G. Roux (Paris) (p. 205-217).

XXIV

chez robinette


Au bout de quelques mois d’installation dans le charmant séjour qu’elle était venue habiter en souveraine, la jolie petite bohémienne était déjà entièrement façonnée à sa nouvelle existence.

De certaines modifications avaient été apportées dans ses manières par le commerce d’un homme distingué, par les relations avec quelques jeunes femmes de son voisinage, habitant comme elle des pavillons cachés sous l’ombrage, surtout par le bien-être de tous les jours et par le luxe qui plie la vulgarité même à une certaine recherche de maintien et de manières.

Mais elle n’avait rien perdu de sa vivacité étourdie, de sa franchise populaire, de ses habitudes d’enfant gâtée, prises en naissant, et qui devaient lui faire exercer toute la vie son libre arbitre et son humeur volontaire ; son langage était encore celui de l’enfant du peuple qui, ayant des mots à son usage pour exprimer ses idées et ses sensations, n’avait jamais songé à y appliquer aucune étude, et ne se doutait même pas d’une élocution meilleure et du prix qu’elle devait avoir.

Robinette se nommait maintenant madame Hermance. Elle avait quitté le nom vulgaire, venu de l’attrait qu’elle éprouvait dès l’enfance pour le robinet d’où s’épanchait sa liqueur favorite, et elle avait féminisé pour son usage le nom d’Herman. Car si la femme légitime prend le nom de famille de celui auquel elle est unie, la maîtresse doit prendre le second de ses noms et le plus familier… du moins cela était ainsi dans les idées de Robinette.

Il était quatre heures du soir. La gracieuse lorette avait encore son peignoir blanc du matin ; sa chevelure, simplement relevée, lui formait par sa seule abondance de splendide couronne. Elle était assise dans une chaise longue, près d’une petite table, sur laquelle étaient posés une écritoire en porcelaine de Chine, des plumes à tube d’or, du papier à vignettes, d’où s’exhalait le plus délicat parfum.

En ce moment, elle penchait languissamment la tête dans sa main. Sa figure avait une expression de douceur et de sensibilité de fraîche date ; on eût dit que dans les changements apportés dans sa mature par sa nouvelle situation se trouvait la faculté de réfléchir et même de rêver.

Dans un instant d’inspiration tendre et de retour vers le passé, elle venait de concevoir l’audacieuse pensée d’écrire à Pasqual.

La jeune fille, depuis son établissement dans la rue Pigale, n’avait eu aucune relation avec son ancien ami de vagabondage. Seulement, quand M. de Rocheboise arrivait en voiture, elle voyait de sa fenêtre Pasqual escortant son maître dans sa belle livrée, et il lui plaisait infiniment ainsi ; puis la voiture s’éloignait, et tout était fini par là.

Après les premiers jours d’enivrement passés, elle s’était souvenue de sa première passion, qui, toute légère et rieuse qu’elle était, avait pris en elle de fortes racines. N’étant nullement douée d’instincts honnêtes et élevés, elle s’inquiétait peu de ce que cette trahison tacite avait de coupable envers Herman ; peut-être même le milieu de vice élégant où elle habitait lui faisait mieux sentir le prix de son jeune amour, à la fois si hardi et si pur.

Elle se disposait donc à écrire à Pasqual qu’elle l’aimait toujours. Il devait être loin de s’y attendre dans l’état de choses actuel, et elle jouissait de l’extrême et agréable surprise que cette déclaration allait lui causer.

Robinette, dont l’éducation avait été agréablement commencée par mademoiselle Rose, qui la faisait épeler dans sa Bible, était parvenue, dans ces derniers temps, à lire couramment et commençait même à écrire, comme le témoignait le luxe de papeterie déployé à côté d’elle. Mais la main de la jeune fille était encore très-empruntée dans cet exercice, et si nous avons appelé audacieuse la pensée qu’elle venait de concevoir d’écrire à Pasqual, ce n’était point eu égard à l’inconvenance de la démarche, mais à la difficulté matérielle.

