Les Maronites
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 25 (p. 187-215).
LES MARONITES

Parmi les communautés catholiques d’Orient qui, depuis les Croisades, font appel à la traditionnelle protection de la France, nulle ne s’est montrée plus reconnaissante et plus dévouée que celle des Maronites. Bien des liens nous unissent à elle. Il faut en faire remonter l’origine jusqu’à l’époque de l’arrivée en Syrie des premiers Croisés pour lesquels les Maronites furent de précieux auxiliaires. Dans la suite, et surtout pendant tout le cours des XVIIe et XVIIIe siècles, des relations suivies s’établirent entre nos Rois et les Cheiks du Liban dont certains exercèrent les fonctions de Consul de France. Plus tard encore, Bonaparte, dans sa campagne de Syrie, trouva nos amis du Liban prêts à venir à son aide. Enfin, en 1860, le Gouvernement de Napoléon III envoyait à leur secours un corps expéditionnaire pour les protéger contre la fureur exterminatrice des Druses. C’est tout ce long et glorieux passé que, lors des premiers massacres, Crémieux, qu’on ne saurait suspecter de parti pris en la circonstance, évoquait devant la Chambre des Députés pour l’exhorter à protéger nos cliens traditionnels : « Eh ! Messieurs ! s’écriait-il, il s’agit des chrétiens du Liban ! Les chrétiens du Liban, mais ils sont vos frères depuis des siècles, non pas seulement vos frères en religion, mais vos frères à la guerre, vos frères sur les champs de bataille. Dans toutes les circonstances, vous les avez trouvés. Saint Louis les a trouvés ; Napoléon les a trouvés [1]. »

L’attachement des Maronites pour notre pays est très généralement connu en France, sans que l’on sache cependant toujours à quel point il est vivace, ni à quelles origines lointaines il remonte. Mais si nos compatriotes n’ignorent pas qu’il existe en Syrie une sorte de « France d’outre-mer, » ils sont beaucoup moins bien renseignés sur ses habitans. Ils en connaissent mieux les sentimens que les caractéristiques. En d’autres termes, les Maronites sont, comme ils le méritent, très populaires chez nous pour leur dévouement à notre cause : tous les Français parlent d’eux, mais bien peu savent ce qu’ils sont. C’est à cette lacune que nous voudrions essayer de remédier en indiquant ici les origines de ce peuple, son évolution historique, ce qui le distingue des autres communautés catholiques d’Orient et quelle est sa situation actuelle, sans prétendre faire œuvre de critique, mais simplement de vulgarisateur.


On sait que les chrétiens d’Orient se divisent en deux groupes, suivant qu’ils reconnaissent ou non l’autorité du Saint-Siège. Les premiers sont les catholiques unis à Rome ; les seconds sont représentés par les différentes communautés dites schismatiques. En tête du groupe catholique se classent naturellement les « Latins, » auxquels se rattachent les nombreux rites orientaux ayant fait leur soumission au Saint-Siège, les Grecs catholiques ou Melchites, les Arméniens unis, les Chaldéens, les Syriens-catholiques ou Syriaques et les Coptes unis, sans compter les Maronites. A chacune de ces communautés, correspondent exactement d’autres groupes qui sont leurs équivalens dans la branche « schismatique. » Ce sont les Grecs-orthodoxes, les Arméniens orthodoxes ou Grégoriens, les Nestoriens, les Jacobites et les Coptes schismatiques. Seuls, les Maronites ne forment qu’un même groupement parfaitement homogène, sans aucun dissident. Tous sont unis à Rome. L’exception qu’ils font ainsi à la règle générale des communautés chrétiennes du Levant est remarquable, et ce n’est pas sans fierté qu’ils aiment à la rappeler.

Cette seule remarque indique assez combien les origines et les caractéristiques de ce petit peuple sont, avant tout, religieuses. Rien d’ailleurs de plus naturel dans cet Orient où les questions de cet ordre ont toujours joué un rôle prépondérant. Qui ne sait en effet que les diversités de croyance y remplacent en réalité les différences de nationalité et que l’étiquette confessionnelle y tient lieu de sujétion ? Et en nulle contrée, cette vérité ne s’impose avec plus de force qu’en Syrie, le berceau de la plupart des cultes. Il importe donc bien de se convaincre que les Maronites sont, en tout premier lieu, un groupement religieux et qu’à travers les vicissitudes des siècles, ils restent profondément marqués de cette empreinte. C’est la religion qui les a réunis et c’est à elle qu’ils doivent d’être encore aujourd’hui ce qu’ils sont, car c’est en elle qu’ils ont trouvé « l’énergie nécessaire pour défendre et conserver leur indépendance [2]. »


Les Maronites descendent d’une peuplade de même origine que celle des anciens habitans de la Syrie, les Araméens : ils sont donc de race sémitique. Leurs ancêtres comptent parmi les premiers chrétiens évangélisés par les apôtres. Ils peuplaient alors les plaines des environs d’Antioche et de Hama, l’ancienne Apamée des Croisés, ainsi que les villes phéniciennes de la côte. Jusqu’au IVe siècle, rien ne les distingue des autres chrétiens de ces contrées avec lesquels ils se confondent. Compris dans la province de Syrie seconde, ils relèvent de la domination de Byzance et se trouvent mêlés aux querelles religieuses, si nombreuses et ardentes, qui divisèrent le Bas Empire. Ce fut l’une d’elles, le schisme des monophysites, qui leur donna l’occasion de prendre conscience d’eux-mêmes et de se grouper en « nationalité. »

Après l’hérésie de Nestorius, affirmant l’existence de deux personnes distinctes dans le Christ, l’une divine, l’autre humaine, doctrine réprouvée au Concile d’Ephèse, se répandit celle du monophysisme, imaginée par Eutychès. Ce moine d’un couvent voisin de Constantinople, dans son ardeur à combattre les erreurs de Nestorius, en vint à tomber dans une hérésie tout aussi dangereuse aux yeux de l’Église, bien que totalement opposée, en soutenant qu’il n’existait dans le Christ qu’une seule nature. Le concile de Chalcédoine devait bientôt condamner avec la même sévérité la doctrine monophysite. Il déclara qu’il fallait distinguer dans le Christ la nature divine et la nature humaine coexistant en lui sans cependant se confondre.

Ces controverses théologiques, avivées par l’action des souverains byzantins, qui n’hésitaient pas à se jeter personnellement dans la mêlée, prirent bientôt une intensité particulière. Les plus lointaines régions de l’Empire ne tardèrent pas à subir, à leur tour, leur funeste influence.

Vers cette époque, vivait, aux environs d’Antioche, un pieux anachorète du nom de Maron. Son histoire a été rapportée par Théodoret, évêque de Cyrrhus, qui fut à peu près son contemporain [3]. On ne peut guère indiquer avec précision l’époque de son existence. Il vivait sans doute à la fin du IVe siècle et au commencement du Ve [4]. Or, c’est à saint Maron qu’il faut faire remonter l’origine de la communauté qui se mit sous son patronage en empruntant son nom. A lui, en effet, revient le mérite d’avoir jeté les premiers fondemens d’un groupement distinct destiné à se constituer plus tard en « nation. »

Théodoret raconte avec admiration la vie de cet ermite qui, ne voulant d’autre abri que la voûte du ciel, édifia toute la contrée par sa piété et ses guérisons miraculeuses. La tradition ajoute que saint Maron combattit les hérétiques, partisans des erreurs du monophysisme, et soutint avec ardeur les principes de la vraie foi. Il se serait retiré sur une montagne située au bord de l’Oronte, dans les environs de Hama, bientôt suivi par un grand nombre de moines qui partageaient sa discipline. C’est ainsi qu’il réussit à réunir, de son vivant, un premier noyau de partisans auxquels il aurait légué une liturgie particulière et même un embryon de constitution ecclésiastique.

L’orthodoxie de saint Maron a cependant trouvé quelques détracteurs. Il faut voir là, sans doute, l’effet de la jalousie de certaines autres communautés orientales. Ces accusations se fondent ordinairement sur une affirmation d’Eutychès, Patriarche melchite d’Alexandrie au Xe siècle, qui, le premier, paraît avoir fait planer sur saint Maron et ses disciples le soupçon de monothéisme resté, aujourd’hui encore, si vivace. Mgr Debs, un des derniers titulaires du siège épiscopal maronite de Beyrouth, a combattu cette opinion avec beaucoup de science, de logique et d’autorité [5]. Il démontre que le monothélisme, ou doctrine de ceux qui, tout en admettant dans le Christ les deux natures, ne lui reconnaissaient qu’une seule volonté, prit naissance deux siècles après la mort du père et fondateur de la communauté maronite. Mais surtout, il reproduit [6] une longue lettre, écrite le 28 septembre 1753 par le pape Benoît XIV, dans laquelle celui-ci, après avoir cité de nombreux auteurs « prouvant merveilleusement la sainteté de saint Maron, » fait justice de ces allégations. Aussi le Patriarche melchite Cyrille, qui avait répété l’accusation formulée par Eutychès, était-il invité à désavouer ce qu’il avait fait, « afin de ne pas dépouiller de la vénération publique le bienheureux abbé Maron. » Comment d’ailleurs admettre que l’Eglise romaine ait constamment désigné la communauté maronite, qui lui est si attachée, par un nom rappelant celui d’un hérétique ?

