Les Mœurs du jour (Cooper)/Chapitre XXVI

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 30p. 331-347).



CHAPITRE XXVI.


— Je ne l’ai pas outragée.
— Loin de moi de vous en accuser ?
— Alors pourquoi ces reproches ?
— Milord, ma nature est jalouse, il faut la supporter.

Ottway.



Sarah Wilmeter et Anna Updyke croyaient si fermement à l’innocence de leur amie que chaque incident du procès leur paraissait presque autant de pas faits vers un prochain acquittement. Il était peut-être assez singulier que la partie la plus intéressée, celle qui connaissait sa culpabilité ou son innocence, tombât dans l’abattement, et pendant la première demi-heure qui suivit la sortie du Palais, elle demeura pensive et silencieuse. La bonne mistress Gott était tout à fait au désespoir, et au moment où elle ouvrit la porte de la galerie pour faire entrer la société, elle retint Anna tlpdyke, avec qui elle avait établi une sorte d’intimité, afin de lui dire un mot sur le sujet le plus cher à son cœur.

— Oh ! miss Anna, dit la femme du shériff, ça va de mal en pis ; ça allait déjà assez mal hier soir, et c’est bien pis ce soir.

— Qui vous dit cela, mistress Gott ? Bien loin de penser comme vous, je regarde le procès comme prenant une tournure des plus favorables.

— Vous devez avoir entendu ce que Burton a dit, et sa femme aussi. Ce sont là les témoins que je redoute.

— Oui, mais qui se souciera des assertions de pareilles gens ! Je suis sûre que si cinquante messieurs et mistress Burton m’attestaient que Marie Monson a pris l’argent qui ne lui appartenait pas, je ne les croirais en rien.

— Vous n’êtes pas un jury du comté de Dukes, miss Anna ; ces hommes croiront presque tout ce qu’on leur dira. Qu’on prête serment, et il n’y aura plus dès lors de limite à leur crédulité. Je ne crois pas plus à la culpabilité de Marie Monson qu’à la mienne ; mais la loi est la loi, dit-on, et riches et pauvres doivent s’y conformer.

— Vous voyez la chose sous un faux jour, ma bonne mistress Gott, et après une nuit de repos, vous l’envisagerez différemment. Sarah et moi nous sommes enchantées du tour que prend l’affaire. Vous devez avoir remarqué que personne n’a dit avoir vu Marie Monson mettre le feu à la maison, faire du mal aux Goodwin, ou toucher à leurs effets ou leur causer un tort quelconque ; il s’ensuit qu’elle doit être acquittée.

— Je voudrais qu’on n’eût pas trouvé dans sa poche la pièce d’or ; voilà le fâcheux de l’affaire.

— Je ne m’en préoccupe pas, ma bonne amie ; il n’y a rien d’étonnant à ce que deux pièces de monnaie aient la même marque ; j’ai vu souvent cela moi-même. D’ailleurs Marie Monson explique tout cela, et sa déclaration vaut autant que celle de mistress Burton, j’imagine.

— Pas aux yeux de la loi, miss Anna ; non, pas aux yeux de la loi. Au dehors elle peut valoir beaucoup mieux, et c’est probable, mais non au Palais, à ce qu’on m’assure. Gott prétend que la chose commence à prendre une teinte sombre, et que nous devons, nous ici, dans la prison, nous préparer aux plus tristes extrémités. Je lui ai dit que si j’étais à sa place, je résignerais mes fonctions avant d’exécuter une si charmante créature !

— Vous me faites frissonner avec ces horribles pensées, mistress Gott, et je vous prierai d’ouvrir la porte. Prenez courage, nous n’aurons jamais à gémir sur une semblable catastrophe, ni votre mari à accomplir un devoir si révoltant.

