Les Marines de l’Espagne et des États-Unis

Anonyme
Les Marines de l’Espagne et des États-Unis
Revue des Deux Mondes4e période, tome 147 (p. 348-375).
LES MARINES
DE
L’ESPAGNE ET DES ÉTATS-UNIS

C’est un trait curieux de la guerre qui commence entre l’Espagne et les États-Unis que les organismes maritimes des deux nations, organismes directement intéressés pourtant dans le conflit que tout le monde prévoyait, se soient laissé surprendre par l’état de guerre en pleine et laborieuse transformation. Mais s’il est vrai de dire que ni la flotte espagnole ni la flotte américaine n’étaient prêtes, à la fin de 1897, pour une action militaire énergique, suivie, et que c’est là, sans doute, le plus sérieux motif des atermoiemens qui déconcertaient l’opinion, il faut reconnaître que l’Espagne avait moins à faire, à cette époque, pour présenter au combat une force navale active en forme suffisante. Et ce ne doit pas être un des moindres regrets de nos vaillans voisins que certaines circonstances de la politique générale, l’intérêt essentiel qu’ils avaient ou croyaient avoir au maintien de la paix, l’embarras de leurs finances, et aussi, disons-le, certaine timidité, certaine faiblesse inhérentes au régime parlementaire, les aient empêchés de profiter de leur avance à un moment donné pour prendre résolument l’offensive, détruire Key-West, ravager le littoral de l’Atlantique, attaquer enfin l’unique division navale qu’y entretenaient les États-Unis.

Quelle était donc alors la situation des deux marines et quelle est-elle aujourd’hui ?… c’est ce que nous allons examiner ; après quoi nous jetterons un coup d’œil sur les opérations possibles, sinon probables, car nul ne saurait se piquer d’être prophète en pareille matière ; enfin, des faits de guerre déjà connus nous chercherons à tirer quelques enseignemens utiles.


I. — MARINE DES ÉTATS-UNIS

Une fort belle façade, mais point de corps de logis, ou d’insuffisans et inachevés, en tout cas des fondemens peu solides, tel est l’aspect sous lequel se présentait, en novembre 1897, lorsque fut publié le « Rapport annuel du secrétaire d’Etat à la Marine », l’établissement naval des Etats-Unis. Et c’est vraiment d’une belle hardiesse, cette proclamation sans réticences, cet aveu sans détours de l’étonnante imprévoyance qui avait marqué jusque-là les actes du département. A la vérité, quelques esprits mal faits s’avisèrent d’observer que M. Davis Long ne constatait ainsi que les fautes ou les négligences de son prédécesseur, du secrétaire d’État de l’administration de M. Cleveland, et que, sans nul doute, il eût jeté quelques voiles sur la fâcheuse situation de la marine américaine si l’Annual Report de 1897 avait été le quatrième et non pas le premier document de ce genre adressé par lui au Président de l’Union.

Mais peu nous importe, à nous, spectateurs. Et, sans examiner de près les motifs du secrétaire d’Etat actuel, nous nous bornerons à constater avec lui :

Qu’il n’y avait, il y a six mois, de munitions de guerre que le contenu des soutes des bâtimens armés, de sorte qu’il eût été impossible de les réapprovisionner après un combat de quelque durée ;

Qu’il n’existait dans le golfe du Mexique, c’est-à-dire sur le théâtre d’opérations qui devait attirer d’une manière toute spéciale l’attention du département, aucun port de guerre, aucun arsenal pourvu de magasins, d’ateliers, de bassins de radoub, aucune base d’opérations navales, en un mot, mais à peine une coaling station assez mal défendue, un dépôt de charbon, Key-West.

Que d’ailleurs, dans tous les ports militaires des États-Unis, on ne pouvait compter que quatre bassins de radoub capables de recevoir les navires de premier rang ; que, de ces quatre bassins, l’un avait un besoin urgent de réparations, l’autre, très long, mais d’une insuffisante largeur, ne pouvait admettre les cuirassés les plus récens de la flotte américaine, aux œuvres vives très évasées dans les fonds ; un troisième enfin, — celui de l’arsenal de San Francisco, — n’était évidemment pas utilisable dans un conflit contre l’Espagne ; et qu’au surplus le moins éloigné du théâtre principal d’opérations, celui de Port-Royal (Caroline du Sud) en était encore à 700 milles marins environ ;

Qu’il n’y avait pas de réserve constituée pour les bâtimens de la flotte militaire qui n’étaient pas en service actif, et nous entendons par réserve une position administrative nettement définie qui assure au navire rentré dans le port l’entretien parfait de ses organes mécaniques, de ses appareils moteurs et appareils auxiliaires, aussi bien que de sa coque et de son armement ;

Que, si les munitions d’artillerie faisaient défaut, la production des canons mêmes était lente (canons de côte comme canons de bord), la solidité des affûts et des tourelles quelquefois sujette à caution, le choix des poudres discutable, la ténacité des cuirasses pas toujours bien certaine, encore qu’on les payât très cher à des métallurgistes trop puissans parce qu’ils étaient trop peu nombreux, étant exclusivement Américains !…

Ce n’est pas tout, mais la liste prendrait ici trop de place des lacunes, des défauts, des malfaçons accidentelles ou systématiques que le rapport de M. Long signale ou laisse deviner dans l’organisation du matériel et des établissemens à terre. Le pis, c’est peut-être encore ce que dit l’honorable secrétaire d’État de la situation du personnel.

Situation précaire, en effet, s’il en fut jamais !… Du moins à en juger avec nos opinions actuelles sur la nécessité de la « nationalisation » complète des forces militaires organisées d’un grand pays. Quel serait notre sentiment intime sur la solidité, sur le dévouement, sur le patriotisme de nos équipages si nous y constations la présence de 30 pour 100 de marins allemands, italiens, anglais, russes ou turcs ?… Et si, pour comble, 20 pour 100 à peu près de nos sous-officiers, — ce personnel d’encadrement qui doit être si sûr ! — étaient des étrangers ?…

Certes, notre confiance serait médiocre et nous nous efforcerions d’éviter, avant d’avoir porté remède à un si fâcheux état de choses, toute complication de nature à nous engager dans une longue et pénible guerre maritime. Or c’est justement la situation des États-Unis en ce moment. Encore est-elle-même plus fâcheuse, en réalité, d’abord parce que sur les 70 pour 100 de marins et les 80 pour 100 de sous-officiers soi-disant américains, il n’y en a que 58 et 48 pour 100 de vrais Yankees, de native born, les autres étant des naturalisés de fraîche date ; ensuite parce que, dans les marins native born, il y a un bon nombre de nègres, et que c’est une délicate question de savoir si la fermeté sous le feu, l’esprit de discipline, l’instinct nationaliste des contingens de couleur, en un mot si leur force morale vaut celle des contingens de race blanche.

De qualité très discutable, pour ne rien dire de plus, le personnel combattant américain est-il du moins en nombre suffisant ? Point du tout. Au mois de novembre dernier les bâtimens armés, — à peu près les deux tiers, à la vérité, de la force navale disponible, — absorbaient la totalité de l’effectif ! Et il ne fallait pas compter sur les réserves on personnel, car de réserves il n’y en avait pas, personne ne prenant au sérieux la Naval militia, 3 000 pauvres diables recrutés, exercés quelquefois, — rarement, — par les divers États littoraux, au demeurant destinés au service de la défense des côtes plutôt qu’à celui de la flotte active.

La valeur d’ensemble du corps d’officiers rachetait-elle, par contre et en quelque mesure, de si graves défauts ?… Ici M. Davis Long se montre plein de confiance, et nous ne dirons pas, pour affaiblir la portée de cette constatation, qu’il ne pouvait évidemment tenir un autre langage, d’une part parce qu’il n’en est pas à faire ses preuves de franchise et qu’il ne laisse pas de marquer au passage, d’une touche discrète et ferme à la fois, quelques assez graves imperfections ; de l’autre parce qu’en effet nul ne songe à contester la haute valeur professionnelle et morale, la science militaire et nautique, l’énergie, le patriotisme d’un corps où se conservent soigneusement les grandes traditions des Décatur, des Farragut, des Porter, des Maury.

Mais, là encore, le nombre est insuffisant ! Et il n’y a point de cadres de réserve organisé !

Tel est, dans cette rudimentaire et vicieuse organisation du personnel, le principal défaut de la cuirasse dont nous allons montrer maintenant les reliefs brillans et polis.