Après un quart d’heure au moins de méditation préparatoire, elle releva son visage, où étaient revenues de vives couleurs et l’expression de gaieté habituelle, attira devant elle le papier satiné, choisit une plume d’or ornée de turquoises, la trempa jusqu’aux doigts dans l’encre et commença sa tâche.

Elle choisit d’abord entre cent positions diverses celle qu’il convenait le mieux de donner à la main, puis traça, en s’y reprenant à différentes fois, ces mots assez signifiants :

« Mon bien-aimé… »

Arrivée là, elle se rejeta en arrière, respirant largement et s’essuyant le front, comme il est naturel à toute personne qui vient de se livrer à un rude labeur.

Au bout de quelques minutes, sentant renaître ses forces, elle reprit sa première posture, regarda longtemps ce qu’elle venait d’accomplir dans cet art difficile de convertir ses pensées en caractères perceptibles aux yeux, et en retira un grand contentement d’elle-même. Lorsqu’elle eut suffisamment joui de son œuvre, elle pensa à la compléter, et, se trouvant en veine de travail, écrivit avec une promptitude qui devait quelque peu nuire à la perfection des lettres ces mots :

« Oh ! Pasqual !… »

Ici la main ne demandait pas mieux que d’aller plus loin, et si elle s’arrêta subitement, ce fut, cette fois, la faute de la pensée, qui ne pouvait trouver ainsi tout à coup quelque chose à ajouter à cette exclamation suivie d’un nom propre.

Robinette plongea son front blanc et lisse dans sa main gauche tandis que la droite tantôt tournait et retournait la plume, tantôt feuilletait un roman posé sur la table, pour y puiser quelques inspirations… Cependant les minutes s’écoulaient, et il ne se présentait sans doute son esprit que des phrases de peu de valeur, car si elle se penchait sur la fable pour leur prêter un corps matériel, elle s’arrêtait toujours avant de commencer, et se rejetait au fond, de son fauteuil, hochant la tête d’un air de doute et craignant évidemment de donner une suite indigne à ces mots : Oh ! Pasqual !

Ce qui finit par l’impatienter à l’excès.

— Sapristi ! s’écria-t-elle en frappant de son petit pied le coussin, qui le soutenait, je sens, dans ma tête une foule de jolies choses, et puis quand je vais pour les coucher là-dessus, pchtt !… tout s’envole.

Cependant les inspirations du roman et ses propres élucubrations ayant mûri ensemble dans son esprit, ce fut au moment même où elle désespérait que la verve se déclara. Elle se frappa le front et écrivit d’un trait la lettre suivante, que nous conservons, moins les fautes d’orthographe, comme monument d’un amour extrême et peu lettré :

« Oh ! Pasqual ! au milieu de mes grandeurs, je ne t’ai pas un instant oublié ! Tu me fuis, tu me dédaignes, et je t’aime ; d’où vient ce mystère, oh ! Pasqual ? Mon sort est digne d’envie ; un jeune homme charmant m’adore, si bien qu’il m’a donné une voiture, des chevaux… L’alezan surtout est joli, joli… Dieu ! qu’il est joli !… une maison délicieusement meublée, un jardin avec un bassin au milieu. Il m’a donné encore des diamants et des toilettes de reine… Nous allons ensemble nous promener en calèche, aux Champs-Élysées, et c’est moi maintenant qui suis dans un de ces beaux équipages que je regardais passer autrefois en jouant de la harpe… Même que nous y ferions le plus, bel effet, si Herman ne voulait pas toujours fermer les stores, comme aussi les grilles des loges quand nous allons au spectacle, afin, à ce qu’il dit, que ma beauté ne lui fasse pas tant de jaloux… Je vois du monde tant que je veux, des femmes comme il faut, comme moi et les amis d’Herman. Eh bien ! c’est égal, oh ! Pasqual ! rien n’y fait ; je pense encore souvent au temps où tu me faisais sauter sur tes genoux, quand je te demandais ton cœur, et que tu ne me donnais que ta pipe… Ne m’accorderas-tu pas ton amour, ingrat ? car, pour mon compte, je suis ennuyée de l’attendre au delà de toute expression. »

Ici Robinette entendit sonner la pendule ; cette lettre avait pris une grande heure de travail.