Théodoret nous apprend que lorsque saint Maron quitta cette vie, « les gens du voisinage se livrèrent à un rude combat pour s’approprier ses restes, » objet de la vénération publique et cause de nombreux miracles. Les habitans des villages les plus proches qui, arrivés en plus grand nombre, réussirent à s’en emparer, leur élevèrent un vaste temple. C’est là, l’origine du couvent de saint Maron de l’Epomène, le plus célèbre de tous ceux qui se bâtirent bientôt sur les rives de l’Oronte. Il comptait, dit-on, jusqu’à huit cents moines. Les disciples du bienheureux ermite devinrent en effet toujours plus nombreux, de nouveaux fidèles, attirés par leur zèle de prédication, venant sans cesse se joindre à eux. La tradition veut qu’il se soit constitué, de cette façon, tout un petit peuple de moines [7] vivant retirés dans les monastères de la région de Hama et conservant intact, au milieu des luttes religieuses, le dépôt de la foi catholique légué par leur fondateur. Leur attachement aux principes du concile de Chalcédoine fut souvent pour eux l’occasion de subir de rudes épreuves de la part des hérétiques dont ils étaient entourés, témoins ces trois cent cinquante moines qui, sous les empereurs Sévère et Anastase, versèrent leur sang pour la cause de l’orthodoxie. Les annales du VIe siècle font mention du monastère de saint Maron qui, brûlé par ordre d’Anastase, fut ensuite restauré par les soins de Justinien le Grand. Ils relatent de même l’existence des religieux qui l’habitaient, et dont certains furent parfois délégués à Constantinople pour représenter les couvens de Syrie dans les assemblées ecclésiastiques. L’existence de cette communauté religieuse, un des centres chrétiens les plus importans d’Asie Mineure, se poursuivit ainsi jusqu’au VIIe siècle sans autres incidens que les persécutions dont elle était parfois l’objet.


C’est à cette époque que la tradition fait vivre le second patron des Maronites, saint Jean Maron, qui aurait vécu vers la fin du VIIe siècle [8]. Bien que relativement plus proche de nous, son existence paraît moins bien connue, et même, au dire de certains critiques, moins scientifiquement établie, que celle de son prédécesseur.

Sa vie est entourée de nombreuses légendes. Elles contribuent à faire de ce personnage une figure quelque peu mystérieuse. Quoi qu’il en soit, ce disciple de saint Maron, né aux environs d’Antioche, après avoir étudié dans le monastère fondé par son illustre prédécesseur et perfectionné ses connaissances à Constantinople, n’aurait pas tardé à se faire remarquer par sa science et à prendre sur ses coreligionnaires une autorité indiscutable. A ce moment, la Syrie venait de tomber dans les mains des Arabes qui firent leurs premières incursions dans ces contrées en 634. La domination byzantine s’y trouvait déjà si singulièrement affaiblie qu’une dizaine d’années à peine suffirent aux nouveaux venus pour se rendre maîtres du pays, sinon pour y asseoir et y organiser leur conquête.

Non seulement les Arabes, malgré leur relative tolérance religieuse, soumettaient de temps à autre à différentes vexations les chrétiens relégués à une situation inférieure, mais l’Eglise d’Antioche se débattait alors dans une complète anarchie propice à l’éclosion des hérésies. C’est alors que saint Jean Maron, afin de sauvegarder en même temps l’intégrité et la foi [9] du petit peuple dont il avait la charge, prit le parti de déserter les plaines d’Antioche pour se réfugier avec les siens dans les montagnes du Liban. Sans doute y rencontra-t-il d’autres populations araméennes, également chrétiennes, qui ne tardèrent pas à se joindre aux disciples qui le suivaient. De cette fusion est née la nation maronite. C’est à saint Jean Maron qu’elle doit et sa constitution définitive et le choix du Liban comme patrie. Aujourd’hui, dans la plupart des esprits, le nom du Liban est si intimement associé à celui des Maronites que l’on est tenté de les confondre dans une même pensée en croyant que cette communauté, à elle seule, a toujours peuplé le Liban. Non seulement cette croyance est erronée, mais on vient de voir qu’il faut rechercher l’origine des disciples de saint Maron ailleurs que dans les montagnes syriennes.

En prenant cette décision, saint Jean Maron a marqué son peuple d’une telle empreinte que la tradition a fait de lui le premier Patriarche de la nation, la tête de cette lignée de chefs, à la fois religieux et civils, continuée sans interruption jusqu’à nos jours. D’après la légende, il aurait été, en 675, sacré évêque de Botrys [10] par Jean, évêque de Philadelphie. Dix ans après, le siège patriarcal d’Antioche, toujours bouleversé par les incursions des Sarrasins et les agitations des hérétiques, se trouvant vacant, les évêques du Liban et de la contrée y portèrent l’évêque de Botrys qui s’était distingué par l’énergie avec laquelle il avait combattu les Jacobites, partisans des doctrines de Nestorius et d’Eutychès [11]. A la suite de cette élection, saint Jean Maron se serait rendu à Rome où le Pape Serge l’aurait confirmé dans sa dignité nouvelle en lui conférant le Pallium, dont ses successeurs continuent à solliciter l’octroi à leur élévation au trône patriarcal. Ceux-ci, en mémoire de leur glorieux prédécesseur, portent, encore à l’heure actuelle, le titre de Patriarche d’Antioche [12].

La doctrine de saint Jean Maron n’a pas davantage trouvé grâce devant certains auteurs qui l’ont également suspectée d’avoir été entachée de monothélisme. Cependant, le Pape Benoit XIV, dans une allocution adressée le 13 juillet 1744 à ses Cardinaux, résumait ainsi le rôle de ce saint personnage : « Vers la fin du VIIe siècle, alors que l’hérésie désolait le Patriarcat d’Antioche, les Maronites, afin de se mettre à l’abri de la contagion, résolurent de se choisir un Patriarche dont l’élection fût confirmée par les Pontifes romains [13]. » En outre, M. l’abbé Nau, professeur à l’Institut catholique de Paris, a publié la traduction d’un exposé de la foi [14], qu’il attribue, sans aucun doute, à saint Jean Maron, et dans lequel celui-ci réfute précisément la doctrine des monothélites.


Désormais retranchés dans les escarpemens de la chaîne libanaise, dont certains sommets dépassent 3 000 mètres, les Maronites formèrent bientôt un petit corps de nation relativement indépendant. A l’abri de leurs hautes montagnes habilement fortifiées, ils purent résister opiniâtrement à l’invasion arabe. Contraints, à la longue, de se soumettre à la domination des conquérans qui les entouraient de tous côtés, du moins conservèrent-ils leur organisation particulière, d’essence féodale. En fait, le Patriarche et les grands chefs féodaux, dépendans en droit des Omeyades, faisaient figure de petits souverains. Ils profitaient des moindres défaillances de leurs ennemis pour les harceler sans cesse, si bien que le Liban constituait une sorte de forteresse naturelle chrétienne dressée intacte au milieu de la conquête musulmane. Sans aller jusqu’à croire, comme le rapportent les annales indigènes, que les chrétiens du Liban « tombèrent sur les Musulmans avec la force et le bruit du tonnerre et qu’ils les écrasèrent dans la plaine [15], » il est cependant certain que ce noyau d’hommes résolus et protégés par un rempart de rochers parvint à ralentir la marche victorieuse des Arabes, dont l’armée, surtout composée de cavaliers, était peu habituée à la guerre de montagne. C’est ce que les anciennes chroniques aiment à rappeler, non sans emphase, en affirmant que la résistance des Maronites réussit à retarder la chute de Byzance.

Réfugiés, aux heures pénibles, dans la haute montagne et ayant fait de la région des Cèdres [16] et de Bécharré le centre de leur nation, ils purent continuer à jouir d’une certaine autonomie. S’ils furent, sous les Abbassides, contraints de payer l’impôt foncier et si le Liban fut alors englobé dans le district de Damas, les Maronites continuèrent cependant à vivre de leur vie propre et réussirent pleinement à sauvegarder leur existence nationale.