On a volontiers écrit et répété dans nos journaux, au début des complications actuelles, que les États-Unis n’avaient pas de flotte sérieuse. C’était retarder de dix ou quinze ans, et il faut reconnaître au contraire que l’administration de M. Cleveland, ainsi que celle de M. Hayes, avaient fait, pour augmenter rapidement cette flotte, des efforts louables, des efforts couronnés de succès, des efforts, malheureusement, que l’on bornait à la création du matériel flottant ; comme s’il n’était pas indispensable d’assurer aux vaisseaux de solides bases d’opérations, des magasins, des ateliers de réparations, des bassins de radoub où ils puissent fermer les plaies de leurs œuvres vives et débarrasser leurs carènes de la « salissure » qui retarde la marche ; comme si, enfin, les vaisseaux pouvaient se conduire et se battre tout seuls, ou qu’il fût indifférent de présenter au feu de l’adversaire un ramassis de cosmopolites au lieu d’un équipage homogène, national, profondément dévoué à l’honneur du pavillon.

Quoi qu’il en soit, et sans parler des vieux croiseurs, des monitors à peu près hors d’usage qui avaient vu les dernières opérations de la guerre de Sécession, voici quelle était à la fin de 4897 la composition de la flotte américaine :

9 cuirassés d’escadre de 1re classe, dont 5 en construction ;
2 cuirassés d’escadre de 2e classe ;
2 croiseurs cuirassés ;
1 bélier cuirassé ;
6 monitors cuirassés à deux tourelles, dont 5 relativement anciens, mais refondus de 1893 à 1895 ;
13 croiseurs protégés ;
3 croiseurs non protégés ;
16 canonnières, dont 1 en construction ;
23 torpilleurs, dont 17 en construction ;
3 navires spéciaux[1], dont 1 en construction :

en tout 78 unités, la flotte ancienne en comptant encore une soixantaine.

Ajoutons un nombre assez respectable de paquebots inscrits sur les registres du Navy department comme susceptibles de faire le service de croiseurs auxiliaires, mais pour l’armement desquels il ne paraît pas que l’on eût pris d’avance les mesures nécessaires. La plupart des unités de la flotte nouvelle, surtout les cuirassés d’escadre, les croiseurs cuirassés et les croiseurs protégés, appartenaient aux meilleurs types des bâtimens de leur catégorie. Les cuirassés d’escadre Iowa, Indiana, Massachusetts, Oregon, sont des bâtimens de 40 000 à 44 000 tonnes, filant de 16 à 17 nœuds, très fortement blindés, pourvus d’une belle artillerie, en un mot fort capables de prêter le flanc aux navires similaires les mieux réussis des flottes européennes. Les cinq cuirassés en construction, du type Kearsage, ne diffèrent guère des précédens que par le dispositif de l’artillerie. Au reste, ne nous y appesantissons pas, étant fort probable qu’ils ne pourront prendre aucune part à la lutte qui s’engage.

Les cuirassés de 2e classe Maine et Texas, un peu plus anciens que l’Indiana et ses frères, ne déplaçaient que 6 500 ou 7 000 tonnes, et on leur reprochait d’avoir voulu prendre, pour cette taille réduite, un armement trop lourd, qui paralysait leurs facultés nautiques. On sait dans quelle catastrophe mal éclaircie a disparu le Maine, et que c’est là l’incident décisif qui, dans les grandes crises, ne manque jamais de servir à point nommé les desseins agressifs de l’un ou de l’autre des adversaires.

Bien supérieurs à tous égards au Maine et au Texas, peut-être même à l’Indiana ; — en tout cas, ne craignons pas de le dire, aux bâtimens européens de leur catégorie, sauf justement l’Emperador Carlos V, — les deux croiseurs cuirassés New-York et Brooklyn font le plus grand honneur à l’indépendance, à l’élévation du concept militaire des marins américains.

Ce sont des coques de 8 600 (New-York) à 9 300 tonnes (Brooklyn), partiellement revêtues d’un blindage d’épaisseur moyenne en acier durci, taillées pour les grandes vitesses, 21, 22 nœuds même, avec un rayon d’action considérable ; du reste formidablement armées, si l’on admet qu’il vaut mieux disposer de 8 canons de 203 millimètres à tir accéléré, comme le Brooklyn, que de 4 pièces monstres de 330 millimètres à tir lent, — sans préjudice, bien entendu, d’une superbe batterie de canons moyens et de nombreuses pièces légères.

Comme rien n’est parfait dans ce monde, pas même les croiseurs cuirassés de grand style, malgré la juste faveur dont ils jouissent, on pourrait reprocher aux deux américains une distribution un peu défectueuse du cuirassement, l’étonnante hauteur de leurs cheminées, trait caractéristique qui les dénonce de trop loin, les vibrations énormes de leurs coques aux grandes allures ainsi que l’insupportable chaleur qui règne dans les machines.

Quant au bélier cuirassé Katahdin, c’est encore un type de bâtiment qui avait beaucoup fait parler de lui, type étroitement spécialisé pour le combat par le choc, ce qui est peu judicieux, en principe, type intéressant toutefois parce qu’on essayait, — non sans succès, — d’y résoudre le problème de la protection par l’abaissement, par la réduction au minimum de la cible que présentent les flancs verticaux du navire de mer.

Des vrais monitors, — navires de défense des côtes, tels que le Monterey, type nouveau, ou le Puritan, type refondu, — peu de choses à dire. Les États-Unis ont toujours eu de bons bâtimens de cette catégorie, et le Monterey, surtout, dont certaines caractéristiques appartiennent aux types de haute mer, représente une valeur militaire très sérieuse.

Comment, si soigneux d’assurer la défense de leur littoral, les marins américains s’étaient-ils laissé distancer, pour la construction des torpilleurs, au point qu’il y a quelques mois ils n’eussent pu en mettre en ligne que quatre ?… C’est ce qu’il n’est pas facile d’expliquer. On s’est hâté, depuis, d’achever ceux qui étaient assez avancés, mais, comme nous allons le voir, les Espagnols ont l’avantage de ce côté, d’autant qu’à leurs torpilleurs ils peuvent joindre quelques-uns de ces navires légers, rapides, bien armés, que l’on appelle tantôt contre-torpilleurs (ou torpedo-boat destroyers), tantôt torpilleurs divisionnaires, chefs de groupe, chefs d’escadrille de torpilleurs, pour bien marquer le double rôle offensif et défensif, que leur déplacement relativement élevé (300 — 600 tonnes) leur permet de jouer à l’égard des torpilleurs ordinaires.

Il nous reste à dire un mot des croiseurs protégés américains, des navires qui figurent dans les divisions lointaines et dont les meilleurs vont, paraît-il, tenter sur Manille une opération à laquelle le secours des Tagals insurgés peut seul donner quelque chance de succès.

L’Olympia, de près de 6 000 tonnes, est le plus remarquable de ces bâtimens, avec sa belle vitesse de 21 nœuds, ses 1200 tonnes de combustible, son pont blindé à 50 — 120 millimètres, ses 4 canons de 203 millimètres, ses 10 pièces de 127 millimètres à tir rapide, ses 25 canons légers et ses 6 tubes lance-torpilles.

Au-dessous d’elle viennent des croiseurs de 2 000, 3 000 et 4 500 tonnes, tous rapides (18 — 20 nœuds), suffisamment protégés et fort bien armés.

Dans les navires de cette catégorie, il convient de donner une place à part aux deux croiseurs-corsaires, dont la construction fit tant de bruit il y a quelque cinq ou six ans, à l’époque où les Américains étaient bien convaincus que leur première guerre mettrait aux prises ces deux agiles coureurs avec la plus grande flotte commerciale du monde entier.

La Columbia, que suivit de près le Minneapolis, développa dans de brillans essais une vitesse de 22n, 8, inconnue jusque-là. Mais, moins d’un an après, revenant de Kiel, elle ne put exécuter la traversée de l’Atlantique qu’avec 18n, 5 de moyenne. Certain vice dans la distribution des soutes à charbon était la cause principale de ce mécompte, qui fut vivement commenté. Il y a lieu de croire qu’on y a porté remède. En tout cas, il ne faut pas perdre de vue, comme on le fait trop souvent en pareille matière, que le nombre est très restreint des paquebots qui peuvent traverser l’Atlantique avec une vitesse moyenne de plus de 18 nœuds. L’Angleterre n’en compte pas 20, sur plus de 8 000 vapeurs.