— Ah ! bah ! dit-elle, déjà cinq heures ! Depuis si longtemps je suis à roucouler ! Il n’y a’pas de bon sens… Et ma toilette, donc… Herman va venir.

À cette pensée, elle poussa l’épître interrompue sous d’autres papiers.

— Cette lettre, reprit-elle, je ne sais pas trop comment je la ferai parvenir à son adresse, sans qu’elle risque de tomber entre les mains de M. Herman… car il faut de la loyauté, ajouta-t-elle en posant sa jolie main sur sa conscience ; je ne veux pas qu’il le sache, ce serait indigne.

Puis elle sonna, et Laure parut.

— À quoi pensez-vous donc, mademoiselle ? demanda-t-elle avec un accent qui prenait de jour en jour un aplomb merveilleux ; il est cinq heures, j’ai du monde ce soir ; et vous ne me faites songer à rien !

Robinette fit une toilette de cour et se para de tous ses joyaux pour rester chez elle avec quelques amis ; car, dans la vie clandestine qu’elle passait derrière les grands arbres de l’enclos, elle possédait toutes les recherches de la parure sans pouvoir réellement en jouir en les étalant aux regards.

Ces soins terminés, elle se laissa tomber sur une causeuse et fit un mouvement pour regarder de nouveau la pendule ; mais pensant que la femme de chambre avait été inventée pour exécuter ce que concevait le cerveau de sa maîtresse, elle reprit sa première position et dit :

— Laure, quelle heure est-il ?

— Six heures, madame.

— Bien ; j’ai le temps de faire un peu de musique. Laissez-moi.

La jeune fille se mit à sa harpe, qu’elle n’avait point abandonnée, et chanta de sa voix fraîche et argentine.

Herman, arrivant bientôt, s’arrêta un instant sur le seuil pour l’écouter, comme il l’avait fait au printemps de cette même année, dans la pauvre demeure de la petite chanteuse des rues. Mais ce n’était plus le jour où il l’entendait pour la première fois et se laissait enivrer de ses accents… Il remarqua, ce soir-là, que Robinette jouait de la harpe à faire grincer les dents.

— Vous voulez donc me rendre fou d’amour ? dit-il en lui baisant la main autant par galanterie que pour la faire taire.

— J’espère que c’est déjà fait, dit-elle avec un orgueilleux sourire.

— Mais quelle magnifique toilette ! reprit-il en reculant d’un pas devant cet amas de fleurs et de dentelles. Et c’est pour moi ?…

— Pour qui donc ?

— Vous êtes un ange.

— Un peu déchu… Mais c’est comme cela que les hommes les aiment.

— Les autres sont aussi respectables qu’ennuyeux.

— Aussi, nous allons bien nous amuser ce soir.

— Pour moi, je suis d’un entrain !… Tenez, ma belle Hermance, je suis venu à votre soirée avec la résolution de m’amuser comme un collégien… Je veux danser, je veux jouer, je veux rire et…

— Vous griser… ça me va ! je vous tiens çompagnie… Mais il nous reste quelques instants avant le dîner ; que ferons-nous ?

— C’est vrai !… que ferons-nous ?

— Moi, je n’aime pas à attendre ; je voudrais me distraire… N’auriez-vous pas une idée ?

— Mais… une demi-heure est bientôt passée.

— Si c’est là votre idée, je vous en remercie… Heureusement j’ai plus d’imagination. Laure, dit-elle après avoir sonné, dites au cocher de mettre les chevaux.

— Y pensez-vous ? s’écria Herman avec une certaine terreur. À l’heure qu’il est, vous voulez monter en voiture ?

— Avec vous.

— Et sortir ?

— Dame ! à moins que vous ne me supposiez l’envie de faire une course dans mon salon… comme à l’Hippodrome, n’est-ce pas ?

— Mais, il est si tard !

— Nous avons le temps d’aller jusqu’à la barrière de l’Étoile… Oh mais pour aujourd’hui, je veux qu’on laisse la calèche tout ouverte, ajouta Robinette en se regardant avec admiration de la tête aux pieds.

— Dans ce costume ! s’écria Herman en frémissant sérieusement.