Sous la double direction de leurs prêtres et de leurs grands propriétaires fonciers, ils s’organisèrent fortement en un petit peuple féodal qui, à l’abri de ses montagnes, vécut pendant plusieurs siècles dans un quasi isolement. Très morcelée en un certain nombre de villages, leur communauté évolua d’une façon distincte du milieu qui l’entourait et dont elle se trouvait, en quelque sorte, séparée [17]. La constitution géographique du pays, aussi bien que les mœurs de ses habitans, ne se prêtaient nullement à la formation de grandes villes. C’était en effet le régime de la « recommandation, » du patronat, qui dominait, d’où résultait le groupement d’un certain nombre de paysans autour de leurs seigneurs relativement indépendans, chacun dans sa vallée. De cette façon se constituèrent des villages représentant généralement le domaine d’un même propriétaire foncier [18]. Celui-ci, protecteur naturel de ses paysans, les organisa en milices pour résister aux attaques des Musulmans. Telle a été l’origine de la féodalité, qui fut singulièrement persistante au Liban. Chaque canton, chaque domaine pour ainsi dire, ayant sa vie particulière, très intense, il se forma un patriotisme local, extrêmement vivace, en même temps qu’un patriotisme national, qui trouvait son expression la plus complète dans l’attachement à la personne du Patriarche et ne manquait jamais de se manifester violemment en présence de l’ennemi commun. Favorisés par la nature très accidentée du terrain et défendus par les escarpemens et les rochers de leurs montagnes, dont ils surent tirer parti en créant des centres fortifiés [19], les Maronites purent longtemps défier toutes les attaques.

En même temps, le milieu très spécial de montagnes, souvent arides, dans lequel ils étaient appelés à vivre, fit des Maronites un peuple simple, austère et développa encore leurs tendances naturelles au mysticisme. La beauté grandiose, parfois terrible, de certains sites libanais est bien propre au recueillement et à la méditation. Aussi, le monachisme, déjà très en faveur dans les plaines d’Antioche, prit au Liban une extension plus grande encore. Les anachorètes se sentirent particulièrement attirés par les gorges sauvages de la Kadischa, la rivière sacrée des Maronites, qui prend sa source au pied des Cèdres. La plupart d’entre eux y vécurent dans des grottes creusées à même le roc. On en voit aujourd’hui, dont certaines, surplombant à pic de vertigineux précipices, paraissent inaccessibles. Ils fondèrent de même de nombreux couvens, toujours très florissans au Liban à l’heure actuelle. La conduite des Khalifes qui, soupçonnant le clergé chrétien d’entretenir des intelligences avec ses ennemis byzantins, se montraient souvent fort durs à son égard, ne fit que contribuer à resserrer davantage autour de ses prêtres un peuple déjà enclin à la ferveur religieuse.

Très attaché à ses croyances, à ses traditions, à ses mœurs familiales, vivant replié sur lui-même, d’une vie concentrée et relativement dépourvue de grands événemens, ce petit peuple, peu accessible aux influences extérieures, n’évolua qu’avec une extrême lenteur. Il réussit longtemps à se conserver sans subir de modification appréciable. Aux environs de 1860, il s’était encore si peu laissé entamer par les siècles, qu’il paraissait en être resté au moyen âge en offrant encore l’image d’un parfait Etat religieux et féodal.


Grâce à cet ensemble de circonstances particulières, le Liban put poursuivre son existence propre, à l’écart des événemens qui bouleversèrent sans cesse les contrées voisines et dont le contre-coup n’arrivait jamais que très affaibli jusqu’à lui.

La Syrie fut en effet pendant plusieurs siècles transformée en un vaste champ clos. Centre de l’Empire arabe et du monde musulman sous les Oméyades, elle ne fut plus, sous les Abbassides, par suite du transfert de leur capitale de Damas à Bagdad, qu’une simple province livrée par son éloignement à toutes les intrigues et à toutes les agitations. Elle devint une proie que, dans une mêlée terrible et extraordinairement confuse, les Bédouins, les Empereurs byzantins reprenant l’offensive, les Turcs Seidjoucides et les Croisés disputèrent tour à tour aux Khalifes Fatimites du Caire. Sans cesse prise et reprise, la Syrie fut, pendant trois longs siècles, mise à feu et à sang. A travers des vicissitudes dont l’histoire offre peu d’exemples et qu’elle devait à sa situation de « carrefour des nations, » tantôt morcelée, tantôt réunie, elle changea plusieurs fois de maîtres, mais toujours ses conquérans éphémères s’y installaient en guerriers et non en colons.

En présence de ces luttes continuelles, les Maronites renforcèrent leur organisation militaire afin de maintenir leur autonomie relative. Et c’est ainsi que les grands propriétaires du Liban furent amenés à prendre de plus en plus le caractère de chefs qui combattaient à la tête de leurs paysans, devenus leurs soldats : l’aristocratie terrienne se transforma en l’aristocratie militaire des Emirs et des Cheiks. Cette évolution ne fut, en définitive, qu’une adaptation des mœurs féodales et patriarcales aux impérieuses exigences de ces temps singulièrement troublés. Obligés de lutter pour sauvegarder ce qui leur restait d’indépendance, les chrétiens du Liban sentirent la nécessité d’unir plus intimement leurs efforts en se groupant davantage et de se choisir parfois un chef unique, afin de mieux coordonner leur défense.

Tandis que la Syrie retentissait du fracas des armes, la plupart des événemens qui se passaient autour d’eux ne parvinrent guère à modifier sensiblement la situation des montagnards maronites. Il en est un cependant qui produisit chez eux une répercussion considérable : ce fut l’arrivée des Croisés. Campés sur leurs hauteurs, les guerriers chrétiens s’efforçaient de prolonger la résistance lorsque, au printemps de 1099, parut, aux confins du Liban, l’armée des premiers Croisés. On conçoit la joie des chrétiens de Syrie à l’arrivée de leurs coreligionnaires d’Occident et l’empressement qu’ils mirent à leur prêter main-forte. Guides dévoués et expérimentés facilitant la traversée des montagnes, ou archers habiles venant, fort à propos, grossir les rangs de l’armée chrétienne, ils furent toujours pour les Croisés de précieux auxiliaires. En récompense de ces services, une situation privilégiée [20] leur fut réservée dans les Etats Latins, notamment dans le Comté de Tripoli, fondé par Raymond, Comte de Toulouse, sur le territoire duquel la plupart d’entre eux se trouvaient compris. Ils acceptèrent d’autant plus facilement l’organisation féodale apportée par les Croisés qu’elle se rapprochait singulièrement de la leur. Bientôt, le Liban se couvrit de châteaux forts habités par les guerriers francs et dont quelques ruines subsistent encore à l’heure actuelle.

Lorsque, sous les coups répétés de Nourreddin et de Saladin, la ruine des États Latins se précipita, obligeant les seigneurs chrétiens à abandonner leurs conquêtes pour chercher un refuge, ce fut dans les hauteurs du Liban qu’ils le trouvèrent. Nombre d’entre eux reçurent asile chez les Maronites dont le pays devint, pour la seconde fois, une citadelle du christianisme dressée contre la puissance musulmane victorieuse.

Après l’échec de la tentative de saint Louis, à qui les chrétiens du Liban ne manquèrent pas de prêter leur concours, l’attention de l’Europe s’étant détournée de l’Orient, les Etats Latins furent définitivement perdus. Cependant, la résistance des guerriers francs put se prolonger plus longtemps dans l’île de Chypre et dans les montagnes de Syrie. Nos Croisés ont ainsi vécu près de deux siècles dans le voisinage des Maronites. De cette longue existence commune est né l’attachement affectueux et reconnaissant que ceux-ci n’ont cessé de témoigner à notre pays. N’affirment-ils pas même, non sans certaines chances d’exactitude, que le sang des Croisés français s’est souvent trouvé mêlé au leur, témoin cette curieuse poignée d’hommes blonds aux yeux bleus peuplant certains villages de la haute montagne ? Aussi, les guerriers francs une fois disparus de Syrie, allaient-ils laisser dans le pays une trace profonde et leur souvenir généreux, toujours évoqué dans les jours de malheur, devait-il animer bien des légendes.


Définitivement maîtres du pays après deux siècles de luttes, les Musulmans surveillèrent attentivement les Maronites qu’ils craignaient toujours voir de nouveau prêter la main à des envahisseurs. A cette époque, les chrétiens continuaient à être massés dans la partie septentrionale du Liban, du côté des Cèdres, de Batroun et de Djèbail [21] : ils n’étaient guère encore descendus au sud du Nahr Ibrahim, l’antique fleuve Adonis. Sous l’autorité spirituelle de leurs Patriarches, ils étaient divisés en plusieurs districts ayant à leur tête des chefs appelés « mouquaddams », parmi lesquels celui de Bécharré exerçait une sorte de prépondérance [22]. Un certain nombre des leurs se trouvait également disséminé dans les îles de Rhodes, et surtout de Chypre, où leur communauté avait été particulièrement prospère sous la domination des Lusignan.

