de la religion des Mages. Quand il fut en état de remettre à la voile, Behram y fit embarquer Assad dans une caisse à moitié pleine de marchandises, avec assez d’ouverture entre les ais pour lui donner la respiration nécessaire, et fit descendre la caisse à fond de cale.

Avant que le vaisseau mît à la voile, le grand visir Amgiad, frère d’Assad, qui avoit été averti que les adorateurs du Feu avoient coutume de sacrifier un Musulman chaque année sur la montagne du Feu, et qu’Assad qui étoit peut-être tombé entre leurs mains, pourroit bien être destiné à cette cérémonie sanglante, voulut en faire la visite. Il y alla en personne, et fit monter tous les matelots et tous les passagers sur le tillac, pendant que ses gens firent la recherche dans tout le vaisseau ; mais on ne trouva pas Assad, il étoit trop bien caché.

La visite faite, le vaisseau sortit du port ; et quand il fut en pleine mer, Behram ordonna de tirer le prince Assad de la caisse, et le fit mettre à la chaîne pour s’assurer de lui, de crainte, comme il n’ignoroit pas qu’on alloit le sacrifier, que de désespoir il ne se précipitât dans la mer.

Après quelques jours de navigation, le vent favorable qui avoit toujours accompagné le vaisseau, devint contraire, et augmenta de manière qu’il excita une tempête des plus furieuses. Le vaisseau ne perdit pas seulement sa route : Behram et son pilote ne savoient plus même où ils étoient, et ils craignoient de rencontrer quelque rocher à chaque moment, et de s’y briser. Au plus fort de la tempête ils découvrirent terre, et Behram la reconnut pour l’endroit où étoit le port et la capitale de la reine Margiane, et il en eut une grande mortification.

En effet, la reine Margiane qui étoit Musulmane, étoit ennemie mortelle des adorateurs du Feu. Non-seulement elle n’en souffroit pas un seul dans ses états, elle ne permettoit même pas qu’aucun de leurs vaisseaux y abordât.

Il n’étoit plus au pouvoir de Behram cependant d’éviter d’aller border au port de la capitale de cette reine, à moins d’aller échouer et se perdre contre la côte qui étoit bordée de rochers affreux. Dans cette extrémité il tint conseil avec son pilote et avec ses matelots. « Enfans, dit-il, vous voyez la nécessité où nous sommes réduits. De deux choses l’une : ou il faut que nous soyons engloutis par les flots, ou que nous nous sauvions chez la reine Margiane ; mais sa haine implacable contre notre religion et contre ceux qui en font profession, vous est connue. Elle ne manquera pas de se saisir de notre vaisseau, et de nous faire ôter la vie à tous sans miséricorde. Je ne vois qu’un seul remède qui peut-être nous réussira. Je suis d’avis que nous ôtions de la chaîne le Musulman que nous avons ici, et que nous l’habillions en esclave. Quand la reine Margiane m’aura fait venir devant elle, et qu’elle me demandera quel est mon négoce, je lui répondrai que je suis marchand d’esclaves, que j’ai vendu tout ce que j’en avois, et que je n’en ai réservé qu’un seul pour me servir d’écrivain, à cause qu’il sait lire et écrire. Elle voudra le voir ; et comme il est bien fait, et que d’ailleurs il est de sa religion, elle en sera touchée de compassion, ne manquera pas de me proposer de le lui vendre, et, en cette considération, de nous souffrir dans son port jusqu’au premier beau temps. Si vous savez quelque chose de meilleur, dites-le-moi, je vous écouterai. » Le pilote et les matelots applaudirent à son sentiment qui fut suivi…

La sultane Scheherazade fut obligée d’en demeurer à ces derniers mots, à cause du jour qui se faisoit voir ; elle reprit le même conte la nuit suivante, et dit au sultan des Indes :

CCXXXIVe NUIT.

Sire, Behram fit ôter le prince Assad de la chaîne, et le fit habiller en esclave fort proprement, selon le rang d’écrivain de son vaisseau, sous lequel il vouloit le faire paroître devant la reine Margiane. Il fut à peine dans l’état qu’il le souhaitoit, que le vaisseau entra dans le port, où il fit jeter l’ancre.

Dès que la reine Margiane, qui avoit son palais situé du côté de la mer, de manière que le jardin s’étendoit jusqu’au rivage, eut vu que le vaisseau avoit mouillé, elle envoya avertir le capitaine de venir lui parler ; et pour satisfaire plutôt sa curiosité, elle vint l’attendre dans le jardin.

Behram qui s’étoit attendu à être appelé, débarqua avec le prince Assad, après avoir exigé de lui de confirmer qu’il étoit son esclave et son écrivain, et fut conduit devant la reine Margiane. Il se jeta à ses pieds ; et après lui avoir marqué la nécessité qui l’avoit obligé de se réfugier dans son port, il lui dit qu’il étoit marchand d’esclaves, qu’Assad qu’il avoit amené, étoit le seul qui lui restât, et qu’il gardoit pour lui servir d’écrivain.