A quoi vont servir les deux grands corsaires de 8 000 tonnes, bien protégés, suffisamment armés, contre une marine marchande de quatrième ordre, contre des paquebots dont la capture ne généra en rien le ravitaillement de l’Espagne, pays continental ? — Sans doute à protéger la flotte commerciale des Etats-Unis eux-mêmes. Mais comment s’acquitteront-ils de cette tâche en présence d’un Carlos V qui leur opposera un flanc revêtu et des canons plus puissans ? Il faudra, évidemment, adjoindre au Columbia et au Minneapolis des unités plus robustes, des croiseurs blindés, un New-York et un Brooklyn.


Façade brillante, disions-nous tout à l’heure, trop tôt construite, trop tôt décorée, tandis qu’on négligeait le reste de l’édifice. Le lecteur doit être maintenant de notre avis. Faut-il donc, et avant même d’avoir examiné de près l’adversaire, conclure à l’avantage de celui-ci ? — Non. Outre que cet adversaire a, lui aussi, beaucoup à se reprocher, il est impossible de faire abstraction, dans l’étude des moyens d’action des deux belligérans, de certains facteurs dont l’action, pour n’être pas immédiate, n’en a pas moins une importance considérable, — ne disons pas encore décisive, — une importance qui doit grandir de plus en plus à mesure que le conflit se prolongera.

Ces facteurs sont ceux-là mêmes qui — aujourd’hui surtout, où les moyens d’action mis en jeu dans les guerres maritimes ont un caractère très marqué d’application des sciences et des arts industriels — constituent ce que nous appellerons la puissance navale latente, la faculté de créer, ou tout au moins de développer rapidement l’organisme militaire maritime :

La richesse, d’abord, la richesse absolue, dans sa manifestation la plus précieuse, le crédit ;

L’activité industrielle, résultant à la fois de la richesse minière du sol, des méthodes d’exploitation des mines, du développement des industries métallurgiques, de l’esprit d’initiative, de progrès, d’invention ;

L’activité commerciale maritime, qui découle des mêmes propriétés, des mêmes facultés, mais dont il faut noter une manifestation particulièrement intéressante ici, la création des chantiers de construction navale ;

Enfin la vigueur de l’esprit public, vigueur faite de courage moral, de persévérance, de confiance en soi, peut-être même d’orgueil, car l’orgueil est une grande force, tant qu’il n’aveugle pas…

Eh bien ! ce dernier facteur mis à part — Américains et Espagnols se valent, certes, en force morale, et qui sait si l’énergie castillane n’est pas d’une trempe plus unie, plus sûre, par conséquent ?… — on ne peut guère douter que les États-Unis, avec leurs énormes capitaux, la production intensive de leur immense territoire, la richesse de leurs mines des Alleghanys et des Montagnes Rocheuses, le nombre de leurs navires marchands, la valeur de leurs chantiers, ne l’emportent de beaucoup par la puissance maritime latente sur l’Espagne appauvrie, affaiblie, et jusqu’ici peu soucieuse, malheureusement, de tirer le plus utile parti de ses incontestables ressources naturelles.

C’est donc l’avenir plus que le présent, ce sont les dernières phases d’une lutte que l’Europe n’eût jamais dû laisser s’engager et qui durera toujours trop longtemps, que nous envisageons avec une appréhension douloureuse pour les Espagnols.


II. — MARINE ESPAGNOLE

Voyons cependant le présent, tel qu’il est, pour la marine espagnole, flotte, personnel, bases d’opérations, facultés générales.

C’est à l’incident des Carolines qu’on peut faire remonter la renaissance d’une marine tombée au dernier degré d’abandon à la suite de la révolution de 1868.

L’Espagne vit nettement alors que le péril n’était plus pour elle sur le continent européen, comme on avait longtemps réussi à le lui faire croire, et qu’il était essentiel d’entretenir une flotte suffisante pour faire respecter sur les mers lointaines ses droits historiques, pour se mettre en travers des convoitises brutales des chercheurs de colonies.

On mit en chantiers[2], à cette époque, un cuirassé d’escadre, le Pelayo, trois ou quatre croiseurs d’assez forte taille, Alfonso-XII, Reina Mercedes, etc., et un bon nombre, un trop grand nombre de croiseurs de station, de canonnières, d’avisos de rivière, en un mot de ces navires d’opérations exotiques dont le médiocre rendement militaire apparaît fâcheusement lorsqu’on se trouve engagé dans un conflit sérieux.

Bientôt, du reste, le Gouvernement espagnol sentait l’avantage d’établir un programme ferme pour la constitution de ses forces navales, et le 12 janvier 1887, la gazette officielle publiait une loi qui fixait définitivement de la manière suivante l’état du matériel flottant de la marine de guerre :

— 1° flotte nouvelle (navires en cours d’achèvement et navires à construire dans le délai de neuf ans) :
1 cuirassé d’escadre (Pelayo) ;
9 croiseurs cuirassés ou croiseurs de 1re classe ;
13 croiseurs protégés ou croiseurs de 2e et 3e classe ;
32 canonnières-torpilleurs ;
100 torpilleurs de 1re classe ;
50 torpilleurs de 2e classe ;
1 transport-atelier, ravitailleur de torpilleurs ;
20 chaloupes à vapeur pour services spéciaux.
— 2° flotte ancienne, ou flotte de 2e ligne :
2 cuirassés d’escadre (Vitoria et Numancia, du type français Couronne, navires que l’on se promettait de refondre) ;
22 croiseurs non protégés, de types et de déplacemens très divers ;
37 bâtimens auxiliaires (ports ou colonies).

Les grands croiseurs, protégés ou non, déjà en chantiers devaient figurer d’abord au nombre des croiseurs de 1re classe dans la flotte nouvelle, sauf à prendre rang parmi ceux de 2e classe au fur et à mesure de l’entrée en service des croiseurs cuirassés.

En somme, ce sont ces derniers qui allaient donner à la force navale espagnole sa caractéristique essentielle, comme le fait bien ressortir la comparaison avec la force navale américaine, où l’on ne compte que 2 de ces bâtimens, à côté de 11 cuirassés d’escadre. En 1887 le type général du croiseur cuirassé était encore l’objet de discussions confuses. Les Anglais avaient mis sur cales les 7 navires qui se groupent autour de l’Orlando, puis ils s’étaient arrêtés, inquiets de n’être pas suivis dans une voie où les Français auraient dû les précéder. Ceux-ci étudiaient timidement les plans du Dupuy-de-Lôme, toujours doutant de bien faire et toujours faisant bien, quand ils font du nouveau.

Qu’étaient donc ces croiseurs cuirassés espagnols, ou plutôt que sont-ils, aujourd’hui qu’ils entrent en ligne, ayant un peu perdu, avouons-le, par la lenteur de l’exécution, des bénéfices qui leur étaient assurés par la hardiesse de la conception ?

Six de ces bâtimens appartiennent au type Vizcaya, caractérisé par les données suivantes : 7 000 tonnes ; 20 nœuds de vitesse ; 1 200 tonnes de charbon ; 305 millimètres d’acier à la ceinture de flottaison, — ceinture partielle, comme celle du Brooklyn ; — 2 canons de 24 ou 28 centimètres, 10 de 14 centimètres, 18 pièces légères ; enfin de 5 à 8 tubes lance-torpilles.

Ce sont là, certes, de puissantes unités, suffisamment rapides, fort bien armées, peut-être même un peu chargées d’artillerie. Malheureusement il n’y en a que trois de prêtes (Vizcaya, Almirante-Oquendo, Infanta-Maria-Teresa) ; le cardenal- Cisneros s’achève, la Cataluña et la Princesa-de-Asturias sont assez en retard. L’argent a manqué, l’activité aussi, la persévérance, pour réaliser à point nommé le programme de 1887. Et quels regrets, maintenant !…

Le septième croiseur cuirassé, Emperador-Carlos-V, digne d’un si beau nom, a ceci de curieux que nombre de nomenclatures le rangent parmi les cuirassés d’escadre, honneur qu’il doit à son déplacement inusité de 9 300 tonnes beaucoup plus qu’au pour cent de son poids de cuirasse par rapport au poids total[3]. Les cuirassés d’escadre n’ont d’ailleurs pas accoutumé d’atteindre 20 nœuds, ni d’emporter dans leurs soutes 1 700 tonnes de combustible.