— Ne m’avez-vous pas dit que j’étais charmante ainsi ? Tout le monde nous regardera.

— Je n’en doute pas, reprit Herman pinçant les lèvres.

Heureusement, un domestique qui passait dans l’antichambre comprit un signe de M. de Rocheboise, et, avant que la voiture fût attelée, vint annoncer que le dîner était servi.

Robinette, oubliant tout pour le plaisir de la table, s’élança dans la salle à manger.

Cette petite salle était faite à souhait pour deux personnes. Le service de table offrait une recherche délicate et raffinée ; le vermeil, le cristal resplendissaient de tous côtés : des porcelaines à couleurs voyantes, à figures grotesques, avaient été rassemblées là pour amuser de beaux yeux et flatter des goûts encore enfants.

— Mon Dieu ! disait Robinette assise en face de son amant, et sablant un verre de Malaga, mon Dieu que la vie est heureuse et facile !

— Vraiment ! répond Herman, ranimé par la bonne chère et les vins exquis, je me comprends pas comment il y a des gens qui se plaignent encore de ce monde.

— C’est que je mange d’un appétit !… Voyez donc !

— Et moi, je ne reste pas en arrière.

— Buvez.

— Mais… C’est que je suis déjà fort bien.

— Déjà ! répond la petite fille en haussant les épaules… Je vous l’ai dit cent fois, mon cher, vous ne saurez jamais boire.

— Ma foi, je n’y mets pas de théorie.

— C’est un grand tort ; vous commencez comme si vous ne deviez jamais finir, si bien que vous restez en chemin… Je vous le répète, on ne doit attaquer le vin sérieusement qu’aux deux tiers du repas, alors la soif est devenue plus intense et ne peut plus se passer… Tête de linotte !

— Je m’en souviendrai à l’avenir.

— Pour aujourd’hui, je ne vous demande plus que quelques verres de champagne.

— Oh ! le champagne, je veux bien… Et même la goutte de sacré chien, comme vous dites, madame Hermance.

Les vins de dessert coulaient largement et commençaient à monter à la tête, lorsque Robinette arrêta ce flot dangereux, ne voulant, disait-elle, se noyer que dans le punch de la soirée.

Un domestique apporta les cigares sur un plateau d’argent ; Herman et la jeune fille en remplirent leurs mains, et enlacés dans les bras l’un de l’autre, se mirent à courir dans le jardin.

Puis ils s’assirent sur un banc de mousse, protégé contre l’humidité du soir par un ciel de feuillage.

Robinette, l’œil éclatant, le front radieux, le teint animé, s’appuyait sur l’épaule de son amant, et, par intervalle, envoyait aux oiseaux qui sommeillaient dans les rameaux des bouffées de fumée dont elle regardait, en souriant, s’élever le gracieux tourbillon.

Herman, exalté par la présence de sa belle maîtresse et par les vins du dessert, était arrivé à un état d’optimisme extraordinaire. En contemplant cette jeune fille rêveuse et souriante sur son sein, il se reprocha sérieusement l’ennui qui, depuis quelques jours, commençait à le gagner près d’elle. Il se dit qu’une créature si admirablement douée, devait joindre un jour à ses charmes extérieurs ce développement d’intelligence et de délicatesse de cœur qui changeraient leur amour sensuel en une passion profonde et durable… (Nous avons eu soin de prévenir que Herman était à moitié gris). Tandis que la jeune fille suivait avec extase la colonne de fumée s’élevant au ciel, il eut la bonne foi de lui supposer déjà quelque idée bien douce et bien sentimentale.

— À quoi penses-tu, Hermance ? dit-il.

— Je pense, mon cher, répondit-elle en le regardant fixement, que vous fumez comme un bourgeois… que signifie ce cigare au milieu de la bouche ?… placez-le de côté, et que la fumée parte vivement du coin des lèvres… c’est plus crâne et plus distingué…regardez-moi faire.

Herman pencha la tête, et tous les deux retombèrent bientôt après dans le silence… Cependant, le jeune homme ne se tint pas pour battu, et Robinette ayant tout à coup relevé la tête, les yeux resplendissants de flamme, et les traits empreints d’une animation extrême, il ne douta pas que, pour cette fois, il n’y eût là un éclair d’intelligence et renouvela vivement sa question :

— À quoi penses-tu ?