Assad avoit plu à la reine Margiane du moment qu’elle l’avoit vu, et elle fut ravie d’apprendre qu’il fut esclave. Résolue à l’acheter à quelque prix que ce fût, elle demanda à Assad comment il s’appeloit.

« Grande reine, reprit le prince Assad les larmes aux yeux, votre Majesté me demande-t-elle le nom que je portois ci-devant, ou le nom que je porte aujourd’hui ? » « Comment, repartit la reine, est-ce que vous avez deux noms ? » « Hélas, il n’est que trop vrai, répliqua Assad ! Je m’appelois autrefois Assad (très-heureux), et aujourd’hui je m’appelle Môtar (destiné à être sacrifié). »

Margiane qui ne pouvoit pénétrer le vrai sens de cette réponse, l’appliqua à l’état de son esclavage, et connut en même temps qu’il avoit beaucoup d’esprit. « Puisque vous êtes écrivain, lui dit-elle ensuite, je ne doute pas que vous ne sachiez bien écrire : faites-moi voir de votre écriture. »

Assad muni d’une écritoire qu’il portoit à sa ceinture, et de papier, par les soins de Behram qui n’avoit pas oublié ces circonstances pour persuader à la reine ce qu’il vouloit qu’elle crût, se retira un peu à l’écart, et écrivit ces sentences, par rapport à sa misère :

« L’aveugle se détourne de la fosse où le clair-voyant se laisse tomber. — L’ignorant s’élève aux dignités par des discours qui ne signifient rien, le savant demeure dans la poussière avec son éloquence. — Le Musulman est dans la dernière misère avec toutes ses richesses, l’infidèle triomphe au milieu de ses biens. — On ne peut pas espérer que les choses changent : c’est un décret du Tout-Puissant qu’elles demeurent en cet état. »

Assad présenta le papier à la reine Margiane, qui n’admira pas moins la moralité des sentences, que la beauté du caractère ; et il n’en fallut pas davantage pour achever d’embraser son cœur, et de le toucher d’une véritable compassion pour lui. Elle n’eut pas plutôt achevé de le lire, qu’elle s’adressa à Behram : « Choisissez, lui dit-elle, de me vendre cet esclave, ou de m’en faire un présent ; peut-être trouverez-vous mieux votre compte de choisir le dernier. »

Behram reprit assez insolemment qu’il n’avoit pas de choix à faire, qu’il avoit besoin de son esclave, et qu’il vouloit le garder.

La reine Margiane, irritée de cette hardiesse, ne voulut point parler davantage à Behram ; elle prit le prince Assad par le bras, le fit marcher devant elle ; et en l’emmenant à son palais, elle envoya dire à Behram qu’elle feroit confisquer toutes ses marchandises, et mettre le feu à son vaisseau au milieu du port, s’il y passoit la nuit. Behram fut contraint de retourner à son vaisseau, bien mortifié, et de faire préparer toutes choses pour remettre à la voile, quoique la tempête ne fût pas encore entièrement appaisée.

La reine Margiane après avoir commandé en entrant dans son palais que l’on servît promptement le soupé, mena Assad à son appartement, où elle le fit asseoir près d’elle. Assad voulut s’en défendre, en disant que cet honneur n’appartenoit pas à un esclave.

« À un esclave, reprit la reine ! Il n’y a qu’un moment que vous l’étiez, mais vous ne l’êtes plus. Asseyez-vous près de moi, vous dis-je, et racontez-moi votre histoire ; car ce que vous avez écrit pour me faire voir de votre écriture, et l’insolence de ce marchand d’esclaves, me font comprendre qu’elle doit être extraordinaire. »

Le prince Assad obéit ; et quand il fut assis : « Puissante reine, dit-il, votre Majesté ne se trompe pas, mon histoire est véritablement extraordinaire, et plus qu’elle ne pourroit se l’imaginer. Les maux, les tourmens incroyables que j’ai soufferts, et le genre de mort auquel j’étois destiné, dont elle m’a délivré par sa générosité toute royale, lui feront connoître la grandeur de son bienfait que je n’oublierai jamais. Mais avant d’entrer dans ce détail qui fait horreur, elle voudra bien que je prenne l’origine de mes malheurs de plus haut. »

Après ce préambule qui augmenta la curiosité de Margiane, Assad commença par l’informer de sa naissance royale, de celle de son frère Amgiad, de leur amitié réciproque, de la passion condamnable de leurs belles-mères changée en une haine des plus odieuses, la source de leur étrange destinée. Il vint ensuite à la colère du roi leur père, à la manière presque miraculeuse de la conservation de leur vie, et enfin à la perte qu’il avoit faite de son frère, et à la prison si longue et si douloureuse d’où on ne l’avoit fait sortir que pour être immolé sur la montagne du Feu.