Le Carlos-V vient d’embarquer au Havre ses deux grosses pièces de 28 centimètres Hontoria, usinées en France, l’établissement espagnol de la Trubia ne pouvant plus suffire à sa tâche avec un outillage imparfait. L’artillerie moyenne compte 10 canons de 14 centimètres et 4 canons de 10 centimètres ; il y a, de plus, 14 pièces légères et 6 tubes lances-torpilles.

Les deux derniers croiseurs à revêtement métallique sont d’origine exclusivement italienne. Le premier, Cristobal-Colon (encore un nom heureux et qui marque le trait d’union, d’une part entre l’Espagne et Cuba, de l’autre entre l’Espagne et l’Italie), est un navire de 6850 tonnes, blindé à 15 centimètres, filant de 20 à 21 nœuds avec des chaudières françaises, puissamment armé, lui aussi, mais dont les canons de 254 millimètres, du type Armstrong, fondus à Pouzzoles, ont donné des traces de faiblesse.

Le second, Pedro-d’Aragon, ne sera probablement pas achevé avant la fin des hostilités. En revanche on négocie, parait-il, l’achat d’un troisième Cristobal-Colon, celui-là tout prêt, ou peu s’en faut, et qui était destiné à la marine de guerre italienne par les chantiers de Gênes. Le souci de garder une exacte neutralité ne permettra sans doute pas au Gouvernement italien de laisser conclure ce marché.

Parmi les croiseurs protégés seulement, il n’y a de remarquables que le Lepanto et l’Alfonso-XIII, bâtimens de 4 800 tonneaux, qui filent 20 nœuds, prennent 1300 tonnes de charbon et arment leurs flancs de canons de 20 et 12 centimètres, sans parler des pièces légères et des tubes de lancement. Leur pont principal porte des plaques de 75 à 112 millimètres d’acier.

Il n’existe encore que 18 des 32 canonnières-torpilleurs prévues. Ces petits bâtimens, de trois types différens (Furor, Temerario, Filipinas), déplacent de 400 à 800 tonnes et filent de 18 à 28 nœuds. Les Américains se préoccupent beaucoup, semble-t-il, des mouvemens de trois contre-torpilleurs, — c’est leur vraie dénomination, — du type Furor, que l’on signalait dernièrement aux îles du Cap-Vert et qu’accompagnent trois torpilleurs de haute mer du type Ariete. C’est qu’ils n’ont rien à opposer à ces agiles coureurs, aussi bons engins pour l’attaque de New-York que pour la défense de la Havane. Malheureusement pour les Espagnols, ce n’est pas encore assez que trois torpilleurs de haute mer, et il aurait fallu pouvoir en grouper 18 autour du Pluton, de la Terror et de la Furor. Là encore, le programme de 1887 a complètement été perdu de vue, bien qu’il reste sur les côtes d’Espagne trois torpilleurs de haute mer et une quinzaine de torpilleurs de 2e classe.

D’ailleurs, point de transport-ravitailleur ni de transport-atelier pour ces navires légers qui vont avoir à traverser tout l’Atlantique. Aussi a-t-il fallu fréter des paquebots, qui remplaceront difficilement le bâtiment de type spécial que portait le programme.


En somme, et malgré la supériorité partielle qui résulte pour l’Espagne de ses cinq croiseurs cuirassés disponibles, appuyés au besoin par les navires légers dont nous venons de parler, la flotte américaine nous apparaît plus forte que sa rivale européenne. Mais, ne craignons pas de le répéter, la flotte, c’est-à-dire le matériel flottant, ne vaut que par le personnel qui le met en œuvre, par l’organisation générale qui lui assure, le cas échéant, abris inexpugnables-, réparations, ravitaillement complet. Eh bien ! les Espagnols reprennent-ils ici l’avantage, — avantage momentané, tout au moins ?…

Oui, et sans aucun doute possible, en ce qui touche le personnel ; oui encore, mais non sans réserves, en ce qui touche l’organisation générale.

Précisons un peu. Les équipages espagnols sont convenablement instruits et entraînés, très dévoués surtout, très patriotes, d’un patriotisme fort animé en ce moment contre leur adversaire, en tout cas très homogènes. Leur valeur professionnelle, au point de vue nautique, sera-t-elle toujours à la hauteur de leur zèle et de leur instruction militaire ? On n’est point d’accord là-dessus, et quelques-uns, non des moins bien informés, craignent que le contre-coup de la maladroite suppression des privilèges de l’inscription maritime, en 1868, ne se fasse aujourd’hui vivement sentir. Depuis trente ans, en effet, il a fallu parer à la diminution progressive de la population maritime en augmentant la proportion des recrues de l’intérieur dans le contingent destiné au service des vaisseaux, et aussi en introduisant dans l’effectif des unités de combat un plus grand nombre de soldats de marine. Ce sont là des mesures fâcheuses, encore qu’inévitables ; mais il n’en est pas moins vrai que l’esprit qui anime les équipages espagnols est bien supérieur à celui que l’on constate en ce moment même chez leurs adversaires ; et il n’y a point de danger qu’un croiseur battant le pavillon aux trois bandes rouge et jaune perde en une seule nuit, relâchant à Cadix, trente cinq déserteurs, comme cela est arrivé dernièrement à un croiseur au pavillon étoile qui touchait barre à New-York.

Quant aux officiers, outre que l’Espagne en a autant qu’il lui est nécessaire, tandis que l’augmentation des cadres, augmentation immédiate, urgente, figurait au premier rang des réformes proposées par M. Davis Long, ils sont parfaitement à la hauteur de leur tâche, et leur valeur individuelle ne le cède en rien à celle des officiers de l’Union.

Voyons maintenant l’organisation générale.

Que l’Espagne bénéficie encore, malgré ses embarras financiers, malgré certaine nonchalance, certaine apathie des organes administratifs, des anciennes et sérieuses traditions de sa marine, qu’elle ait notamment au Ferrol, à Cadix, à Carthagène des arsenaux mieux pourvus que ceux de Brooklyn, de League-Island, de Norfolk, de Marce-Island, etc., c’est ce qu’il serait difficile de contester. D’ailleurs, que si ces arsenaux ont le désavantage d’être fort loin du théâtre probable des opérations, du moins existe-t-il à la Havane un arsenal suffisant pour faire de ce grand et beau port une base secondaire des plus précieuses, bien supérieure, en tout cas, à celle que peut fournir Key-West.

Supérieure, oui, mais surtout à la condition qu’il y existe un bassin de radoub. Or cela est encore douteux. A la fin de l’année dernière, on y vit arriver un grand dock flottant, capable de recevoir des navires de 10 000 tonnes ; le Pelayo, le Carlos-V pouvaient par conséquent y nettoyer leur carène, y réparer une avarie majeure. Mais voilà que, peu de jours après, lorsqu’on voulut faire les essais définitifs de cet énorme berceau en tôle, il coula à pic et ne put être relevé. Espérons que, depuis quatre mois, de nouveaux efforts ont été couronnés de succès.

Il était bien tard déjà, en décembre 1897, pour se procurer un outillage si indispensable aux opérations maritimes, et ce n’est malheureusement pas là le seul reproche qu’ait à se faire, dans la préparation d’une guerre inévitable, l’administration de la marine espagnole.

Quand on jette les yeux sur une carte de l’Atlantique et de la Méditerranée américaine, la mer des Antilles, on voit tout de suite que la Havane est très enfoncée dans l’ouest, et que si elle a l’avantage de dominer le golfe du Mexique, elle a aussi deux graves inconvéniens.

Le premier, d’être enfermée dans le champ clos que forment, du côté de l’Atlantique, les deux chaînes à mailles serrées des Bahamas et des Petites-Antilles, de sorte qu’une escadre qui voudrait partir de la Havane pour opérer sur la côte orientale des États-Unis échapperait difficilement aux recherches des éclaireurs, ou du moins à la vue des navires neutres, vapeurs, voiliers et caboteurs, qui pullulent dans ces parages et auprès desquels il est toujours aisé de se renseigner ;

Le second, que cette même escadre, quand elle viendra d’Espagne par les Canaries ou les îles du Cap-Vert, devra faire 1 000 ou 1 500 milles marins, sur 3 500 à 4 000, à petite distance des terres, ce qui l’exposera à être reconnue et interceptée avant d’avoir pu atteindre sa future base d’opérations ; sans que, d’ailleurs, elle puisse tirer de ce voisinage des terres quelque bénéfice, car il s’agit soit d’îles neutres, où la durée d’une relâche ne saurait excéder vingt-quatre heures et où il est fort possible qu’on refuse du charbon, soit de l’île de Porto-Rico, espagnole, celle-là, mais où l’on n’a pas pris la précaution de créer un jalon de ligne d’opérations, une base secondaire, suffisamment solide.