— Je pense à mon punch, dit-elle en frappant du pied : ces animaux-là sont dans le cas d’y mettre trop de thé.

À ces mots, elle jeta son cigare dans le taillis, se leva et courut vers la maison, en exécutant le plus beau temps de galop qui se puisse imaginer.

Les invités commençaient à arriver, et se trouvèrent bientôt au grand complet.

M. de Rocheboise, en retenant sa jeune maîtresse dans cette retraite, véritable cage au grillage doré, avec du feuillage autour, lui laissait voir, pour la distraire quelques femmes de son bord et de ses alentours, et les hommes qui les accompagnaient, gens parfois d’assez mauvais aloi, mais qui, vivant en dehors de sa société, ne lui donnaient pas à craindre d’indiscrétions de leur part. Il recevait aussi, dans sa petite maison, quelques-uns de ses amis intimes, du nombre de ceux dont il pouvait attendre une morale facile et du silence.

C’étaient là les personnes qui venaient de se réunir chez Robinette.

Herman aurait peu goûté en d’autres circonstances, une semblable soirée, mais il la regardait comme un enfantillage propre à amuser la jolie maîtresse de maison, et en était satisfait.

Robinette effaçait toutes les autres femmes, en parure comme en beauté ; Herman éprouvait une satisfaction d’amour-propre immense à la voir ainsi brillante et radieuse, souveraine d’une maison où le luxe débordait dans les tentures, les fleurs, les rafraîchissements : cette jeune femme était sa création, son ouvrage.

Il fit donc avec beaucoup d’agrément les honneurs de sa petite maison, et ne passa dans le salon de jeu qu’à une heure avancée.

Les parties avaient alors atteint un chiffre très-élevé, les tables étaient couvertes d’or.

La première veine fut heureuse pour Herman ; il joua avec quelques-uns de ses amis et gagna une somme assez forte. Mais bientôt il vint se placer devant lui, à la table de jeu, le nommé comte de Noirmont, chevalier servant de l’une des dames présentes, et celui-ci jeta sur le tapis vingt pièces d’or pour commencer.

Herman haussa les épaules à cette fanfaronade, et poussa négligemment au jeu la même somme. Il perdit, et dans son impatience, il doubla lui-même l’enjeu. La même chance contraire se renouvela plusieurs fois ; à chaque partie, l’argent perdu attirait sur le tapis, une somme double… Le moment vint de jouer sur parole.

L’air toujours indifférent et dédaigneux, Herman tournait souvent la tête autour de lui, feignant de regarder quelque chose, mais en effet pour montrer à tout le monde que son visage était impassible et riant. Cependant, il souffrait au fond de l’âme ; une perte considérable d’argent l’épouvantait.

Pour la première fois, il éprouvait de ces atteintes subites et cruelles qui changent la situation en quelques minutes ; pour la première fois depuis son mariage, il songeait qu’il était resté pauvre au sein de ses splendeurs ; que des dépenses excessives ne pouvant être soustraites à la connaissance de sa femme, ses folies en ce genre devaient atteindre jusqu’aux fondements de son bonheur.

Les assistants firent des efforts pour arrêter cette extravagante partie. Ils jugeaient bien qu’un bonheur aussi constant tenait moins aux chances favorables de la fortune qu’aux moyens frauduleux que quelques joueurs emploient pour la fixer ; et leur conviction à cet égard perçait parfois dans des paroles d’indignation mal contenues.

Mais Herman n’entendait rien. Il eût été plus difficile de retenir le joueur sur cette pente, étourdissante de la perte que dans l’élan de la fortune. Cependant, Herman souriait encore ; sa souffrance ne se trahissait que par une profonde pâleur ; il parlait à tout le monde ; il avait l’air d’entendre, quoiqu’aucun son ne parvînt à son oreille.

Dans ce combat, entre les mouvements de la nature et le respect humain, l’orgueil de l’homme du monde fut le plus fort, et Rocheboise demeura impassible et ferme jusqu’à la fin.