Quand Assad eut achevé son discours, la reine Margiane animée plus que jamais contre les adorateurs du Feu : « Prince, dit-elle, nonobstant l’aversion que j’ai toujours eue contre les adorateurs du Feu, je n’ai pas laissé d’avoir beaucoup d’humanité pour eux ; mais après le traitement barbare qu’ils vous ont fait, et leur dessein exécrable de faire une victime de votre personne à leur Feu, je leur déclare dès-à-présent une guerre implacable. » Elle vouloit s’étendre davantage sur ce sujet ; mais l’on servit, et elle se mit à table avec le prince Assad, charmée de le voir et de l’entendre, et déjà prévenue pour lui d’une passion dont elle se promettoit de trouver bientôt l’occasion de le faire apercevoir. « Prince, lui dit-elle, il faut vous bien récompenser de tant de jeûnes et de tant de mauvais repas que les impitoyables adorateurs du Feu vous ont fait faire : vous avez besoin de nourriture après tant de souffrances. » Et en lui disant ces paroles, et d’autres à-peu-près semblables, elle lui servoit à manger et lui faisoit verser à boire coup sur coup. Le repas dura long-temps, et le prince Assad but quelques coups plus qu’il ne pouvoit porter.

Quand la table fut levée, Assad eut besoin de sortir, et il prit son temps de manière que la reine ne s’en aperçut pas. Il descendit dans la cour, et comme il vit la porte du jardin ouverte, il y entra. Attiré par les beautés dont il étoit diversifié, s’y promena un espace de temps. Il alla enfin jusqu’à un jet d’eau qui en faisoit le plus grand agrément ; il s’y lava les mains et le visage pour se rafraîchir ; et en voulant se reposer sur le gazon dont il étoit bordé, il s’y endormit.

La nuit approchoit alors, et Behram qui ne vouloit pas donner lieu à la reine Margiane d’exécuter sa menace, avoit déjà levé l’ancre, bien fâché de la perte qu’il avoit faite d’Assad, et d’être frustré de l’espérance d’en faire un sacrifice. Il tâchoit néanmoins de se consoler sur ce que la tempête étoit cessée, et qu’un vent de terre le favorisoit pour s’éloigner. Dès qu’il se fut tiré hors du port avec l’aide de sa chaloupe, avant de la tirer dans le vaisseau : « Enfans, dit-il aux matelots qui étoient dedans, attendez, ne remontez pas : je vais vous faire donner des barils pour faire de l’eau, et je vous attendrai sur les bords. » Les matelots qui ne savoient pas où ils en pourroient faire, voulurent s’en excuser ; mais comme Behram avoit parlé à la reine dans le jardin, et qu’il avoit remarqué le jet d’eau : « Allez aborder devant le jardin du palais, reprit-il, passez par-dessus le mur qui n’est qu’à hauteur d’appui, vous trouverez à faire de l’eau suffisamment dans le bassin qui est au milieu du jardin. »

Les matelots allèrent aborder où Behram leur avoit marqué ; et après qu’ils se furent chargés chacun d’un baril sur l’épaule, en débarquant, ils passèrent aisément par-dessus le mur. En approchant du bassin, comme ils eurent aperçu un homme couché qui dormoit sur le bord, ils s’approchèrent de lui, et ils le reconnurent pour Assad. Ils se partagèrent ; et pendant que les uns firent quelques barils d’eau avec le moins de bruit qu’il leur fut possible, sans perdre le temps à les emplir tous, les autres environnèrent Assad, et l’observèrent pour l’arrêter au cas qu’il s’éveillât. Il leur donna tout le temps ; et dès que les barils furent pleins et chargés sur les épaules de ceux qui dévoient les emporter, les autres se saisirent de lui, et l’emmenèrent sans lui donner le temps de se reconnoître ; ils le passèrent par-dessus le mur, l’embarquèrent avec leurs barils, et le transportèrent au vaisseau à force de rames. Quand ils furent près d’aborder au vaisseau : « Capitaine, s’écrièrent-ils avec des éclats de joie, faites jouer vos haut-bois et vos tambours, nous vous ramenons votre esclave. »

Behram, qui ne pouvoit comprendre comment ses matelots avoient pu retrouver et reprendre Assad, et qui ne pouvoit aussi l’apercevoir dans la chaloupe à cause de la nuit, attendit avec impatience qu’ils fussent remontés sur le vaisseau pour leur demander ce qu’ils vouloient dire ; mais quand il l’eut vu devant ses yeux, il ne put se contenir de joie ; et sans s’informer comment ils s’y étoient pris pour faire une si belle capture, il le fit remettre à la chaîne ; et après avoir fait tirer la chaloupe dans le vaisseau en diligence, il fit force de voiles en reprenant la route de la montagne du Feu…

La sultane Scheherazade ne passa pas outre pour cette nuit ; elle poursuivit la suivante, et dit au sultan des Indes :

CCXXXVe NUIT.

Sire, j’achevai hier en faisant remarquer à votre Majesté que Behram avoit repris la route de la montagne du Feu, bien joyeux de ce que ses matelots avoient ramené le prince Assad.