Dans les guerres maritimes du siècle dernier et particulièrement dans celle de 1778 à 1783, quand l’Espagne combattait avec nous l’Angleterre pour assurer leur indépendance aux États-Unis, c’était à la Martinique, à Fort-de-France, qu’elle trouvait ce précieux jalon, ce gîte d’étapes si commode à l’entrée de la mer des Antilles, aux deux tiers de la route de ses flottes. Le retrouvera-t-elle, cent vingt ans après, et les règles de la « stricte neutralité » ne lui refuseront-elles pas les ressources que d’autres trouveront, sans aller jusqu’à Key-West, soit à Nassau des Bahamas, soit à Saint-Thomas, soit aux Bermudes ?

Quoi qu’il en soit, tout cela devait être prévu depuis longtemps, et alors pourquoi n’avoir pas tiré parti de cette belle position stratégique de San Juan de Porto-Rico, complètement dégagée des Bahamas comme des Petites-Antilles, et pas beaucoup plus loin de New-York que ne l’est la Havane ?

Mais à Cuba même, et sur un tout autre théâtre d’opérations, aux Philippines, que l’on savait convoitées autant que « la perle des Antilles », avait-on pris à temps toutes les mesures nécessaires pour recevoir vigoureusement l’assaillant[4] ?

Nous craignons bien que non ; et n’en voulons d’autre preuve que la difficulté que l’on éprouve aujourd’hui à parfaire la défense d’un point aussi intéressant que Matanzas, — le port le plus rapproché de Key-West, — sous le feu des vaisseaux américains.


Faut-il donc croire à l’imprévoyance du Gouvernement espagnol, — du Gouvernement, disons-nous, car, dans des questions de cette portée, ce n’est plus seulement l’administration d’un département ministériel qui est en cause, — ou bien faut-il admettre qu’on s’est heurté à la difficulté capitale, à l’absolu défaut de ressources financières ? Nous n’en déciderons pas. Mais du moins, en ce qui touche les fournitures d’artillerie, en ce qui touche les bouches à feu commandées à certaine maison française et l’approvisionnement en munitions correspondant, comment se fait-il qu’en douze ou quinze mois on n’ait su conclure des marchés fermes, précis, ni pu fournir les faibles avances de fonds nécessaires ?… Comment se fait-il que ces jours-ci même, alors qu’on voulait sérieusement acheter à Paris et à Londres des canons légers à tir rapide, on ait perdu du temps dans de vaines négociations et qu’on se soit laissé enlever les stocks disponibles non pas par le Gouvernement américain, mais par un particulier, par un Américain bien connu, patriote et richissime, à la vérité, mais surtout résolu et prompt à l’action ?

La bureaucratie officielle serait-elle donc en Espagne aussi lente, plus lente même, plus paralysante, plus néfaste qu’ailleurs ?

Résumons cependant ces deux chapitres et montrons bien qu’en effet, comme nous le disions en commençant, États-Unis et Espagne se sont laissé surprendre par les hostilités en pleine transformation de leurs organismes maritimes, en pleine préparation d’une guerre, sur la prochaine explosion de laquelle ni l’un ni l’autre des deux gouvernemens ne pouvaient se faire illusion.

Du côté des États-Unis, de fort beaux bâtimens, et des bâtimens de style offensif, notons-le, mais point de base d’opérations sérieuse sur le théâtre principal, si rapproché pourtant, point de bassin de radoub, peu de magasins et de faiblement approvisionnés[5], un trop grand nombre de navires mal entretenus et qu’il a fallu réparer en toute hâte, — une demi-douzaine de grands croiseurs, entre autres, — une défense des côtes à peine organisée, enfin un personnel insuffisant comme nombre, d’une solidité encore douteuse, et à qui un corps d’officiers excellent, mais trop restreint, aura sans doute quelque peine à inspirer en toute circonstance des sentimens de vif patriotisme.

Du côté de l’Espagne, une flotte inférieure en nombre, inférieure aussi en valeur militaire, sauf quelques exceptions, — croiseurs cuirassés et avisos-torpilleurs, — des bases d’opérations exotiques mieux aménagées par la nature que par l’art et surtout par la prévoyance de l’organisme central, des magasins suffi sans, mais un service d’artillerie mal organisé, des navires en réserve assez bien entretenus, mais l’achèvement des unités nouvelles poursuivi avec une fâcheuse lenteur, une défense des côtes beaucoup plus soignée dans la métropole, qui n’a pas grand’chose à craindre, qu’aux colonies directement menacées, enfin un personnel parfaitement dévoué sans doute, animé d’un véritable esprit militaire et patriotique, mais où le « sens marin » semble avoir perdu de sa finesse, sans que l’introduction dans les équipages d’élémens plus familiarisés avec le service à terre qu’avec le service à la mer ait pu faire perdre à cet amalgame un peu hétérogène certains défauts de race, certaine insouciance, certaine inexactitude dans la vigilance extérieure.


III. — LES OPÉRATIONS DE GUERRE

Avant de parler des opérations mêmes, — des opérations possibles et de celles qui ont déjà eu lieu, car la nouvelle du combat de Manille nous arrive à l’instant, — il convient de jeter un rapide coup d’œil sur les bassins maritimes où elles vont se dérouler. Nous ne ferons ainsi qu’appliquer pour notre compte un principe de l’art de la guerre rappelé ici il y a quelques années : déterminer d’abord le théâtre principal des opérations pour y employer la majeure et la meilleure partie des forces disponibles.

La mer des Antilles, le golfe du Mexique, la côte septentrionale de la longue île de Cuba, est-ce bien là le théâtre principal d’opérations ? Pour les Américains, peut-être, s’ils veulent en effet délivrer les Cubains du « Joug inhumain » de l’Espagne et à qui, au surplus, il ne serait pas aisé de porter la guerre sur le littoral espagnol[6], ni bien fructueux assurément.

Mais sur ce théâtre principal, nous l’avons vu, la marine américaine reste en l’air, pour employer une expression militaire bien significative, parce qu’elle n’y dispose pas de point d’appui solide, ni de port de refuge bien muni, ni de l’outillage nécessaire pour les grosses réparations. Le premier bassin qu’elle puisse utiliser se trouve à 700 milles (1 250 k.) de la Havane, à Port-Royal, sur une côte battue par des vents violens. On ne voit guère une unité de combat gravement atteinte dans ses œuvres vives entreprendre un si long trajet pour fermer sa blessure. Aussi l’escadre de l’Union, dans ces parages, est-elle obligée, soit qu’elle attaque les ouvrages de la Havane, où il y a quelques grosses pièces, soit qu’elle rencontre la division espagnole partie des îles du Cap-Vert, non seulement de vaincre toujours, mais de vaincre à peu de frais, ce qui n’est point aisé. Notons que la côte cubaine est difficile, semée de bancs et de coraux, et que déjà un croiseur américain s’y est échoué.

L’Atlantique et le littoral Est des États-Unis, est-ce là un théâtre secondaire d’opérations ? — On le voudrait bien à Washington, à New-York, à Boston. On voudrait surtout le persuader à l’adversaire et à cette mystérieuse escadre des îles du Cap-Vert, qui inspire d’assez légitimes inquiétudes. Mais qu’en pensent les Espagnols ?… S’aviseront-ils que, d’après les meilleurs maîtres dans l’art de la guerre, le bon moyen de se défendre, c’est d’attaquer, et que la question cubaine pourrait recevoir sa solution entre le cap Cod et le cap Hatteras ? — ce qui n’empêche pas de se bien défendre à Cuba, et l’on peut compter à cet égard, sinon tout à fait sur les forces navales qu’y rencontrent aujourd’hui les Américains, du moins sur l’armée espagnole, sur les difficultés d’un grand débarquement mal préparé, sur le climat, sur une certaine répugnance des insurgés eux-mêmes, dit-on, à recevoir l’étranger, l’Anglo-Saxon, le Yankee.