Lorsque les assistants fermèrent de vive force la table de jeu, Herman devait quatre-vingt-dix mille francs.

En rentrant dans le salon, il trouva une gaieté folle. On s’était mis à danser, avec accompagnement de rires bruyants, de propos hasardés, et tout ce qu’une, demi-ivresse pouvait inventer pour l’honneur et la joie de la soirée.

En même temps, Herman, en jetant un regard dans le vestibule, aperçut Pasqual qui, pour la première fois, avait passé le seuil de cette maison licencieuse et se tenait appuyé contre une des colonnettes de marbre vert.

La vue de cette figure, seule digne, et froide soulagea Herman. Il ne voulait point se retirer avant l’heure craignant qu’on attribuât son départ à un lâche dépit ; mais, passant devant la porte d’entrée, il dit à Pasqual de descendre au jardin, où il irait dans un instant le rejoindre.

On parlait dans plusieurs a parte, de la perte considérable que M. de Rocheboise venait de faire. Robinette l’entendit, et traita ce malheur très-cavalièrement. Croyant en conscience qu’il suffisait de l’influence bienfaisante du punch pour bannir un tel chagrin, elle en remplit une grande coupe qu’elle apporta à Herman.

Tout en buvant à grands traits la liqueur brûlante, Rocheboise regardait machinalement autour de lui, et une sorte de terreur descendait dans son âme. Comme une triste pensée appelle toutes celles de nature semblable à sa suite, il songeait que les prodigalités répandues dans ce lieu devaient aussi avoir pour lui des suites funestes.

Alors tout ce luxe lui faisait mal ; les éclairs des diamants jetés au cou et aux bras de sa maîtresse lui perçaient le sein.

Mais il gardait sa contenance digne et calme, le sourire sur les lèvres et la mort dans l’âme.

Cependant une autre personne aussi avait remarqué l’apparition de Pasqual.

C’était Robinette, dont l’œil perçant… ou le cœur ému, si l’on veut bien croire à sa passion malheureuse, avait reconnu son ancien compagnon, dont une élévation subite la séparait depuis quelque temps.

Un regard jeté dans le vestibule le lui avait fait subitement découvrir, mais, à un second regard porté de ce côté, elle n’aperçut plus personne.

Robinette s’avança alors sur le balcon et laissa retomber le rideau derrière elle… Elle se pencha sur la balustrade, essuyant sur son front la sueur de la danse et livrant sa tête au vent de la nuit… Elle vit alors, à la lueur des quinquets placés devant la maison Pasqual descendre le perron, et, au lieu de prendre le passage de sortie, s’enfoncer sous les ombrages du jardin.

Le regard de Robinette s’alluma.

— Une bonne idée ! s’écria-t-elle.

Puis glissant dans sa chambre à coucher, elle prit la lettre-écrite le matin à Pasqual avec tant de verve et de talent, et, furtive, légère, descendit en courant au jardin.

L’occasion de remettre cette épître était extrêmement favorable. La jeune fille fit quelques pas sur les traces de Pasqual, qui s’avançait dans l’ombre des arbres épaissie par la nuit. Alors elle l’entendit murmurer à voix basse des paroles entrecoupées qu’il s’adressait à lui-même. La rêverie de Pasqual lui imposait une sorte de respect qu’elle ne définissait pas ; elle se retira dans un massif de verdure pour lui glisser la lettre lorsqu’il reviendrait sur ses pas.

Un bruissement de feuilles se fit bientôt entendre près de Robinette ; dans le taillis d’arbrisseaux où elle s’était cachée. Mais la jeune fille ne s’occupa point de cette circonstance. Elle avait aperçu en descendant quelques mendiants qui, attirés par les lumières de la soirée, s’étaient réunis à la porte de la maison ; elle crut que l’un d’eux avait pénétré jusqu’à l’entrée du jardin, et n’y pensa pas davantage.

Herman, au bout de quelques instants, crut pouvoir descendre au jardin sans que son absence fût remarquée. Il avait hâte de voir Pasqual ; qui, bien mieux au courant de l’état de sa fortune que lui-même, pourrait l’éclairer sur le plus ou moins de danger de la perte qu’il venait de faire.