La reine Margiane cependant étoit dans de grandes alarmes ; elle ne s’inquiéta pas d’abord quand elle se fut aperçu que le prince Assad étoit sorti. Comme elle ne douta pas qu’il ne dût revenir bientôt, elle l’attendit avec patience. Au bout de quelque temps qu’elle vit qu’il ne paroissoit pas, elle commença d’en être inquiète. Elle commanda à ses femmes de voir où il étoit ; elles le cherchèrent, et elles ne lui en apportèrent pas de nouvelles. La nuit vint, et elle le fit chercher à la lumière, mais aussi inutilement.

Dans l’impatience et dans l’alarme où la reine Margiane fut alors, elle alla le chercher elle-même à la lumière des flambeaux ; et comme elle eut aperçu que la porte du jardin étoit ouverte, elle y entra et le parcourut avec ses femmes. En passant près du jet d’eau et du bassin, elle remarqua une babouche[1] sur le bord du gazon, qu’elle fit ramasser, et elle la reconnut pour une des deux du prince, de même que ses femmes. Cela joint à l’eau répandue sur le bord du bassin, lui fit croire que Behram pourroit bien l’avoir fait enlever. Elle envoya savoir dans le moment s’il étoit encore au port ; et comme elle eut appris qu’il avoit fait voile un peu avant la nuit, qu’il s’étoit arrêté quelque temps sur les bords, et que sa chaloupe étoit venue faire de l’eau dans le jardin, elle envoya avertir le commandant de dix vaisseaux de guerre qu’elle avoit dans son port toujours équipés et prêts à partir au premier commandement, qu’elle vouloit s’embarquer en personne le lendemain à une heure de jour.

Le commandant fit ses diligences : il assembla les capitaines, les autres officiers, les matelots, les soldats ; et tout fut embarqué à l’heure qu’elle avoit souhaité. Elle s’embarqua ; et quand son escadre fut hors du port et à la voile, elle déclara son intention au commandant. « Je veux, dit-elle, que vous fassiez force de voiles, et que vous donniez la chasse au vaisseau marchand qui partit de ce port hier au soir. Je vous l’abandonne si vous le prenez ; mais si vous ne le prenez pas, votre vie m’en répondra. »

Les dix vaisseaux donnèrent la chasse au vaisseau de Behram deux jours entiers, et ne virent rien. Ils le découvrirent le troisième jour à la pointe du jour ; et sur le midi, ils l’environnèrent de manière qu’il ne pouvoit pas échapper.

Dès que le cruel Behram eut aperçu les dix vaisseaux, il ne douta pas que ce ne fût l’escadre de la reine Margiane qui le poursuivoit, et alors il donnoit la bastonnade à Assad ; car depuis son embarquement dans son vaisseau au port de la ville des Mages, il n’avoit pas manqué un jour de lui faire ce même traitement : cela fit qu’il le maltraita plus que de coutume. Il se trouva dans un grand embarras quand il vit qu’il alloit être environné. De garder Assad, c’étoit se déclarer coupable ; de lui ôter la vie, il craignoit qu’il n’en parût quelque marque. Il le fit déchaîner ; et quand on l’eut fait monter du fond de cale où il étoit, et qu’on l’eut amené devant lui : « C’est toi, dit-il, qui es cause qu’on nous poursuit. » Et en disant ces paroles, il le jeta dans la mer.

Le prince Assad qui savoit nager, s’aida de ses pieds et de ses mains avec tant de courage, à la faveur des flots qui le secondoient, qu’il en eut assez pour ne pas succomber et pour gagner terre. Quand il fut sur le rivage, la première chose qu’il fit, fut de remercier Dieu de l’avoir délivré d’un si grand danger, et tiré encore une fois des mains des adorateurs du Feu. Il se dépouilla ensuite ; et après avoir bien exprimé l’eau de son habit, il l’étendit sur un rocher où il fut bientôt séché, tant par l’ardeur du soleil que par la chaleur du rocher qui en étoit échauffé.

Il se reposa cependant en déplorant sa misère, sans savoir en quel pays il étoit, ni de quel côté il tourneroit. Il reprit enfin son habit, et marcha sans trop s’éloigner de la mer, jusqu’à ce qu’il eut trouvé un chemin qu’il suivit. Il chemina plus de dix jours par un pays où personne n’habitoit, et où il ne trouvoit que des fruits sauvages et quelques plantes le long des ruisseaux, dont il vivoit. Il arriva enfin près d’une ville qu’il reconnut pour celle des Mages où il avoit été si fort maltraité, et où son frère Amgiad étoit grand visir. Il en eut de la joie ; mais il fit bien résolution de ne pas s’approcher d’aucun adorateur du Feu, mais seulement de quelques Musulmans ; car il se souvenoit d’y en avoir remarqué quelques-uns la première fois qu’il y étoit entré. Comme il étoit tard, et qu’il savoit bien que les boutiques étoient déjà fermées, et qu’il trouveroit peu de monde dans les rues, il prit le parti de s’arrêter dans le cimetière qui étoit près de la ville, où il y avoit plusieurs tombeaux élevés en façon de mausolée. En cherchant, il en trouva un dont la porte étoit ouverte ; il y entra, résolu à y passer la nuit.