D’ailleurs, bien d’autres populations étaient, entre temps, arrivées au Liban, de sorte que celui-ci offrait le spectacle d’un curieux mélange de races et de religions. Sans compter les colons persans installés le long de la côte par les Oméyades, et ancêtres des Métualis actuels [23], c’était, en premier lieu, la tribu musulmane des Tanoukh, qui, établie dans le moyen Liban, entre Beyrouth et Saïda, formait une sorte d’avant-garde de l’Islam. Puis, une secte primitivement chiite, les Nosairis ou Ansariehs, avait fait irruption dans le Liban septentrional d’où, après quelques luttes, les Maronites réussirent à la rejeter dans les montagnes du nord de la Syrie auxquelles elle a donné son nom. Les Druses enfin s’étaient, un peu plus tard, répandus et développés dans la Montagne. Les démêlés des Druses et des Maronites, et surtout les massacres de 1860, ont répandu la croyance que ces deux peuples ont toujours été des ennemis farouches. Rien n’est cependant moins exact. Jusqu’à la moitié au moins du XVIIIe siècle, ils vécurent dans un accord parfait et constant. Il fallut des intrigues étrangères pour venir le troubler au point que l’on connaît.

Le Drusisme [24], dont l’origine est assez obscure, a probablement commencé à être introduit dans certaines parties du Liban vers la fin du XIe siècle. Ses adeptes se recrutèrent plus particulièrement dans la région du Chouf qui forme, encore aujourd’hui, son centre le plus important. Une si parfaite harmonie régnait alors entre les Druses et leurs voisins chrétiens que, durant tout le moyen âge, et même encore au XVIIe siècle [25], on voulut voir en eux un peuple d’origine chrétienne. Très heureux de trouver ainsi un moyen de se ménager la protection de l’Europe contre les Musulmans qu’ils haïssaient, ils se gardèrent bien de détruire cette illusion [26]. Une légende s’était même formée d’après laquelle ils seraient descendus d’une colonie de Croisés réfugiés au Liban, après la ruine des principautés franques, sous la conduite du comte de Dreux, dont ils auraient emprunté le nom.

Déjà vers cette époque, une famille d’origine musulmane, celle des Ma’an, installée dans la région du Chouf vers le XIIIe siècle et convertie au Drusisme, jouissait dans la Montagne d’une autorité particulière faisant pressentir les hautes destinées auxquelles elle était appelée [27]. Dès le commencement du XVIe siècle, les Emirs du Chouf s’étaient fait une situation qui les mettait hors de pair : ils étaient alors, sans conteste, les premiers des Émirs.

Telle était, à peu près, la situation des Maronites et du Liban lorsque, en 1516, le Sultan Sélim Ier, à la tête des Turcs Osmanlis, fit la conquête de la Syrie. Les Emirs de la Montagne, entraînés dans la lutte par les Mamelouks, abandonnèrent ceux-ci dès qu’ils virent la fortune leur être contraire. Aussi, l’Empire arabe s’étant soudainement écroulé, la domination ottomane s’organisa-t-elle rapidement. Cependant, grâce à sa situation spéciale, le Liban réussit, encore une fois, à échapper, en partie, aux nouveaux conquérans. Pressé de s’emparer de l’Egypte et estimant inutile de s’immobiliser dans une guerre de montagne contre les Emirs libanais, Sélim Ier, se contentant d’un acte de soumission de leur part, les confirma dans leurs fiefs en qualité de vassaux, moyennant le versement d’un tribut [28]. Le Liban put, de cette façon, continuer à bénéficier de l’autonomie relative qui ne lui avait jamais fait défaut. Sous l’impulsion des Emirs druses, celle-ci allait même tendre à l’indépendance.


Le rôle des Maronites, malheureusement assez désunis à cette époque, fut, par la suite, pendant près de trois siècles, fortement éclipsé par l’ascendant grandissant des chefs de la famille Ma’an, qui allaient accaparer tout le Liban à leur profit. Ce résultat fut le fait de la valeur, — on peut même dire du génie, — d’un des leurs, Fakhr-ed-din II [29], le Grand Émir de la Montagne, dont le règne marque l’apogée de la puissance libanaise. Echappé par miracle à la vengeance des troupes ottomanes et caché par sa mère dans le district chrétien du Kesroan, il fut élevé par les soins de la famille maronite des Khazen. Energique, habile et ambitieux, Fakhr-ed-din est une des figures les plus curieuses et les plus attachantes de cette période. Il réussit, sans d’abord éveiller la défiance de la Sublime Porte, à agrandir ses domaines en étendant son autorité non seulement sur tous les Druses, mais également sur les Maronites. Ceux-ci, sentant le besoin d’un chef puissant, l’acceptèrent d’autant plus volontiers que l’Emir faisait preuve de la plus large tolérance religieuse et que, soit reconnaissance, soit calcul, il s’était entouré de conseillers chrétiens. C’était, outre son vieux précepteur Chéiban, les Cheiks des familles Khazen et Habeiche, les plus influentes à cette époque. Rêvant de fonder un grand Etat, il poursuivit le cours de ses conquêtes jusqu’au moment où, la Porte finissant par s’alarmer de sa puissance, il se réfugia à Florence auprès de ses alliés, les Médicis [30]. De retour en Syrie, il s’efforça d’introduire dans son Etat l’organisation qu’il avait admirée en Toscane. Sous son règne, le Liban trouva une prospérité et une tranquillité jusqu’alors inconnues, qui permirent aux lettres et aux arts d’y briller d’un certain éclat. Mais, grisé par ses succès, Fakhr-ed-din aspira à l’indépendance. Attaqué de toutes parts, abandonné par ses alliés, traqué dans la haute montagne, il se livra à ses vainqueurs : ils le firent décapiter à Constantinople. Sa puissance s’effondra ; mais il avait créé l’unité politique du Liban et scellé l’union des Maronites et des Druses. La tradition assure même qu’il se serait fait secrètement baptiser peu de temps avant sa mort.

Son neveu, puis ses fils, parvinrent, en usant de plus de prudence vis-à-vis de la Porte, à sauvegarder l’autonomie libanaise.

Peu après, la famille Ma’an s’étant éteinte, les seigneurs de la Montagne firent choix des Emirs Chéhab pour la remplacer à leur tête. Ceux-ci, d’origine musulmane, s’étaient installés dans le Hauran, où, après avoir également adopté la religion druse, ils avaient acquis une influence prépondérante. Longtemps les plus fermes soutiens des Ma’an, ils ne tardèrent pas à s’allier à eux par des mariages. Bientôt leur prestige devint à tel point considérable dans le Liban qu’il les fit désigner pour succéder aux Emirs Ma’an, dont ils respectèrent les traditions dans le gouvernement de la Montagne.

C’est sans doute vers 1755 qu’une partie des Chéhab, suivie par les Emirs Bellama, se convertit au christianisme. Ces conversions, considérées comme de véritables trahisons par quelques vieilles familles druses, commencèrent à semer la méfiance entre deux peuples jusqu’alors unis. Il faut y voir l’origine de l’animosité qui devait dresser les Druses contre les Maronites et ensanglanter la Montagne. Cependant, à cette époque, leur union, simplement ébranlée, était encore si peu troublée que les Druses vinrent au secours de leurs compatriotes chrétiens du nord du Liban pour les aider à chasser les Métualis dont les brigandages incessans ravageaient la contrée.

Ils n’étaient d’ailleurs pas les seuls ennemis de la tranquillité de la Montagne, car, au cours des dernières années du XVIIIe siècle, les Emirs Chéhab eurent fort à faire pour la défendre contre les attaques des grands aventuriers tels que le Bédouin Daher ou l’Albanais Djezzar, qui tentèrent de profiter de l’anarchie de la Syrie pour s’y tailler un Etat répondant à leur ambition.

Sous la suzeraineté des Ma’an et des Chéhab, les Maronites maintinrent intacte leur ancienne organisation féodale et profitèrent de leurs bonnes dispositions pour se répandre dans la Montagne. Ils peuplèrent ainsi les districts du Kesroan et du Meten, dans le moyen Liban. Toujours aussi profondément attachés à leur religion et devenus les champions officiels du catholicisme en Syrie [31], ils voulurent resserrer encore leurs liens avec Rome. Dès le XVIe siècle, ils reçurent la visite de légats du Pape, puis adoptèrent le calendrier grégorien et envoyèrent une partie de leur clergé se former dans le collège de Rome institué à leur intention par Grégoire XII. Ce mouvement aboutit au synode libanais de 1736 où, sous la présidence d’un Légat, l’Eglise maronite reçut sa constitution définitive. Aussi le Liban devint-il la terre d’élection des catholiques et le centre d’action de leurs missionnaires, presque tous français. A la suite des voyages de quelques Carmes et Franciscains, les Capucins s’établirent à Beyrouth en 1626. Quelques années plus tard, les Jésuites prirent pied au Liban où, grâce à la générosité des Cheiks Khazen, leurs missions se développèrent rapidement, notamment à Antoura où fut fondé, en 1656, le premier collège français [32]. Le prestige de notre pays ne manqua pas de bénéficier très largement de l’influence dont jouissaient nos missionnaires.