Une impression plus pénible le saisit en entrant dans le jardin.

Là, tout était si paisible, si riant ! Le ciel, d’un bleu foncé, versait une nuit tiède et sereine ; les branches légères des arbres reposaient mollement dans le calme de l’air ; la lumière des lustres du salon, tamisée par l’épaisse feuillée, ne répandait dans ses profondeurs qu’une lueur adoucie, une teinte d’or pâle ; les oiseaux de la volière à moitié éveillés par ce jour prématuré, chantaient à demi-voix sous leurs réseaux de fleurs.

Dans cette harmonie d’une paix charmante, Herman sentait plus douloureusement les angoisses et les palpitations étouffantes dont son sein était rempli.

Il rencontra Pasqual au détour d’une allée.

C’était dans cet instant que Robinette, sortant d’un bouquet d’arbres, s’avançait pour remettre la lettre d’amour à son adresse.

La jeune fille se trouva en face d’Herman, dont la nuit lui avait dissimulé l’approche… Elle se troubla sans raison, comme toute personne coupable… S’apercevant en même temps qu’un rayon de lumière décelait le papier blanc entre ses doigts, elle laissa tomber l’épître pour la soustraire à ce jour accusateur.

Puis, s’élançant vers la sortie du jardin, elle, remonta vivement au salon, regrettant d’avoir laissé passer en pure perte le temps d’un valse ou d’un galop.

Herman n’avait attaché nulle importance à la vue de Robinette en cet endroit. Dès qu’elle s’éloigna, il prit le bras de Pasqual et lui raconta avec vivacité et agitation l’événement de cette soirée.

Comme Herman l’avait pensé, l’achat du pavillon et les dépenses faites dans cette habitation avaient absorbé l’argent comptant dont on pouvait jusqu’à un certain point disposer à l’insu de madame de Rocheboise, en s’assurant de la discrétion du banquier ; quant à aliéner aucune propriété, cela était impossible. Il fallait donc essayer de couvrir cette dette de jeu par des emprunts faits à quelques amis, ce qui offrait encore de grandes difficultés, vu le bref délai de trois jours seulement dans lequel la somme devait être acquittée.

Ce qui n’empêcha pas Pasqual de conclure avec son flegme ordinaire.

— Perte d’argent n’est pas mortelle, et de telles affaires s’arrangent d’elles-mêmes.

— Non, répondit Herman, l’imprévu, pour moi, ne sera que fatal. Tenez, mon ami, ce n’est pas le coup cruel de ce soir qui me frappe le plus… Je voudrais être sûr que ce danger me menace seul ; sans qu’il me soit possible de dire ce que je redoute, il y a parfois en mois d’affreuses prévisions pour l’avenir.

À cet instant, dans le pavillon, la musique devenait plus vive, plus pressée, les ombres passaient plus légères et rapides sur les rideaux de soie agités par le tourbillon de la danse.

— La vue de cette joie me fait mal, à présent, continuait Herman… Et, en vérité, en ce moment, dans ce jardin délicieux, en face de ces salons animés par le plaisir, il me semble sentir le malheur à côté de moi.

Pasqual fit un mouvement… Puis il dit en paraissant sourire de la faiblesse de son maître :

— Votre imagination impressionnable vous égare… Tenez, monsieur, appuyez-vous sur moi.

Depuis quelques instants, le froissement de feuilles qui avait eu lieu dans le massif de verdure lorsque la jeune maîtresse du pavillon y était cachée, se renouvelait parfois, quoique à peine distinct.

— C’est étrange, dit Pasqual, l’air est calme, et pourtant il me semble entendre… y aurait-il quelqu’un ici ?

— Non, certainement.

— Ce bruit de feuilles…

— C’est du côté de la volière, où pénètrent des rameaux d’arbres.

— N’importe, reprit Pasqual, cet endroit est peu convenable pour parler d’affaires, et nous en avons déjà trop dit… Retournez au salon, monsieur, et moi je vais vous attendre à l’hôtel, où nous passerons le reste de la nuit à régler les promptes démarches que votre situation exige.

Rocheboise et Pasqual se séparèrent.