Revenons présentement au vaisseau de Behram. Il ne fut pas long-temps à être investi de tous les côtés par les vaisseaux de la reine Margiane, après qu’il eut jeté le prince Assad dans la mer. Il fut abordé par le vaisseau où étoit la reine, et à son approche, comme il n’étoit pas en état de faire aucune résistance, Behram fit plier les voiles pour marquer qu’il se rendoit.

La reine Margiane passa elle-même sur le vaisseau, et demanda à Behram où étoit l’écrivain qu’il avoit eu la témérité d’enlever ou de faire enlever dans son palais. « Reine, répondit Behram, je jure à votre Majesté qu’il n’est pas sur mon vaisseau ; elle peut le faire chercher, et connoître par-là mon innocence. »

Margiane fit faire la visite du vaisseau avec toute l’exactitude possible ; mais on ne trouva pas celui qu’elle souhaitoit si passionnément de trouver, autant parce qu’elle l’aimoit, que par la générosité qui lui étoit naturelle. Elle fut sur le point d’ôter la vie à Behram de sa propre main ; mais elle se retint, et elle se contenta de confisquer son vaisseau et toute sa charge, et de le renvoyer par terre avec tous ses matelots, en lui laissant sa chaloupe pour y aller aborder.

Behram, accompagné de ses matelots, arriva à la ville des Mages la même nuit qu’Assad s’étoit arrêté dans le cimetière, et retiré dans le tombeau. Comme la porte étoit fermée, il fut contraint de chercher aussi dans le cimetière quelque tombeau pour y attendre qu’il fût jour et qu’on l’ouvrit.

Par malheur pour Assad, Behram passa devant celui où il étoit. Il y entra, et il vit un homme qui dormoit la tête enveloppée dans son habit. Assad s’éveilla au bruit, et en levant la tête, il demanda qui c’étoit.

Behram le reconnut d’abord. « Ha, ha, dit-il, vous êtes donc celui qui êtes cause que je suis ruiné pour le reste de ma vie ! Vous n’avez pas été sacrifié cette année, mais vous n’échapperez pas de même l’année prochaine. » En disant ces paroles, il se jeta sur lui, lui mit son mouchoir sur la bouche pour l’empêcher de crier, et le fit lier par ses matelots.

Le lendemain matin, dès que la porte fut ouverte, il fut aisé à Behram de ramener Assad chez le vieillard qui l’avoit abusé avec tant de méchanceté, par des rues détournées où personne n’étoit encore levé. Dès qu’il y fut entré, il le fit descendre dans le même cachot d’où il avoit été tiré, et informa le vieillard du triste sujet de son retour, et du malheureux succès de son voyage. Le méchant vieillard n’oublia pas d’enjoindre à ses deux filles de maltraiter le prince infortuné plus qu’auparavant, s’il étoit possible.

Assad fut extrêmement surpris de se revoir dans le même lieu où il avoit déjà tant souffert ; et dans l’attente des mêmes tourmens dont il avoit cru être délivré pour toujours, il pleurait la rigueur de son destin, lorsqu’il vit entrer Bostane avec un bâton, un pain et une cruche d’eau. Il frémit à la vue de cette impitoyable, et à la seule pensée des supplices journaliers qu’il avoit encore à souffrir toute une année pour mourir ensuite d’une manière pleine d’horreur…

Mais le jour que la sultane Scheherazade vit paroître, comme elle en étoit à ces dernières paroles, l’obligea de s’interrompre. Elle reprit le même conte la nuit suivante, et dit au sultan des Indes :

CCXXXVIe NUIT.

Sire, Bostane traita le malheureux prince Assad aussi cruellement qu’elle l’avoit déjà fait dans sa première détention. Les lamentations, les plaintes, les instantes prières d’Assad qui la supplioit de l’épargner, jointes à ses larmes, furent si vives, que Bostane ne put s’empêcher d’en être attendrie et de verser des larmes avec lui. « Seigneur, lui dit-elle en lui recouvrant les épaules, je vous demande mille pardons de la cruauté avec laquelle je vous ai traité ci-devant, et dont je viens de vous faire sentir encore les effets. Jusqu’à présent je n’ai pu désobéir à un père injustement animé contre vous, et acharné à votre perte ; mais enfin je déteste et j’abhorre cette barbarie. Consolez-vous : vos maux sont finis, et je vais tâcher de réparer tous mes crimes, dont je connois l’énormité, par de meilleurs traitemens. Vous m’avez regardée jusqu’aujourd’hui comme une infidelle, regardez-moi présentement comme une Musulmane. J’ai déjà quelques instructions qu’une esclave de votre religion qui me sert m’a données ; j’espère que vous voudrez bien achever ce qu’elle a commencé. Pour vous marquer ma bonne intention, je demande pardon au vrai Dieu de toutes mes offenses par les mauvais traitemens que je vous ai faits, et j’ai confiance qu’il me fera trouver le moyen de vous mettre dans une entière liberté. »