D’ailleurs, depuis la capitulation de 1535, signée entre François Ier et Soliman, la France s’était érigée en protectrice officielle des chrétiens d’Orient. Grâce à l’autonomie relative dont ils jouissaient, elle put se préoccuper tout particulièrement de ceux du Liban sur la sécurité desquels elle veillait par les soins de ses Consuls à Tripoli et Saïda, soutenant le clergé maronite et protégeant le Patriarche. Un consulat distinct fut même créé à Beyrouth, en 1662, et confié aux Cheiks Khazen. En outre, de véritables lettres de protection, plusieurs fois renouvelées, avaient été accordées à la nation maronite par les Rois de France et leurs ministres. Ceux-ci entretenaient, tant avec les Patriarches qu’avec la famille Khazen, une correspondance dont de nombreuses traces sont restées et qui témoigne de toute leur sollicitude. Enfin, dans les instructions adressées à leurs ambassadeurs à Constantinople, ils leur recommandaient constamment d’intervenir d’une façon efficace en faveur des chrétiens du Liban.

Grâce à ces doubles relations avec Rome, et avec la France, les Maronites furent parmi les premiers Orientaux à prendre contact avec la civilisation et la culture occidentales. Leur esprit, naturellement curieux et studieux, s’en affina, et c’est à cette influence que l’on peut, en partie, attribuer la véritable renaissance littéraire qui se manifesta au Liban vers cette époque. Plusieurs savans de leur nation se distinguèrent par des travaux philologiques et historiques, qui révélèrent à l’Occident les trésors de la littérature syriaque. Certains d’entre eux, comme Hesronite, Sionite et Ecchellensis, furent appelés par Louis XIII et Louis XIV pour enseigner les langues orientales à Paris, tandis que d’autres, dont les Assemani et Duwaihi, poursuivaient leurs travaux en Italie. En même temps, l’imprimerie se développait dans les couvens du Liban dès la fin du XVIe siècle, assurant davantage encore aux Maronites la direction du mouvement intellectuel dont ils avaient pris l’initiative [33].


Après la période troublée de la fin du XVIIIe siècle, un Émir Chéhab allait de nouveau donner un certain lustre au Liban et tenter de reconstituer l’Etat du grand Fakhr-ed-din. Tel fut le rôle auquel aspira l’Emir Béchir. Il prit le gouvernement de la Montagne en 1788 pour le garder une cinquantaine d’années, avec des fortunes très diverses qui l’amenèrent à abandonner par quatre fois le Liban pour y entrer d’ailleurs chaque fois avec un nouveau prestige. Tour à tour brutal et souple, cruel et rusé, toujours prudent [34] et souvent peu scrupuleux, l’Émir Béchir offrait l’image du parfait souverain oriental imposant le respect par son habileté et son faste. Sans cependant avoir l’envergure d’un Fakhr-ed-din, il était parvenu, en ménageant les partis ou en profitant de leurs divisions, à acquérir en Syrie une situation prépondérante. Bien qu’il fût baptisé chrétien, on ne sut jamais exactement sa religion, car, selon les circonstances, il affectait d’être Maronite, Druse ou Musulman. Des autels consacrés à chacun de ces trois cultes figuraient même dans son palais de Beit-Eddin, dont il voulait faire son Versailles.

Partisan de Méhémet Ali dès les premières défaites ottomanes, il facilita, grâce à sa défection, la conquête de la Syrie par les Égyptiens en 1831. Les Maronites, attirés vers le souverain d’Egypte, en raison de ses sympathies françaises, accueillirent ses troupes en libératrices. Mais ils ne tardèrent pas à s’en repentir, l’administration d’Ibrahim pacha étant dure et exigeante. Devant la menace d’une révolte libanaise, les Égyptiens, s’inspirant des principes de l’Émir Béchir qui gouvernait Maronites et Druses en les opposant les uns aux autres, réussirent à fortifier momentanément leur situation en désarmant successivement chacun de ces deux peuples avec l’aide de son rival. Cette politique de division ne manqua pas d’attiser les haines religieuses en inspirant aux Druses un vif désir de vengeance. Cependant, lors de l’offensive ottomane, en 1839, le Liban, exaspéré par un régime d’oppression et excité par les agens de l’Angleterre, se souleva tout entier, dans un mouvement national et populaire.

La Syrie sortit profondément troublée de la crise de 1840. Mettant à profit l’atteinte qui y fut portée au prestige de la France, l’Angleterre, s’érigeant en champion de la nation druse, mena tout à coup une politique singulièrement active au Liban où l’influence française était jusqu’alors sans rivale. Elle contribua à faire destituer, puis exiler l’Emir Béchir [35] devenu, à la longue, suspect à tous. Il fut le dernier Émir de la Montagne, car la maladresse de son successeur allait aussitôt provoquer, dans ce pays divisé et agité, une véritable guerre civile marquée par les premiers massacres de Maronites : l’exclusion des Chéhab du gouvernement du Liban en fut la conséquence.

Les vingt années qui devaient encore s’écouler avant l’époque des grands massacres représentent une période de transition anarchique pendant laquelle l’ancien état de choses se désorganisait sans qu’un nouveau se fût encore substitué à lui. Tout y concourait à préparer les sanglans événemens qui, par l’excès même du mal, allaient apporter quelque remède à cette lamentable situation.

Le désordre dont souffrait le Liban, continuel prétexte à l’intervention de la Porte, offrait à celle-ci une occasion propice pour réaliser son vieux désir de ruiner l’autonomie de la Montagne en abolissant les antiques privilèges devant lesquels venait se heurter l’exercice de sa pleine souveraineté. Exciter les dissentimens des Libanais, leurs haines de religion, de classes ou de partis, laisser le désordre y grandir, éviter, tout en sauvegardant les apparences, de rétablir l’ordre, prouver, en un mot, l’incapacité du Liban à s’administrer lui-même et saisir le prétexte de troubles graves pour s’emparer de son gouvernement, telle allait être la base de sa politique. Ces tentatives auraient pu être écartées par une entente entre les Grandes Puissances. Malheureusement, leur manque d’union, et surtout la rivalité de la France et de l’Angleterre, devaient, au contraire, faciliter le jeu du gouvernement ottoman.

Fidèle à ses traditions, la France ne cessa d’appuyer les revendications des Maronites en vue du maintien du Liban autonome et indivis sous l’administration des Chéhab. Devant l’opposition de l’Angleterre, la Montagne fut cependant partagée en deux gouvernemens, l’un Maronite au Nord, l’autre Druse au Sud. Leur délimitation, inévitablement artificielle, mécontenta les chrétiens en même temps que l’existence de deux administrations distinctes souligna fâcheusement l’opposition des deux peuples. De nouveaux massacres éclatèrent, nécessitant une révision du statut libanais, à laquelle la France, sortie de son isolement de 1840, put prendre une part active.

Au cours de cette période déjà si troublée, la Montagne traversait en outre une crise sociale des plus graves. Le régime féodal, maintenu à peu près intact jusqu’aux environs de 1840, était battu en brèche depuis que l’Emir Béchir avait cherché à diminuer, à son profit, le prestige des seigneurs. Encouragé par le clergé maronite, ce mouvement se développa avec rapidité, prenant l’allure d’un véritable réveil démocratique. De son côté, la Porte, par l’organisation d’une administration libanaise et l’institution de fonctionnaires revêtus des attributions jadis dévolues aux Emirs et aux Cheiks, contribua à ruiner l’autorité de ceux-ci. Enfin, de nombreux Maronites, émigrés vers le Sud, se trouvant les fellahs de la noblesse druse, la traditionnelle haine religieuse allait encore envenimer cette lutte de classes. A la suite d’une révolution populaire dans le district maronite du Kesrouan, les Druses, craignant la rébellion de leurs propres paysans, commencèrent à s’armer.

Les événemens de 1860 sont trop connus pour qu’il soit besoin de les rappeler longuement ici. On sait que, en présence des troupes ottomanes, impassibles, sinon complices, les Maronites, surpris et désunis, furent massacrés par les Druses fortement groupés et préparés à la lutte. Une explosion de fanatisme souleva la Syrie, ensanglantant Damas. L’Europe s’émut. Le gouvernement de Napoléon III, alors à l’apogée de sa puissance, ne se laissant pas arrêter par les lenteurs du concert européen et en particulier de l’Angleterre, envoya un corps expéditionnaire rétablir l’ordre en assurant la protection des chrétiens du Liban.