— J’espère que non ; oui, j’espère de tout mon cœur qu’il n’en sera rien. Je préférerais que Gott renonçât à tout espoir d’avancement, plutôt que de le voir chargé de ce ministère. On ne sait jamais, miss Anna, ce qui peut arriver dans la vie, quoique j’aie ressenti une joie d’enfant quand il fut nommé shériff. Si mes paroles ont quelque pouvoir sur lui, comme il le prétend souvent, je ne le laisserai jamais exécuter Marie Monson. Vous êtes jeune, miss Anna ; mais vous avez, sans aucun doute, entendu la voix de la flatterie, et vous savez combien elle est douce à l’oreille d’une femme.

Mistress Gott s’essuya les yeux d’une main, et de l’autre mit la clef dans la serrure. Anna rougit, et leva sa main gantée pour tourner la clef, comme si elle désirait se soustraire au regard animé de la matrone.

— C’est notre histoire à toutes, miss Anna, continua mistress Gott. Nous prêtons une oreille de plus en plus attentive, nous ajoutons une foi de plus en plus vive à ces douces paroles, jusqu’au jour où nous cessons d’être les heureuses créatures que nous étions pour devenir rêveuses, mélancoliques et inquiètes, au point d’oublier père et mère, et de nous envoler du toit paternel.

— Voulez-vous avoir la bonté de me laisser entrer dans la prison ? dit Anna de la voix sa plus aimable.

— Dans une minute, ma chère. — Je vous appelle ma chère, parce que je vous aime ; car je ne fais jamais usage de ce que Gott appelle « des mots à façon. » Voilà ce monsieur John Wilmeter, jeune homme aussi beau et aussi agréable qu’il en vint jamais à Biberry. Il vient ici deux ou trois fois par jour ; il s’assied et cause avec moi de la manière la plus aimable, à tel point que je l’aime mieux qu’aucun jeune homme de ma connaissance. Il cause de vous une bonne moitié du temps, et quand il ne parle pas de vous, il pense à vous ; j’en suis sûre, à la manière dont il regarde cette porte.

— Peut-être ses pensées se portent-elles sur Marie Monson, répondit Anna en devenant écarlate. Vous savez qu’elle est pour lui une sorte de cliente, et qu’il s’est mis à son service pendant quelque temps.

— Elle l’a à peine vu, presque jamais, si ce n’est à cette grille. Son pied n’a jamais franchi ce seuil, jusqu’à l’arrivée de son oncle ; et depuis, il n’y a pénétré qu’une fois. Marie Monson n’est pas l’être qu’il adore.

— Je crois qu’il adore l’Être que nous adorons tous, mistress Gott, reprit Anna en faisant de charmants efforts pour tourner la clef, et en y réussissant enfin. Ce n’est pas à nous, frêles créatures que nous sommes, à parler d’être adorées.

— Ou d’adorer, comme je dis à Gott, répliqua la femme du shériff en laissant partir sa compagne.

Anna trouva Marie Monson et Sarah marchant ensemble dans la galerie, et conversant avec vivacité.

— Il est singulier que nous n’apprenions rien de Michel Millington ! s’écria Sarah, comme Anna entrelaçait son bras dans le sien et rejoignait la compagnie ; il y a près de quarante-huit heures que mon oncle l’a envoyé à la ville.

— Pour mon affaire ? demanda vivement Marie Monson.

— À coup sûr ce n’est pas pour une autre, bien que je n’aie pas été instruite du motif de son départ. J’espère que vous pourrez renverser tout ce que ces Burton ont dit, et réparer le mal qu’ils ont fait.

— Ne craignez rien pour moi, miss Wilmeter, répondit la prisonnière, d’un ton de fermeté singulière. Je vous dis comme je l’ai souvent dit à votre amie, il faut que je sois acquittée ; que la justice ait son cours, dis-je, et que le coupable soit puni. J’entrevois maintenant toute l’histoire, je crois, et je dois me préparer pour demain. Quant à vous, excellentes et dévouées amies, quittez-moi, maintenant, et, à votre arrivée à l’auberge, envoyez M. Dunscomb ici le plus tôt possible. Non pas ce Timms mais le noble, l’honnête, le vertueux M. Dunscomb. Embrassez-moi toutes deux et bonne nuit. Pensez à moi dans vos prières. Je suis une grande pécheresse, et j’ai besoin de vos prières.