Ce discours fut d’une grande consolation au prince Assad ; il rendit des actions de grâces à Dieu de ce qu’il avoit touché le cœur de Bostane ; et après qu’il l’eut bien remerciée des bons sentimens où elle étoit pour lui, il n’oublia rien pour l’y confirmer, non-seulement en achevant de l’instruire de la religion musulmane, mais même en lui faisant le récit de son histoire et de toutes ses disgrâces malgré le haut rang de sa naissance. Quand il fut entièrement assuré de sa fermeté dans la bonne résolution qu’elle avoit prise, il lui demanda comment elle feroit pour empêcher que sa sœur Cavame n’en eût connoissance, et ne vînt le maltraiter à son tour ? « Que cela ne vous chagrine pas, reprit Bostane, je saurai bien faire en sorte qu’elle ne se mêle plus de vous voir. « 

En effet, Bostane sut toujours prévenir Cavame toutes les fois qu’elle vouloit descendre au cachot. Elle voyoit cependant fort souvent le prince Assad ; et au lieu de ne lui porter que du pain et de l’eau, elle lui portoit du vin et de bons mets qu’elle faisoit préparer par douze esclaves musulmanes qui la servoient. Elle mangeoit même de temps en temps avec lui, et faisoit tout ce qui étoit en son pouvoir pour le consoler.

Quelques jours après, Bostane étoit à la porte de la maison, lorsqu’elle entendit un crieur public qui publioit quelque chose. Comme elle n’entendoit pas ce que c’étoit, à cause que le crieur étoit trop éloigné, et qu’il approchoit pour passer devant la maison, elle rentra, et en tenant la porte à demi ouverte, elle vit qu’il marchoit devant le grand visir Amgiad, frère du prince Assad, accompagné de plusieurs officiers et de quantité de ses gens qui marchoient devant et après lui.

Le crieur n’étoit plus qu’à quelques pas de la porte, lorsqu’il répéta ce cri à haute voix :

« L’excellent et l’illustre grand visir, que voici en personne, cherche son cher frère qui s’est séparé d’avec lui il y a plus d’un an. Il est fait de telle et telle manière. Si quelqu’un le garde chez lui ou sait où il est, son Excellence commande qu’il ait à le lui amener ou à lui en donner avis, avec promesse de le bien récompenser. Si quelqu’un le cache, et qu’on le découvre, son Excellence déclare qu’elle le punira de mort, lui, sa femme, ses enfans et toute sa famille, et fera raser sa maison. »

Bostane n’eut pas plutôt entendu ces paroles, qu’elle ferma la porte au plus vîte, et alla trouver Assad dans le cachot. « Prince, lui dit-elle avec joie, vous êtes à la fin de vos malheurs ; suivez-moi, et venez promptement. » Assad qu’elle avoit ôté de la chaîne dès le premier jour qu’il avoit été ramené dans le cachot, la suivit jusque dans la rue, où elle cria : « Le voici, le voici. »

Le grand visir, qui n’étoit pas encore éloigné, se retourna. Assad le reconnut pour son frère, courut à lui et l’embrassa. Amgiad qui le reconnut aussi d’abord, l’embrassa de même très-étroitement, le fit monter sur le cheval d’un de ses officiers qui mit pied à terre, et le mena au palais en triomphe, où il le présenta au roi, qui le fit un de ses visirs.

Bostane qui n’avait pas voulu rentrer chez son père, dont la maison fut rasée dès le même jour, et qui n’avoit pas perdu le prince Assad de vue jusqu’au palais, fut envoyée à l’appartement de la reine. Le vieillard son père et Behram, amenés devant le roi avec leurs familles, furent condamnés à avoir la tête tranchée. Ils se jetèrent à ses pieds et implorèrent sa clémence. « Il n’y a pas de grâce pour vous, reprit le roi, que vous ne renonciez à l’adoration du Feu, et que vous n’embrassiez la religion musulmane. » Ils sauvèrent leur vie en prenant ce parti, de même que Cavame, sœur de Bostane, et leurs familles.

En considération de ce que Behram s’étoit fait Musulman, Amgiad qui voulut le récompenser de la perte qu’il avoit faite avant de mériter sa grâce, le fit un de ses principaux officiers, et le logea chez lui. Behram informé en peu de jours de l’histoire d’Amgiad, son bienfaiteur, et d’Assad, son frère, leur proposa de faire équiper un vaisseau, et de les remener au roi Camaralzaman, leur père. « Apparemment, leur dit-il, qu’il a reconnu votre innocence, et qu’il desire impatiemment de vous revoir. Si cela n’est pas, il ne sera pas difficile de la lui faire reconnoître avant de débarquer ; et s’il demeure dans son injuste prévention, vous n’aurez que la peine de revenir. »

Les deux frères acceptèrent l’offre de Behram ; ils parlèrent de leur dessein au roi, qui l’approuva, et donnèrent ordre à l’équipement d’un vaisseau. Behram s’y employa avec toute la diligence possible ; et quand il fut prêt à mettre à la voile, les princes allèrent prendre congé du roi un matin avant d’aller s’embarquer. Dans le temps qu’ils faisoient leurs complimens, et qu’ils remercioient le roi de ses bontés, on entendit un grand tumulte par toute la ville, et en même temps un officier vint annoncer qu’une grande armée s’approchoit, et que personne ne savoit quelle armée c’étoit.