A la suite de ces événemens, un nouveau statut, élaboré par les Commissaires de la Porte et des Grandes Puissances, fut octroyé à la Montagne. Celle-ci, malheureusement aussi diminuée que possible et surtout amputée de Beyrouth, fut réunie sous l’administration d’un gouverneur chrétien désigné par la Porte, avec l’assentiment des Puissances. En définitive, l’autonomie libanaise était sauvegardée et placée sous la garantie de l’Europe. Enfin, le régime féodal disparaissait complètement avec ses institutions et ses privilèges. — C’est la charte d’où est véritablement sorti le Liban moderne.


Le nombre des Maronites est difficile à déterminer en l’absence de recensement et même de données statistiques impartiales.

Au XIIe siècle, Guillaume de Tyr les estimait à 40 000 âmes seulement. Dans la relation de son voyage en Syrie, en 1784, Volney donne le chiffre de 115 000, qui paraît assez faible. Le recensement effectué à la suite des massacres de 1860 avait fait enregistrer au Liban 216 000 Maronites. A l’heure actuelle, les évaluations dignes de retenir l’attention varient entre 320 000 et 450 000 âmes [36]. Il semble que l’on puisse adopter le chiffre approximatif de 400 000 comme étant le plus rapproché de la vérité.

Aux difficultés inhérentes, en Turquie, à toute tentative statistique s’ajoute ici l’incertitude résultant d’une forte émigration. De très nombreux Libanais quittent en effet leur pays pour se rendre, non seulement en Egypte, mais en Amérique, aussi bien aux Etats-Unis qu’au Brésil et en Argentine où ils forment d’importantes colonies. Ces émigrans, dont l’appoint est considérable, constituent une population flottante particulièrement délicate à évaluer.

En ce qui concerne le Liban, les Maronites, très prolifiques, y forment la majorité : environ 270 000 sur un total d’à peu près 420 000 habitans [37]. Peuplant presque entièrement les districts nord du Batroun et du Kesrouan, ils sont encore les plus nombreux dans celui du Méten, au centre, et restent sensiblement supérieurs aux Druses dans celui du Djezzin, au sud. Dans les autres régions de la Syrie, leurs groupemens les plus considérables se trouvent surtout à Beyrouth (55 000), puis à Damas (15 000), à Alep et même à Jérusalem. Au total, ils représentent à eux seuls environ les deux tiers de la population catholique de la Syrie.

En raison de leur nombre, une situation spéciale leur a été réservée dans l’administration libanaise. Elle n’est cependant pas aussi nettement prépondérante que leur supériorité numérique pourrait le faire supposer. Ils comptent parmi les leurs quatre des sept préfets de district et cinq [38] des treize membres du Conseil administratif, sorte de Parlement libanais. En outre, c’est également parmi eux qu’est toujours choisi le vice-président de ce Conseil, le plus haut fonctionnaire de la Montagne après le Gouverneur général.

La nation maronite étant, avant tout, un groupement religieux, il importe, afin de se rendre compte de sa situation et de ses caractéristiques, de l’envisager au point de vue confessionnel.

Par la force même des choses, il a déjà été nécessaire, en exposant l’origine de cette communauté, d’indiquer l’idée religieuse qui a présidé à sa constitution. On a vu que ses fondateurs furent accusés d’avoir adopté des doctrines entachées d’hérésie aux yeux de l’Eglise romaine ; cette accusation a reparu par la suite sous la plume de Guillaume de Tyr, l’historien des Croisades.

Celui-ci rapporte [39] qu’en 1182, les Maronites, hérétiques depuis cinq siècles, auraient tout à coup abjuré leurs erreurs devant Aimery, Patriarche latin d’Antioche. Les intéressés ont toujours formellement protesté contre cette allégation. Tout au plus admettent-ils qu’un petit nombre des leurs, d’ailleurs excusables par leur isolement et les exemples dont ils étaient entourés, se soient, en toute bonne foi, ralliés pendant quelque temps à certaines hérésies qu’ils auraient repoussées dès que leur erreur leur fut apparue. Telle paraît être l’opinion du Saint-Siège, à en juger par les déclarations de nombreux Pontifes qui ont appelé les chrétiens du Liban leurs « fidèles serviteurs » conservés « comme des roses au milieu des épines, » leurs « fils les plus chers, » ceux qui « n’ont jamais chancelé dans leur foi. » Et il serait aisé de multiplier les citations de ce genre [40].

L’autorité pontificale prit d’ailleurs soin de faire examiner leurs croyances et leurs livres liturgiques par des théologiens qui se rendirent en Syrie à cet effet. Ce fut le but des missions confiées, dans le courant du XVIe siècle, au Franciscain François Surian et au Jésuite Jérôme Dandini, qui constatèrent tous deux l’attachement des Maronites au catholicisme romain. Plus tard, en 1736, se réunit au Liban, sous la présidence de Joseph Assemarii. Légat du Saint-Siège, un synode au cours duquel le rite, les privilèges et la constitution de leur Eglise furent nettement déterminés et précisés en un véritable code qui la régit encore.

La liturgie maronite est celle de saint Jacques l’apôtre, la plus ancienne des Eglises d’Orient. Bien qu’elle ait été quelque peu modifiée d’après la liturgie romaine, elle a conservé une forme particulière dans la façon de célébrer les offices, notamment par suite de l’usage particulièrement fréquent de l’encensement. Et surtout la langue syriaque, celle même que parlait le Christ, y est restée la langue sacrée, sauf pour l’évangile, toujours lu en arabe de façon à être facilement compris de tous les fidèles.

Le plus important des privilèges consacrés par le synode de 1736 consiste dans le droit d’élection du Patriarche et des évêques. Chef du clergé et, en même temps, chef d’un petit peuple, le Patriarche est désigné par une assemblée épiscopale. Ce choix est ensuite confirmé par le Saint-Siège qui envoie au nouveau prélat le pallium, symbole de sa dignité, quand il a reçu de lui une profession de foi catholique et un acte de soumission.

Le nombre des évêques a souvent varié. Actuellement, huit sont à la tête de diocèses[41], tandis que cinq autres remplissent la charge de vicaires patriarcaux. Indépendamment de leur autorité spirituelle, ils jouissent de pouvoirs très étendus en matière temporelle, dressant les actes de l’état civil et tranchant de nombreuses questions relatives au statut personnel.

Un autre privilège remarquable consiste dans l’autorisation, maintenue en faveur de certaines églises orientales, de donner le sacrement de l’ordre aux hommes mariés. Il est cependant inexact de dire que les prêtres maronites peuvent contracter mariage : la vérité est que des hommes déjà mariés peuvent devenir prêtres. En fait, et quoique cet usage, dont le clergé inférieur seul bénéficie, tende à devenir moins fréquent, bien des curés de village ont charge de famille.

Quant au clergé régulier, il est représenté par 1 800 moines environ qui, répartis en trois ordres[42], peuplent les nombreux et pittoresques couvens du Liban.


Retirés dans le calme de leurs montagnes grandioses, qui se dressent entre la mer et le ciel, et disséminés dans de nombreux villages épars sur les flancs du Liban, les Maronites vivent, loin du tumulte des agglomérations, d’une vie simple et facile. Leurs origines religieuses et l’âpre nature qui les entoure les ont profondément marqués d’une double empreinte, à la fois mystique et rude. Aussi, aujourd’hui encore, offrent-ils le spectacle, singulièrement rare, de mœurs patriarcales qui leur assurent une robuste santé, aussi bien morale que physique. Ceux que ne saisit pas la fièvre de l’Amérique savent, sous un ciel clément, se contenter de peu. Entretenir la petite maison cubique au toit en terrasse, cultiver le champ souvent rocailleux, assister aux offices et écouter les récits des vieillards est toute la vie de leurs paysans et les générations monotones se succèdent ainsi dans un même attachement aux traditions du passé. Tous les voyageurs qui ont parcouru le Liban ont vanté l’affabilité et le charme de l’hospitalité maronite. Comme autrefois le marquis de Nointel[43], ils ne peuvent se lasser « d’admirer la candeur de ce bon peuple, ses mœurs simples et douces. » Et s’ils ont la bonne fortune d’être reçus au Patriarcat, ils ne manquent pas d’éprouver une impression identique à celle des compagnons de voyage de l’Ambassadeur qui, « assis à la table du Patriarche, entourés des principaux prêtres, crurent se trouver dans un cénacle d’apôtres. »

Sauf quelques défections, le clergé est resté le maître de ce troupeau docile à ses conseils, où les prêtres exercent une influence d’autant plus sensible sur la vie familiale que nombre d’entre eux sont mariés. Si le changement des temps ne permet plus aux prélats d’aujourd’hui d’être comme cet ancien Archevêque d’Edhen qui cultivait sa vigne de ses propres mains et dont le lit était plus dur que celui des paysans[44], du moins donnent-ils toujours à leurs ouailles l’exemple de la simplicité.