Les désirs de Marie Monson furent satisfaits, et les jeunes dames quittèrent la prison. Dix minutes après, Dunscomb s’y présenta : on le fit entrer. Sa conférence avec sa cliente fut longue, d’un haut intérêt, et détruisit toutes les idées qu’il avait entretenues jusque là sur sa culpabilité. Elle ne lui révéla rien de sa vie passée, et ne s’engagea par aucune promesse à le faire ; mais elle lui communiqua des faits d’une grande importance, en ce qui concernait le résultat du jugement. Dunscomb la quitta tard ; ses vues étaient entièrement changées, ses espérances ranimées, et sa résolution aiguillonnée. Il fit de considérables modifications à ses conclusions, et ne posa la tête sur l’oreiller qu’à une heure avancée de la nuit.

La petite cloche du Palais sonna comme d’habitude le matin suivant, et juge, jurés, témoins, avocats et curieux en général, se réunirent comme précédemment, sans aucune cérémonie, quoique dans un calme convenable. La cause devenait maintenant si sérieuse qu’on la regardait comme une affaire de vie ou de mort ; les journalistes eux-mêmes, obéissant à une impulsion d’humanité, envisagèrent l’ensemble du procès moins sous le point de vue d’une question d’argent que comme une décision qui pouvait envoyer dans l’autre monde une femme douée de qualités si surprenantes. On commença par faire comparaître mistress Burton à la barre, pour le contre-interrogatoire. Comme toutes les personnes intelligentes comprenaient que de son témoignage dépendait en grande partie le résultat, on aurait entendu tomber une épingle, tant était profond le désir de suivre ce qui allait se passer.

Le témoin paraissait calme, tandis que, pâle et inquiet, l’avocat avait l’air d’un homme qui a peu dormi.

Dunscomb arrangea ses papiers avec un soin étudié, fit chaque mouvement avec circonspection, serra les lèvres, et sembla amener ses pensées à un tel état d’ordre et de précision qu’il pût recourir à chacune d’elles en cas de besoin. Dans le fait, le vieux praticien sentait qu’une vie humaine dépendait en grande partie du résultat de ce contre-interrogatoire, et en homme consciencieux, il était disposé à faire son devoir jusqu’au bout. Il n’était donc pas étonnant qu’il s’arrêtât pour réfléchir, qu’il fût mesuré dans ses actes, et absorbé dans ses sentiments.

— Nous porterons d’abord notre attention sur cette pièce d’or, mistress Burton, commença avec douceur le conseil de la prisonnière, faisant signe au coroner, présent à l’audience, de montrer au témoin la pièce de monnaie si souvent examinée : êtes-vous tout à fait sûre que c’est bien là la pièce que vous vîtes en la possession de mistress Goodwin ?

— Entièrement sûre, Monsieur. Aussi sûre que je le suis de quoi que ce soit au monde.

— Mistress Burton, je vous prie de vous rappeler que votre témoignage aura, selon toute probabilité, une grande influence sur la vie de la prisonnière ici à la barre. Ayez donc la bonté de mettre dans vos réponses beaucoup d’attention et de netteté. Persistez-vous à dire que c’est précisément la pièce que vous vîtes dans le bas de mistress Goodwin ?

Le témoin parut soudainement frappé de la manière de l’avocat ; il trembla de la tête aux pieds. Cependant Dunscomb parlait avec douceur, avec bonté même ; et la question posée en ce moment était absolument la même que la précédente. Néanmoins, par une sorte de sympathie électrique ressentie uniquement par la personne en contact avec Dunscomb, le témoin pénétra l’intention de l’avocat et lut dans sa pensée, Chose singulière malgré sa soudaine alarme, et le changement survenu dans tout son maintien, mistress Burton répondit à la question comme auparavant ; il y a plus, elle répondit avec vérité. La pièce d’or trouvée dans la bourse de Marie Monson, et maintenant en la possession du coroner, qui l’avait gardée avec soin, afin d’en établir l’identité, avait été dans le bas de Dorothée Goodwin.