Dans l’alarme que cette fâcheuse nouvelle donna au roi, Amgiad prit la parole : « Sire, lui dit-il, quoique je vienne de remettre entre les mains de votre Majesté la dignité de son premier ministre dont elle m’avoit honoré, je suis prêt néanmoins de lui rendre encore service ; et je la supplie de vouloir bien que j’aille voir qui est cet ennemi qui vient vous attaquer dans votre capitale, sans vous avoir déclaré la guerre auparavant. « Le roi l’en pria, et il partit sur-le-champ avec peu de suite.

Le prince Amgiad ne fut pas long-temps à découvrir l’armée qui lui parut puissante, et qui avançoit toujours. Les avant-coureurs qui avoient leurs ordres, le reçurent favorablement, et le menèrent devant la princesse, qui s’arrêta avec toute son armée pour lui parler. Le prince Amgiad lui fit une profonde révérence, et lui demanda si elle venoit comme amie ou comme ennemie ; et si elle venoit comme ennemie, quel sujet de plainte elle avoit contre le roi son maître ?

« Je viens comme amie, répondit la princesse, et je n’ai aucun sujet de mécontentement contre le roi des Mages. Ses états et les miens sont situés d’une manière qu’il est difficile que nous puissions avoir aucun démêlé ensemble. Je viens seulement demander un esclave nommé Assad, qui m’a été enlevé par un capitaine de cette ville qui s’appelle Behram, le plus insolent de tous les hommes ; et j’espère que votre roi me fera justice quand il saura que je suis Margiane. »

« Puissante reine, reprit le prince Amgiad, je suis le frère de cet esclave que vous cherchez avec tant de peine. Je l’avois perdu, et je l’ai retrouvé. Venez, je vous le livrerai moi-même, et j’aurai l’honneur de vous entretenir de tout le reste. Le roi mon maître sera ravi de vous voir. »

Pendant que l’armée de la reine Margiane campa au même endroit par son ordre, le prince Amgiad l’accompagna jusque dans la ville et jusqu’au palais, où il la présenta au roi, et après que le roi l’eut reçue comme elle le méritoit, le prince Assad qui étoit présent, et qui l’avoit reconnue dès qu’elle avoit paru, lui fit son compliment. Elle lui témoignoit la joie qu’elle avoit de le revoir, lorsqu’on vint apprendre au roi qu’une armée plus formidable que la première paroissoit d’un autre côté de la ville.

Le roi des Mages épouvanté plus que la première fois de l’arrivée d’une seconde armée plus nombreuse que la première, comme il en jugeoit lui-même par les nuages de poussière qu’elle excitoit à son approche, et qui couvroient déjà le ciel : « Amgiad, s’écria-t-il, où en sommes-nous ? Voilà une nouvelle armée qui va nous accabler. »

Amgiad comprit l’intention du roi : il monta à cheval et courut à toute bride au-devant de cette nouvelle armée. Il demanda aux premiers qu’il rencontra, à parler à celui qui la commandoit, et on le conduisit devant un roi qu’il reconnut à la couronne qu’il portoit sur la tête. De si loin qu’il l’aperçut, il mit pied à terre, et lorsqu’il fut près de lui, après qu’il se fut jeté la face en terre, il lui demanda ce qu’il souhaitoit du roi son maître.

« Je m’appelle Gaïour, reprit le roi, et je suis roi de la Chine. Le désir d’apprendre des nouvelles d’une fille nommée Badoure, que j’ai mariée depuis plusieurs années au prince Camaralzaman, fils du roi Schahzaman, roi des isles des Enfans de Khaledan, m’a obligé de sortir de mes états. J’avois permis à ce prince d’aller voir le roi son père, à la charge de venir me revoir d’année en année avec ma fille. Depuis tant de temps cependant, je n’en ai pas entendu parler. Votre roi obligeroit un père affligé de lui apprendre ce qu’il en peut savoir. »

Le prince Amgiad qui reconnut le roi son grand-père à ce discours, lui baisa la main avec tendresse, et en lui répondant : « Sire, dit-il, votre Majesté me pardonnera cette liberté quand elle saura que je la prends pour lui rendre mes respects comme à mon grand-père. Je suis fils de Camaralzaman, aujourd’hui roi de l’isle d’Ébène, et de la reine Badoure dont elle est en peine ; et je ne doute pas qu’ils ne soient en parfaite santé sans leur royaume. »