Fortement groupés autour de leur clergé et de leur Patriarche, les Maronites constituent donc un petit peuple d’une essence très particulière. La vallée sacrée de la Kadisha, creusée de cellules d’ermites, les cèdres des hauts sommets, symboles de leur vitalité et de leur indépendance, et le monastère patriarcal de Cannobin, perché comme un nid d’aigle, résument toute leur histoire. Ils représentent « la plus pure théocratie qui ait résisté aux temps[45]. »

Bien que tout vestige de féodalité ait maintenant disparu, les anciennes grandes familles continuent à jouir d’un notable prestige. Malheureusement, leurs rivalités, en créant des partis, divisent trop souvent la communauté et poussent parfois des villages entiers l’un contre l’autre. C’est dans ces querelles que se réveille le tempérament guerrier de la race, resté plus vivace chez les populations de la haute montagne septentrionale, vrai berceau de la nation. Quant à l’animosité contre les Druses, elle est aujourd’hui bien atténuée et si des rixes les mettent encore parfois aux prises, ce ne sont guère que des incidens locaux n’empêchant pas les deux peuples de vivre côte à côte en bonne intelligence, malgré un fond de méfiance et de rancune.

Pour suffire à son existence, le Maronite n’a « que sa montagne ; elle doit tout lui donner [46]. » Il est vrai que ce peuple d’agriculteurs se contente de galettes de pain, d’olives et de lait caillé. Tandis que l’olivier et l’oranger boisent le rivage et les premiers contreforts du Liban, le tabac, la vigne et surtout le mûrier sont cultivés dans les régions plus élevées. Souvent la montagne est si abrupte et rocheuse que, pour retenir sur ses flancs un peu de terre végétale, les paysans ont dû construire des murs de pierre superposés qui la font paraître comme taillée en gradins réguliers. Le mûrier fournit au Maronite sa seule industrie [47], celle de la soie, jadis très prospère [48]. L’élevage des vers à soie est pratiqué dans presque toutes les familles. Quelques-unes, parmi les plus aisées, possèdent des filatures dans lesquelles un assez nombreux personnel féminin trouve une occupation. Comme tous les Syriens, ce petit peuple est doué de remarquables qualités commerciales, ainsi qu’en témoignent les succès des négocians maronites établis à Beyrouth, en Egypte et jusqu’en Amérique où certains d’entre eux, après avoir débuté comme simples colporteurs, arrivent parfois à réaliser une petite fortune. Leur premier soin est alors de construire dans leur village quelque vaste maison à étage.

Le Liban, généralement sec et pierreux, étant en définitive un pays pauvre où les familles sont fort nombreuses, les habitans ont une tendance naturelle à chercher fortune au dehors. L’émigration, surtout celle vers l’Amérique, est le véritable fléau des Maronites qui risque de corrompre les qualités de leur race. Peut-être une délimitation moins strictement parcimonieuse de leur province parviendrait-elle à enrayer ce mal en leur donnant à habiter autre chose que des rocs et des ravins.

On sait que les Maronites parlent l’arabe [49] qui s’est peu à peu substitué au syriaque. Celui-ci, resté plus ou moins en usage jusqu’aux environs du XVIe siècle, ne subsiste plus que comme langue liturgique. Ils ont cependant dans le français une sorte de seconde langue maternelle. S’il faut rendre justice à l’effort fait par les écoles indigènes, on ne saurait oublier que nos missionnaires ont couvert le Liban de leurs établissemens. Lazaristes, Jésuites, Capucins, Frères des Écoles chrétiennes et Frères Maristes rivalisent de zèle pour la diffusion de l’enseignement parmi les jeunes Maronites. De même, nos religieuses élèvent les jeunes filles, recueillent les orphelins et soignent les malades. Environ 10 000 élèves maronites fréquentent dans ces conditions les écoles françaises, ou patronnées par le gouvernement français. Sous l’impulsion de nos missionnaires, le mouvement intellectuel, originaire du XVIIe siècle, n’a fait que se développer, et l’instruction s’est largement répandue dans le peuple. A côté des savans et des philologues appartenant au clergé, s’est formée une pléiade d’écrivains, de poètes [50] et surtout de publicistes qui remplissent de leurs productions la presse arabe non seulement de Syrie, mais même d’Egypte.


Cette large contribution de la France à la formation intellectuelle des Maronites n’a fait que développer encore l’attachement déjà si vivace que ceux-ci nous témoignent.

Depuis les Croisades, la vie nationale de ce petit peuple se mêle intimement à notre propre vie ; son histoire fait partie de la nôtre. La « protection et spéciale sauvegarde » que lui avaient jadis accordée les Rois de France ne s’est jamais démentie : tous les régimes qui se sont succédé dans notre pays ont tenu à conserver intact ce legs d’un passé glorieux, éloquent témoignage du prestige du nom français dans le Levant. De son côté, le dévouement des Maronites à notre égard n’a jamais faibli : « Les liens inébranlables qui nous unissent à la France, » s’écriait récemment un de leurs notables, « constituent pour nous un précieux héritage transmis par nos aïeux et nous y restons attachés avec une fidélité intransigeante et jalouse [51]. »

Ce dévouement se manifeste, avec une fougue tout orientale, dans leur empressement à fêter nos représentans. Quand l’un d’eux leur rend visite, les cloches sonnent, les paysans descendent de leurs montagnes, les fusillades éclatent, les femmes jettent de l’eau de rose, l’enthousiasme ne connaît plus de bornes [52]. Et les sentimens sincères et profonds qui dictent ces démonstrations, sentimens en quelque sorte innés dans ce peuple et qui en animent tous ses membres depuis le Patriarche jusqu’au plus humble des fellahs, sont faits de reconnaissance pour le passé, d’attachement pour le présent et de sereine confiance en l’avenir. Ils tiennent presque du culte et rappellent d’une façon touchante ceux qu’inspire la piété filiale : « La France est notre mère, » paraissent penser tous les Maronites, « est-ce un nom qui se reprend [53] ? »


RENE RISTELHUEBER.