Et le Pacifique, et les Philippines ?…

Ici, c’est à la politique pure, à ses dessous, à ses ressorts cachés qu’il faudrait demander la réponse. Aux faits aussi, au canon qui a déjà parlé pour servir des projets compliqués où se mêlent les convoitises américaines, les craintes et l’avidité anglaises, les jeunes, mais très hautes ambitions du Japon.

Quoi qu’il en soit, et puisque aussi bien les Espagnols ne paraissent pas disposés, ni surtout prêts à remplacer aux Philippines la malheureuse et vaillante escadre de l’amiral Montojo, tenons seulement pour deux théâtres d’opérations, la mer des Antilles avec la côte de Cuba, l’Atlantique avec la côte des Etats-Unis, théâtres d’inégale importance, le premier plus en vue jusqu’à présent, le second où l’attention du public sera bientôt peut-être vivement sollicitée. Quant à la vaste étendue des mers où les croiseurs du large s’acharneront à la poursuite des navires marchands, ce n’est pas un théâtre d’opérations suffisamment défini, suffisamment déterminé. Tout au plus pourrions-nous indiquer que, pour les Espagnols, les plus nombreuses, les plus fructueuses captures auront lieu justement sur la côte orientale des Etats-Unis, de sorte que cette raison s’ajoute à beaucoup d’autres de porter leur principal effort sur le littoral de la Nouvelle-Angleterre.

Cela posé, voyons quelle est la répartition actuelle des forces mises en jeu, répartition initiale du moins, car ici les modifications sont rapides et souvent profondes, au gré des événemens.


Les Américains ont formé trois escadres d’opérations : dans le golfe du Mexique, sur le littoral de l’Atlantique, dans l’océan Pacifique. Ce dernier groupe existait déjà avant l’ouverture des hostilités, et nous verrons tout à l’heure que c’est un des principaux motifs du succès remporté à Manille.

L’escadre du golfe du Mexique, dont le noyau n’est autre que leur division permanente d’évolutions, se compose :

Des cuirassés d’escadre Iowa, Indiana ;
du croiseur cuirassé (bâtiment amiral) New-York ;
des monitors cuirassés de haute mer Puritan, Terror, Miantonomoh[7] ;
des croiseurs Cincinnati, Montgomery, Marblehead, Detroit ;
5 fortes canonnières ou croiseurs de 2e et 3e classes ; 5 avisos ;
7 torpilleurs de haute mer, en tout une trentaine de bâtimens.

En face d’elle, cette force navale ne trouve qu’une faible escadrille, une division presque uniquement composée, comme aux Philippines, de navires anciens, dont le plus fort est l’Alfonso-XII, croiseur de 3 000 tonnes, à facultés très moyennes, et le seul protégé, un petit croiseur de 1 100 tonneaux, le Marques-de-la-Ensenada. Il faut mentionner pourtant 6 avisos-torpilleurs, déjà un peu démodés, du type Nueva-España, navires qui ne filent plus que 16 ou 17 nœuds, en ayant donné 18 à leurs essais, il y a quelque six ou sept uns, mais qui pourtant constituent le plus sérieux élément de la défense de la Havane.

Au reste, beaucoup de canonnières minuscules comme ce Ligero qui, d’un coup bien ajusté de son canon de 42 millimètres, s’est débarrassé du grand torpilleur Cushing en avariant l’une de ses machines. Ce sont là d’utiles engins pour les escarmouches de côte, mais le succès, fort honorable, de l’un d’eux contre un torpilleur américain ne doit pas faire illusion sur leur réelle valeur en face d’un puissant adversaire.

L’escadre de l’Atlantique, ou escadre volante « Flying squadron » semble se composer de deux groupes distincts, affectés tous deux à la défense générale des eaux américaines, mais dont l’un prend pour base la baie d’Hampton Roads (James River), à l’entrée de la Chesapeake, pour couvrir Richmond, Washington, Baltimore, Philadelphie, et dont l’autre s’appuie sur New-York même pour couvrir cette capitale réelle de l’Union, en même temps que la commerçante et industrielle cité de Boston.

A Hampton Roads, nous trouvons les cuirassés d’escadre Massachusetts et Texas, le bélier cuirassé Katahdin, récemment sorti de Norfolk, l’arsenal virginien ; l’aviso rapide Vesuvius, peut-être deux ou trois torpilleurs, mais pas plus.

A New-York, avec le grand croiseur cuirassé Brooklyn, les deux commerce-destroyers Columbia et Minneapolis, à peine armés ; des torpilleurs inachevés ou qui font leurs essais ; des croiseurs auxiliaires comme le Saint-Paul et le Saint-Louis, qui installent leur artillerie, comme le Paris (aujourd’hui le Yale) et le New-York (aujourd’hui le Harward), auxquels il faut donner des équipages militaires et des officiers préoccupés d’autre chose que de faire augmenter leur solde pour assurer leur avenir, en cas de blessure.

Ne serait-ce pas bien le moment, — moment fugitif, moment passé peut-être déjà, car les Américains vont vite ! — d’expédier sur le littoral de la Nouvelle-Angleterre, à la hauteur de la Delaware, cette escadre espagnole si longtemps restée aux îles du Cap-Vert, point bien choisi assurément comme poste d’observation, étant à peu près à égale distance de la Havane et de New-York, mais où cependant il n’eût pas fallu s’éterniser…

Supposons cette escadre hardiment présentée devant New-York et bombardant les ouvrages qui en défendent l’entrée ; le groupe commandé par le Brooklyn serait sorti pour combattre et eût peut-être essuyé un échec, un échec dont le retentissement eût été considérable, répercuté par les mille échos de la grande ville. Que si ce groupe fût resté sourd à la provocation, attendant l’arrivée de la division d’Hampton Roads, le chef espagnol eût bien vite compris et déjoué cette tactique ; et alors, appareillant en temps utile, comme d’Estaing à Newport, en 1778, il eût fait route au sud et attaqué l’escadre de secours avant qu’elle eût pu effectuer sa jonction avec la division de New-York. Application tout indiquée du principe de la ligne intérieure !

Mais pour que les manœuvres de navette exécutées sur les lignes intérieures offrent toutes les chances de succès, il faut que l’armée qui s’est interposée entre les deux groupes adverses soit plus forte que chacun d’eux et que ses marches soient plus rapides. Etait-ce le cas de l’escadre espagnole ? — Oui, justement, si la composition qu’on en a donné est bien exacte et surtout si, toutes ses installations terminées au Ferrol, le Carlos-V a pu la rejoindre au nord des Bermudes.

Laissons pourtant de côté cette dernière hypothèse. Telle qu’elle était il y a quelques jours à Saint-Vincent du Cap-Vert, l’escadre de l’amiral Cervera comptait 4 croiseurs cuirassés, la Vizcaya, l’Oquendo, la Maria-Teresa et le Cristobal-Colon ; 3 avisos torpilleurs du dernier modèle, navires très rapides et bien armés pour leur faible déplacement, Terror, Furor, Pluto ; 3 torpilleurs de haute mer, Ariete, Azor, Rayo, accompagnés par le paquebot ravitailleur Ciudad-de-Cadiz.

Cette force navale est plus puissante, au point de vue tactique, que la division d’Hampton Roads, qu’elle prime de beaucoup en vitesse, et, si elle n’a pas ce dernier avantage sur la division de New-York, elle écraserait certainement celle-ci dans une lutte corps à corps. Ajoutons que, malgré l’infériorité du nombre des Espagnols en présence des deux groupes réunis, les chances pourraient encore se balancer, en raison de l’insuffisance tactique, — insuffisance de la protection, surtout, — des croiseurs auxiliaires américains.

Quoi qu’il en soit, les opérations qui se dérouleraient dans les eaux américaines entre des forces navales de composition si diverse, mais ne comprenant que des unités de style très moderne, seraient assurément des plus intéressantes et en tout cas à peu près décisives.