Le roi de la Chine, ravi de voir son petit-fils, l’embrassa aussitôt très-tendrement ; et cette rencontre si heureuse et si peu attendue, leur tira des larmes de part et d’autre. Sur la demande qu’il fit au prince Amgiad du sujet qui l’avoit amené dans ce pays étranger, le prince lui raconta toute son histoire et celle du prince Assad son frère. Quand il eut achevé : « Mon fils, reprit le roi de la Chine, il n’est pas juste que des princes innocens comme vous, soient maltraités plus long-temps. Consolez-vous, je vous ramènerai vous et votre frère, et je ferai votre paix. Retournez, et faites part de mon arrivée à votre frère. »

Pendant que le roi de la Chine campa à l’endroit où le prince Amgiad l’avoit trouvé, le prince Amgiad retourna rendre réponse au roi des Mages qui l’attendoit avec grande impatience. Le roi fut extrêmement surpris d’apprendre qu’un roi aussi puissant que celui de la Chine, eût entrepris un voyage si long et si pénible, excité par le désir de voir sa fille, et qu’il fût si près de sa capitale. Il donna aussitôt les ordres pour le bien régaler, et se mit en état d’aller le recevoir.

Dans cet intervalle, on vit paroître une grande poussière d’un autre côté de la ville, et l’on apprit bientôt que c’étoit une troisième armée qui arrivoit. Cela obligea le roi de demeurer, et de prier le prince Amgiad d’aller voir encore ce qu’elle demandoit.

Amgiad partit, et le prince Assad l’accompagna cette fois. Ils trouvèrent que c’étoit l’armée de Camaralzaman, leur père, qui venoit les chercher. Il avoit donné des marques d’une si grande douleur de les avoir perdus, que l’émir Giondar à la fin lui avoit déclaré de quelle manière il leur avoit conservé la vie ; ce qui l’avoit fait résoudre de les aller chercher en quelque pays qu’ils fussent.

Ce père affligé embrassa les deux princes avec des ruisseaux de larmes de joie, qui terminèrent agréablement les larmes d’affliction qu’il versoit depuis si long-temps. Les princes ne lui eurent pas plutôt appris que le roi de la Chine, son beau-père, venoit d’arriver aussi le même jour, qu’il se détacha avec eux et avec peu de suite, et alla le voir en son camp. Ils n’avoient pas fait beaucoup de chemin, qu’ils aperçurent une quatrième armée qui s’avançoit en bel ordre, et paroissoit venir du côté de Perse.

Camaralzaman dit aux princes ses fils d’aller voir quelle armée c’étoit, et qu’il les attendroit. Ils partirent aussitôt, et à leur arrivée, ils furent présentés au roi à qui l’armée appartenoit. Après l’avoir salué profondément, ils lui demandèrent à quel dessein il s’étoit approché si près de la capitale du roi des Mages.

Le grand visir qui étoit présent, prit la parole : « Le roi à qui vous venez de parler, leur dit-il, est Schazaman, roi des isles des Enfans de Khaledan, qui voyage depuis long-temps dans l’équipage que vous voyez, en cherchant le prince Camaralzaman, son fils, qui est sorti de ses états il y a de longues années ; si vous en savez quelques nouvelles, vous lui ferez le plus grand plaisir du monde de l’en informer. »

Les princes ne répondirent autre chose, sinon qu’ils apporteroient la réponse dans peu de temps, et ils revinrent à toute bride annoncer à Camaralzaman que la dernière armée qui venoit d’arriver, étoit celle du roi Schahzaman, et que le roi son père y étoit en personne.

L’étonnement, la surprise, la joie, la douleur d’avoir abandonné le roi son père sans prendre congé de lui, firent un si puissant effet sur l’esprit du roi Camaralzaman, qu’il tomba évanoui dès qu’il eut appris qu’il étoit si près de lui ; il revint à la fin par l’empressement des princes Amgiad et Assad à le soulager ; et lorsqu’il se sentit assez de forces, il alla se jeter aux pieds du roi Schahzaman.

De long-temps il ne s’étoit vu une entrevue si tendre entre un père et un fils. Schahzaman se plaignit obligeamment au roi Camaralzaman de l’insensibilité qu’il avoit eue en s’éloignant de lui d’une manière si cruelle ; et Camaralzaman lui témoigna un véritable regret de la faute que l’amour lui avoit fait commettre.

Les trois rois et la reine Margiane demeurèrent trois jours à la cour du roi des Mages qui les régala magnifiquement. Ces trois jours furent aussi très-remarquables par le mariage du prince Assad avec la reine Margiane, et du prince Amgiad avec Bostane, en considération du service qu’elle avoit rendu au prince Assad. Les trois rois enfin et la reine Margiane avec Assad son époux, se retirèrent chacun dans leur royaume. Pour ce qui est d’Amgiad, le roi des Mages qui l’avoit pris en affection, et qui étoit déjà fort âgé, lui mit la couronne sur la tête ; et Amgiad mit toute son application à détruire le culte du Feu et à établir la religion musulmane dans ses états.


Notes
  1. Soulier du Levant.