  1. Discours du 3 juillet 1847.
  2. A travers l’Orient, par l’abbé Pisani, p. 256.
  3. Le théologien grec Théodoret de Cyr, qui écrivit la biographie des anachorètes de Syrie, vécut de 396 à 458 environ.
  4. Mgr Debs, l’avant-dernier archevêque maronite de Beyrouth, auteur de savans ouvrages sur l’histoire de son Église, place la mort de saint Maron vers l’année 433.
  5. Perpétuelle orthodoxie des Maronites, par Mgr Debs, 1 vol. grand in-8 de 268 pages.
  6. Protestation en faveur de la perpétuelle orthodoxie des Maronites par Mgr Debs, brochure de 61 pages. Beyrouth 1900. Pages 10 à 17, où se trouve traduite cette lettre extraite du Bullarium, t. IV, p, 85.
  7. Certains de ces anachorètes se livraient aux pratiques de l’ascétisme le plus rigoureux, tel ce bienheureux solitaire qui, sans doute inspiré par l’exemple de Siméon le Stylite, demeurait sur un arbre. Son histoire a été traduite, avec une saveur charmante d’ingénuité, par M. l’abbé Nau dans ses « Opuscules maronites, « Revue de l’Orient chrétien, 1899, p. 337.
  8. Mgr Debs, notamment, le fait vivre du VIIe au VIIIe siècle ; M. l’abbé Nau, professeur à l’Institut catholique de Paris, au commencement du VIIIe siècle. Cependant certains auteurs croient pouvoir placer son existence à une époque postérieure.
  9. On sait qu’au commencement tout au moins de leur domination, les Arabes firent du prosélytisme religieux. Ils ne tardèrent pas à y mettre un terme, estimant dangereux de réduire le nombre des chrétiens qui, par le fait de leur conversion à l’islamisme, devenaient leurs égaux.
  10. La ville actuelle de Batroun, située au bord de la mer, quelque peu au sud de Tripoli ; le « Boutron » des Croisés.
  11. Les querelles des Maronites et des Jacobites monophysites remplissent Une grande partie de cette époque. La tradition rapporte qu’en 659 eut lieu à Damas, en présence du Khalife Mouaviah, une grande controverse entre les plus célèbres partisans des deux doctrines, au cours de laquelle les Jacobites furent déclarés défaits et condamnés à payer un lourd impôt.
  12. En souvenir de saint Pierre, le premier titulaire du siège patriarcal d’Antioche, les Patriarches maronites ajoutent tous à leur prénom celui de Pierre. Leur titre complet est : Patriarche maronite d’Antioche et de tout l’Orient. Voyez, à ce sujet, dans la Revue de l’Orient chrétien, un article du P. Chebli, 1903, p. 133, et intitulé le Patriarcat maronite d’Antioche.
  13. Mgr Debs, op. cit., p. 24 et 25.
  14. Opuscules maronites parus dans la Revue de l’Orient chrétien, 1899, p. 180 et 188.
  15. Les Maronites, par le R. P. Azar, p. 41.
  16. Les quelques cèdres qui subsistent encore, derniers vestiges des fameux arbres avec lesquels fut construit le temple de Salomon, se trouvent dans le nord du Liban, à une altitude de 1900 mètres.
  17. Voyez à ce sujet « La question du Liban » par M. Jouplain, docteur en droit Paris, 1908, Arthur Rousseau, éditeur, p. 42 et 43.
  18. Certains exemples de cet ancien état de choses subsistent encore aujourd’hui au Liban. Ainsi dans le district sud du Djezzin, le village d’Azour est resté la propriété de la famille Azouri.
  19. Le R. P. Azar relate qu’il existait trois centres fortifiés dans le Liban ; Beskinta, Bécharré et Haddeth.
  20. Voir E. Rey, Les Colonies franques en Orient, p. 76.
  21. L’antique Byblos, le « Gibelet » des Croisés.
  22. Voir l’article intitulé Frère Gryphon et le Liban au XVe siècle, publié par le P. Lammens, un des érudits de l’Université Orientale de Beyrouth, dans la Revue de l’Orient Chrétien en 1889, p. 83 et 84.
  23. Les Métualis que l’on trouve aux environs de Saïda, de Tyr et dans quelques parties de la plaine de la Békaa, descendent en effet de ces Persans. Ce sont des Musulmans chiites.
  24. On sait que la religion des Druses, soigneusement cachée, est restée très longtemps fort mal connue. Elle paraît, dans une certaine mesure, dérivée d’un islamisme très corrompu et mélangé de croyances égyptiennes à la métempsycose. Son fondateur en serait le khalife Fatimite Hakem, qui régnait au Caire au commencement du XIe siècle. Après avoir probablement simulé la folie, il se proclama une nouvelle incarnation de la divinité et disparut dans des circonstances mystérieuses. Sa doctrine, appelée l’Unitarisme, dont les sectateurs ne tardèrent pas à être persécutés en Egypte, fut propagée en Syrie, où elle fit rapidement des adeptes, surtout dans la région du Hauran, puis dans la vallée du Jourdain et la contrée de Homs. L’origine ethnique des Druses est controversée, les uns les croyant originaires de Perse, les autres voyant en eux des Arabes, différenciés par la seule religion de ceux qui les entourent. On peut évaluer leur nombre actuel à environ 150 000, dont une soixantaine de mille au Liban.
  25. Voir à ce sujet les Mémoires du chevalier d’Arvieux, consul à Alep.
  26. Ces excellentes relations, qui peuvent surprendre aujourd’hui, expliquent comment une délégation, composée de Maronites et de Druses, a pu se rendre à Rome, en 1444, accompagnée par un moine franciscain.
  27. Dès le XIVe siècle, l’Emirat du Chouf lui appartenait à titre héréditaire.
  28. Voyez une brochure intitulée : Perpétuelle indépendance législative et judiciaire du Liban depuis la conquête ottomane en 1516, par Philippe el Khazen. Beyrouth, 1910.
  29. Fakhr-ed-din II Ma’an régna sur le Liban de 1598 à 1635.
  30. Désireux de s’assurer l’appui d’alliances étrangères, Fakhr-ed-din II avait réussi à entamer avec les Médicis de fort curieuses négociations qui aboutirent à un traité d’alliance signé à Saïda.
  31. Jouplain, op. cit., p. ( ?)
  32. Le collège d’Antoura est devenu, depuis 1782, la propriété des Lazaristes.
  33. Voir à ce sujet La Syrie, par K. T. Khaïrallah. Brochure extraite de la Revue du monde musulman. Leroux, éditeur, 1912, p. 32 et suivantes et 94, 99.
  34. Lorsque Bonaparte pénétra en Syrie, l’Émir Béchir déclara qu’il lui viendrait en aide dès que Saint-Jean d’Acre se serait rendue. Cette réserve de leur chef n’empêcha d’ailleurs pas les Maronites d’essayer de venir en aide à l’armée française en facilitant son ravitaillement.
  35. L’Émir Béchir, d’abord exilé à Malte, se rendit ensuite à Constantinople, où il mourut en 1850.
  36. Vital Cuinet (Syrie, Liban, Palestine, ouvrage paru de 1896 à 1901) estime le nombre des Maronites à 309 000 (dont 230 000 au Liban).
    Le Général de Torcy (Notes sur la Syrie, parues dans La Géographie, n* du 15 mars 1913, p. 184) donne le chiffre de 320 000 âmes. Ces deux auteurs ne paraissent tenir compte que des Maronites résidant en Syrie.
    Le Patriarche actuel, Mgr Hoyeck, alors vicaire patriarcal, indiquait en 1894, au Congrès eucharistique de Reims, le chiffre de 400 000 âmes.
    Dans sa brochure sur la Syrie, M. Khairallah (op, cit., p. 13) évalue le nombre de ses compatriotes à 450 000.
  37. Les autres populations libanaises sont : les Druses (60 000) peuplant le district du Chouf, les Grecs-Orthodoxes (55 000) habitant celui du Koura, au nord, les Grecs-Catholiques ou Melchites (33 000), la plupart massés dans la ville de Zalhé, les Métualis (18 000) et les Musulmans (15 000).
  38. Encore l’adjonction d’un cinquième membre maronite est-elle de date toute récente : elle a été décidée lors de la nomination du dernier Gouverneur général (novembre 1912).
  39. Guillaume de Tyr, Histoire des Croisades. Livre XXII, chap. 8.
  40. Voyez, notamment, l’Église maronite, rapport de Mgr Hoyeck au Congrès Eucharistique de Reims, publié par l’Association de Saint-Louis des Maronites, 6, rue de Furstenberg, à Paris.
    Dans ses Opuscules Maronites (parus dans la Revue de l’Orient chrétien en 1899, p. 175), M. l’abbé Nau déclare que les Maronites sont les seuls parmi les catholiques orientaux qui puissent défendre leur perpétuelle orthodoxie.
  41. Sans compter le diocèse de Batroun, qui relève directement de l’autorité du Patriarche, les huit diocèses maronites sont ceux de Beyrouth, Tripoli, Alep, Baalbeck, Damas, Saïda, Tyr et Chypre. Tous les évêques ont des résidences au Liban, même lorsque leur diocèse n’y est pas compris. Quant au Patriarche, il réside pendant l’hiver à Békerké, au-dessus de Djouni, non loin de Beyrouth, et pendant l’été, à Cannobin, dans la haute Montagne, au-dessus de Tripoli et au pied des cèdres.
  42. Ces trois congrégations sont celles des Alepins, des Antonins et des Baladites.
  43. Le marquis de Nointel, ambassadeur de France à Constantinople, visita le Liban en 1674. M. Albert Vandal a relaté son passage en Syrie dans les Voyages du marquis de Nointel, p. 153-154.
  44. Relation du voyage du P. Philippe, Carme déchaussé, publiée par le P. Rabbath (Documens pour servir à l’histoire du christianisme en Orient, p. 446).
  45. La Nationalité maronite, article de M. Ferdinand Tyan, paru dans la Quinzaine du 1er août 1905, p. 358.
  46. Chrétiens du Liban, article paru dans le Figaro du à décembre 1912 sous la signature de Claude Boringe.
  47. Depuis peu d’années, quelques fabriques de cigarettes se sont installées au Liban.
  48. Voyez l’Industrie de la soie en Syrie (1913) par M. Gaston Dusousso, édité chez Augustin Challamel, 17, rue Jacob.
  49. Pour tout ce qui concerne le mouvement intellectuel, consulter l’ouvrage cité plus haut de M. Khairallah sur la Syrie, p. 39 et suivantes.
  50. M. Chukri Ghanem, l’auteur applaudi d’Antar, la tragédie jouée à l’Odéon, est un Maronite, ancien élève du Collège des Lazaristes à Antoura.
  51. Discours adressé le 19 avril 1911 au Patriarcat maronite par le Cheikh Joseph Gémayel à M. Boppe, conseiller de l’Ambassade de France à Constantinople, de passage en Syrie.
  52. Voyez dans le Temps du 20 décembre 1911, sous la signature de M. Henry Outrey, la description de la réception faite à M. Couget, consul général de France, lors d’une visite au Patriarcat maronite.
  53. Claude Boringe, article du Figaro, cité plus haut.