Une difficulté sérieuse se présente cependant pour l’escadre espagnole, celle de se ravitailler en charbon, — au moins pour les croiseurs cuirassés. De ce problème délicat plusieurs solutions peuvent être proposées, toutefois. La meilleure, certes, eût été de s’emparer, dès le début des hostilités, d’un point favorable de la côte des États-Unis, de l’île de Nantucket, par exemple, dont on se servit si bien pendant la guerre de l’Indépendance américaine ; d’y établir une solide garnison avec des ouvrages de circonstance armés de canons de 16 centimètres ou de 18 centimètres Hontoria, un aviso-torpilleur du type Filipinas et trois ou quatre torpilleurs ; de semer quelques torpilles automatiques à l’entrée de la rade, en ayant soin de réserver un chenal connu des seuls défenseurs ; et, cela fait, d’y expédier des paquebots chargés de plusieurs milliers de tonnes de combustible. C’était, en somme, la création d’une petite base d’opérations secondaire sur le territoire ennemi. Mais pour cela il fallait à la fois beaucoup de prévoyance, beaucoup d’énergie, des mesures bien prises et exactement exécutées ; il fallait surtout, comme le voulait, dit-on, le général Weyler, oser prendre l’initiative des hostilités et ne pas craindre d’aborder de front l’adversaire. — Laissons donc ce premier procédé.

Un autre moyen, le plus employé d’ailleurs, et que la division américaine du Pacifique vient de mettre en pratique, consiste à se faire suivre de paquebots charbonniers. Encore faut-il que ces paquebots aient la même vitesse que l’escadre et que l’on soit assuré de pouvoir faire, à la mer, en pleine houle du large, le transbordement du combustible. Or cela n’est point si commode, expérience faite !

A la vérité, on peut trouver sur la côte ennemie, sauf surprises fâcheuses, quelque abri, quelque recoin favorable. C’est là que l’on viderait, le cas échéant, les soutes des vapeurs capturés par l’escadre aux atterrages, — troisième moyen, le plus simple, mais aussi fort aléatoire.

Reste enfin la ressource de se ravitailler à Halifax ou à Sidney. Les Anglais, qui paraissaient d’abord si partiaux en faveur des Américains, ont déclaré, depuis, qu’ils vendraient du charbon aux Espagnols, en parfaits négocians qu’ils sont toujours ; et de fait, ils se sont bien gardés de considérer le charbon comme contrebande de guerre. Dès lors, et de par le droit des neutres, ils peuvent donner au belligérant qui relâche sur une de leurs rades pendant vingt-quatre heures la quantité de combustible nécessaire pour regagner son port le plus voisin. Or à Halifax, on est à 2 400 milles du port espagnol le plus voisin, le Ferrol, de sorte qu’en réalité, on remplirait les soutes.


Passons dans l’océan Pacifique et voyons ce qu’étaient les forces navales en présence dans la mer de Chine.

Les Américains y avaient leur meilleure escadre, sinon la plus nombreuse ; la plus homogène, la plus moderne, la mieux armée de beaucoup, parce qu’elle était constituée depuis longtemps, depuis les démêlés de la Chine et du Japon, depuis la naissance de la question des îles Hawaï. Quatre superbes croiseurs protégés, et, en tête, l’Olympia, un des chefs-d’œuvre du genre, d’après un maître en construction navale, M. l’ingénieur Bertin, en formaient le noyau. A côté du Baltimore, du Boston, du Raleigh, navires de 3 300 à 4 500 tonnes, se rangeaient deux fortes canonnières, protégées aussi et armées de canons modernes, le Pétrel et la Concord ; puis un aviso sans valeur militaire, simple porteur d’ordres, le Mac Culloch ; enfin des paquebots chargés de charbon.

Aux six puissans navires de combat du commodore Dewey, l’amiral Montojo ne pouvait opposer que de vieux bâtimens de la plus médiocre valeur, une frégate en bois, stationnaire déclassé et à peine armé, la Castilla ; un croiseur de 3 000 tonnes non protégé, la Reyna-Cristina ; deux canonnières de station de 1 000 tonnes, protégées mais peu armées, l’Isla-de-Luzon et l’Isla-de-Cuba ; trois autres canonnières ou petits croiseurs de 1 000 à 1 100 tonnes, dépourvues de toute protection, le Don-Antonio-de-Ulloa, le Don-Juan-d’Austria, le Velasco ; un vieil aviso de 500 tonnes, l’Elcaño ; enfin un paquebot armé, le Mindanao.

Notons que les équipages de ces neuf bâtimens étaient en partie formés, comme il arrive dans les marines coloniales, de naturels des Philippines, alors que les équipages américains, entraînés par une longue campagne et par le contact des divisions européennes, avaient une cohésion fort rare, comme nous l’avons dit, dans le personnel de la flotte des Etats-Unis.

L’organisation des défenses de la baie de Manille compensait-elle du moins l’infériorité de l’escadrille espagnole ? — Nullement, et si l’on peut accepter comme suffisantes les explications du ministre de la marine à l’égard des mines sous-marines, dont la mise en place est en effet difficile dans le large et profond détroit de Ternate, il n’en reste pas moins acquis que les batteries de terre étaient trop faibles, soit dans File du Corregidor, soit à Cavité, qu’il n’y avait point de projecteurs pour dénoncer, la nuit, les tentatives de l’adversaire, et encore moins de torpilleurs pour se jeter sur lui au passage.

Disons aussi, pour être vrai, que le service de surveillance ne semble pas avoir été organisé avec un soin suffisant, que si la nuit était assez noire pour que les Américains pussent franchir sans être aperçus du Corregidor une passe dont la largeur atteint 18 kilomètres, rien n’empêchait d’y détacher en observation une ou deux des canonnières de l’escadre, dont le canon ouïes fusées eussent au moins averti le gros de l’arrivée de l’ennemi, et, en dernière analyse, que les malheureux Espagnols paraissent, — nous disons paraissent, car il n’est pas aisé de savoir l’exacte vérité, — avoir été surpris au mouillage, comme Brueys à Aboukir, en 1798[8].

Sans doute, la disproportion des forces était telle, en réalité, que, au mouillage, ou en pleine baie, libres de leurs mouvemens, les vieux et débiles navires de l’amiral Montojo n’en auraient pas moins été détruits… et, du reste, le cœur manque pour faire un reproche, si faible soit-il, à qui sut si bien combattre, à qui sut si bien mourir !

Bien des points restent obscurs dans cette affaire. Comment le chef américain fut-il si bien prévenu de l’état des défenses espagnoles ? Comment surtout put-il se procurer les pilotes habiles qui lui permirent d’évoluer avec précision dans une baie difficile[9], sous le feu de l’adversaire ? Pourquoi y a-t-il eu deux combats, ou au moins deux phases dans le combat, les Américains s’étant un moment retirés de l’action, comme s’ils avaient éprouvé de graves avaries ou des pertes sérieuses ? Quel est enfin l’état actuel de leurs brillans navires, et, s’ils ont pu se ravitailler en charbon, que reste-t-il exactement dans leurs soutes à munitions de 203 millimètres ?

De tout ceci le commodore Dewey n’a pu encore informer son Gouvernement, le câble de Bolinao étant coupé, et, du reste, nous aurions mauvaise grâce à demander d’être mis au courant de ces questions délicates[10]. Bornons-nous à constater que, si l’énergie ne fait pas plus défaut au gouverneur général Augusti et aux troupes espagnoles qu’aux marins de Montojo, la victoire américaine restera stérile pendant longtemps encore, car, seuls, les croiseurs de Dewey sont impuissans à conquérir Manille. Ils peuvent tout détruire, dans la portée de leurs canons ; ils ne peuvent rien occuper, encore moins garder.

Débarquer 400 ou 500 marins sur un quai dévasté, ou, à la rigueur, faire flotter quelques jours le pavillon étoile sur la vieille batterie de Cavité, ce n’est point occuper Manille, encore moins les Philippines, archipel dont l’étendue dépasse celle de l’Espagne !

Pour faire là quelque chose de durable, il faudrait envoyer de San-Francisco un corps de débarquement et combiner l’action de ce corps avec celle de l’insurrection réveillée. Nous verrons si tel est le parti auquel s’arrêtera le gouvernement de l’Union, et nous espérons que les Espagnols, pour parer à ce danger, ne céderont pas à la tentation d’expédier directement une nouvelle escadre aux Philippines. On ne peut trop le répéter, c’est devant New-York qu’ils sauveront à la fois et Manille et la Havane.

Mais cette opération offensive peut-elle aujourd’hui, — nous écrivons ceci le 5 mai, — être tentée avec des chances sérieuses de succès par la seule escadre de l’amiral Cervera ?… Chaque jour, chaque heure, perdus par les Espagnols ont profité aux Américains en leur permettant d’achever l’armement de leur escadre de l’Atlantique et surtout du groupe de New-York, fort en retard jusqu’ici. Voilà d’ailleurs que l’escadre du golfe du Mexique, laissant derrière elle ses lourds monitors, semble se diriger vers l’Est en prenant pour objectif Puerto Rico d’abord (où elle peut, en passant, bombarder San-Juan), l’escadre espagnole ensuite, qu’elle guettera dans le sud-est des Bermudes, où ses éclaireurs se rencontreront avec ceux de l’escadre de l’Atlantique.

À cette menaçante concentration de forces, il semble que les Espagnols ne puissent répondre qu’en réunissant, eux aussi, les élémens un peu épars de leur flotte active. Le Pelayo doit avoir achevé tous ses préparatifs à Cadix ; le Carlos-V a pu sans doute quitter le Ferrol après s’être assuré du bon fonctionnement de ses tourelles de 28 centimètres ; le quatrième croiseur cuirassé du type Vizcaya, le Cardenal-Cisneros, termine ses essais, ainsi que le beau croiseur protégé Alfonso-XIII. Après eux viendront, à bref délai, espérons-le, le cinquième croiseur cuirassé Princesa-de-Asturias et le Lepanto, frère jumeau de l’Alfonso-XIII, sans parler de quelques nouveaux avisos-torpilleurs et torpilleurs de haute mer. Si, d’autre part, on a pu conclure à temps l’acquisition des deux grands paquebots de la Amerikan-Hamburgische-Gesellschaff, la Normania et la Colombia, navires à grande vitesse et déjà aménagés pour recevoir de l’artillerie, on aura en peu de jours une puissante force navale qui défiera tous les efforts de la flotte américaine, fût-elle grossie de l’Orégon.

Mais il faut se hâter, il faut des mesures de vigueur, auxquelles l’opinion inquiète et agitée reconnaîtra un gouvernement capable de conjurer de grands périls.


Est-il trop tôt pour tirer des événemens qui se déroulent sous nos yeux des enseignemens que démentirait peut-être une connaissance plus exacte des faits ?… Nous ne le pensons pas, et certains principes généraux, bien oubliés, semble-t-il, des belligérans, peuvent être remis en lumière dès maintenant, au grand profit de quelques-uns des spectateurs de ce triste conflit.

Nous ne dirons pas que, lorsqu’on veut garder ses colonies, il convient d’abord de les bien administrer, encore que l’énoncé de ce « truism » ne soit pas absolument superflu. Au moins pouvons-nous ajouter qu’il faut les bien défendre, les défendre avec tous les engins modernes, puisqu’elles seront attaquées avec des engins modernes, et que, de plus, si leur défense repose principalement sur les forces navales, celles-ci doivent trouver sur place l’outillage qui leur est nécessaire : bassins, ateliers, magasins.

C’est encore une banalité de dire qu’il faut être toujours prêt à la guerre, à tous les genres de guerre, dans un siècle où quelques-uns se flattaient innocemment d’inaugurer le règne de la paix. Cette banalité, ne craignons pas de la répéter en présence d’opérations militaires qui révèlent un surprenant défaut de préparation, de méthode et peut-être de sang-froid.

Être prêt à la guerre, ce n’est pas seulement en admettre l’éventualité et l’accepter d’un cœur ferme, c’est aussi en examiner — à temps ! — toutes les chances et se mettre exactement en mesure d’y faire face.

Au moins faut-il savoir mettre à profit ses avantages, être résolu à prendre l’initiative des hostilités quand on sait l’adversaire futur momentanément hors d’état de soutenir le choc. Hésitera déclarer la guerre, une guerre inévitable, dans l’espoir de se ménager l’opinion des autres peuples, c’est naïveté pure : les peuples, comme les individus, donnent raison au vainqueur, au plus fort. L’Angleterre est-elle moins respectée des nations pour avoir toujours été la première à engager les hostilités ? Au contraire ! Et l’Espagne, en particulier, doit se souvenir des actes iniques, des agressions brutales par lesquelles le gouvernement britannique notifiait ses déclarations de guerre en 1739, en 1779, en 1797. Sans proposer à nos voisins de tels exemples, on peut s’étonner qu’ils n’aient pas suivi les conseils d’un général énergique et commencé la guerre en novembre ou décembre 1897, quand ils avaient déjà de si justes motifs de rupture. Les unités de combat sérieuses qu’ils avaient dès lors n’auraient trouvé devant elles qu’une division hétérogène, mal armée, plus mal approvisionnée, et, derrière cette division, des navires en essais, d’autres inachevés, quelques-uns en grosses réparations, faute d’un entretien convenable.

C’était le succès assuré, probable au moins, et cela valait d’être tenté.

Il eût été bon aussi, ayant conservé le bénéfice du sage refus d’adhérer à la convention de 1856, de se mettre en mesure de courir sus effectivement au commerce américain dès le début des hostilités. Il faut bien que les gouvernemens, que les amirautés se le persuadent : on fera toujours la guerre de course, ou, si l’on veut, la guerre de croisière. A qui s’y refuserait d’abord, l’opinion publique l’imposerait irrésistiblement. Donc, s’il faut la faire, du moins que ce soit avec toutes les chances de succès, c’est-à-dire avec les navires les plus judicieusement appropriés, dirigés avec méthode, ravitaillés dans les meilleures conditions.

Nous ne descendrons pas encore de ces idées générales, de ces principes de stratégie politique à l’examen de quelques faits tactiques enregistrés jusqu’ici. Il convient sans doute d’attendre, pour porter un jugement équitable, des informations plus complètes et plus précises. Mais, en saluant une fois de plus l’héroïsme des vaincus du 1er mai, en payant aussi au vainqueur le tribut d’éloges qui lui est impartialement dû, il nous sera permis de tirer du combat de Cavité cet enseignement qu’il faut renoncer, quoi qu’on en ait, à employer aux colonies, soit les unités démodées des forces navales européennes, soit, ce qui est pis encore, des navires neufs, mais systématiquement dépourvus des moyens offensifs ou défensifs modernes.

Persister dans une voie au bout de laquelle l’Espagne vient de trouver un grave échec, ce serait, d’une part, fermer les yeux devant la puissance déjà redoutable de certaines marines exotiques, de l’autre, oublier que les Lissa sont rares et que, s’il est bon d’avoir des Tegethof, il ne l’est pas moins de donner à ceux-ci les vaisseaux de Persano.


  1. Le Vesuvius, bâtiment rapide, que l’on avait armé primitivement de canons-tubes lançant d’énormes obus-torpilles à la dynamite, mais qui est en cours de transformation ; l’aviso Dolphin et le bâtiment-école Bancroff, en construction.
  2. A la Seyne, près Toulon.
  3. Le croiseur espagnol est même assez faiblement blindé : 50 millimètres d’acier durci sur les flancs, 75 millimètres aux cloisons transversales, 50 millimètres sur le pont principal, mais 250 millimètres aux deux tourelles avant et arrière des canons de 28 centimètres.
  4. Ceci était écrit avant le combat du 1er mai, qui a fâcheusement prouvé que la défense de la rade de Manille n’était pas sérieusement organisée.
  5. Ceci était plus vrai au mois de décembre qu’aujourd’hui. Les Américains ont mis à profit les premiers mois de l’année pour confectionner chez eux et pour commander en Angleterre force projectiles et force poudre.
  6. A moins de s’emparer des Canaries pour en faire une base d’opérations, et d’aucuns y songent. Mais ce ne serait pas sans doute pour la première phase de la guerre.
  7. Peut-être faut-il y ajouter l’Amphitrite.
  8. Au moment de la mise en page nous apprenons par les sources américaines que, seule, la vieille frégate Castille était mouillée. Rappelons que ce bâtiment déclassé jouait le rôle de stationnaire.
  9. Il a dû les prendre à Bolinao, ou plutôt dans la baie de Langayen, où il relâcha en arrivant de Chine.
  10. Le seul point bien saillant des nouvelles apportées par le Mac Culloch est que les pertes des Américains sont très faibles. On ne s’en étonnera pas si l’on songe que sur des bâtimens de style très moderne comme l’Olympia, le Baltimore, etc., le personnel combattant est abrité derrière des casemates légères et des masques métalliques.