— Tout à fait sûre, Monsieur. Je sais que c’est la même pièce que j’ai vue différentes fois dans le bas de mistress Goodwin.

— Cette pièce d’or a-t-elle jamais passé dans vos mains avant le jugement, mistress Burton ?

C’était là une question bien naturelle et bien simple ; selon toute apparence, le témoin devait s’y attendre, cependant mistress Burton parut mal à l’aise. La réponse toutefois fut donnée promptement, et, comme précédemment, se trouva entièrement conforme à la vérité.

— En plusieurs occasions, Monsieur ; je vis cette entaille et j’en causai avec mistress Goodwin plus d’une fois.

— Quelle était la substance des remarques de mistress Goodwin, par rapport à cette entaille ?

— Elle me demanda une fois si je croyais que le poids de la pièce en fût diminué ; et, dans ce cas, combien selon moi cela lui enlevait de sa valeur.

— Quelle fut votre réponse ?

— Je crois lui avoir dit qu’à mon avis cela ne pouvait faire grande différence.

— Mistress Goodwin vous dit-elle jamais comment et où elle eut cette pièce d’or ?

— Oui, Monsieur ; elle me dit qu’elle venait de Marie Monson.

— En paiement de son logement ? ou à quel sujet passa-t-elle d’une main dans l’autre ?

C’était là, aussi, une question bien simple, mais le témoin ne répondit plus sur-le-champ. Le lecteur se rappellera que Marie Monson avait dit devant le coroner, qu’elle avait deux de ces pièces, et qu’elle en avait donné une à la pauvre infortunée défunte, en laissant l’autre dans sa bourse. Cette réponse avait fait tort à la cause de l’accusée, en ce qu’il était très-facile de débiter un pareil conte, tandis que très-peu de monde à Biberry était disposé à croire que l’or avait passé franchement de main en main, sans aucune condition. Mistress Burton se rappelait tout cela, et pour une raison parfaitement connue à elle-même, elle recula un instant devant la réplique ; néanmoins elle répondit aussi à cette question, et en toute vérité.

— À ce que j’ai compris, la tante Dorothée m’a dit que Marie Monson lui avait fait cadeau de cette pièce d’or.

Ici Timms leva le nez en l’air et regarda autour de lui d’une manière significative. À parler franchement, cette réponse produisit une vive impression en faveur de l’accusée, et Dunscomb vit avec plaisir que sur ce point il avait réellement gagné du terrain. Toutefois il n’était pas homme à affecter des airs dramatiques ; il s’arrêta simplement quelques instants, pour laisser produire tout son effet à cette réponse.

— Mistress Goodwin vous a, alors, avoué qu’elle tenait la pièce de Marie Monson, et que c’était un cadeau ? demanda-t-il ensuite.

— Oui, Monsieur.

— Vous dit-elle que Marie Monson avait une autre pièce, semblable à celle qui est devant vous, et qui fut donnée par elle à Dorothée Goodwin ?

Une longue pause suivit. Le témoin mit une main sur son front, et parut réfléchir. Sa réputation de taciturnité et de gravité était telle, que la plupart des assistants crurent qu’elle s’efforçait de rappeler le passé, afin de ne dire ni plus ni moins que la vérité. Dans le fait, elle était occupée à peser mûrement l’effet de ses paroles, car c’était une personne d’une grande prudence, et renommée par une grande probité de caractère. La réponse vint enfin. — Elle me parla à ce sujet, dit-elle, et m’affirma quelque chose de ce genre.

— Pouvez-vous vous rappeler ses propres paroles ; en ce cas, répétez-les au jury ; sinon ses propres expressions, leur substance du moins.

— La tante Dorothée avait une manière de parler à elle ; ce qui fait qu’il est très-difficile de répéter précisément ses termes ; mais, en substance, elle dit que Marie Monson avait deux de ces pièces d’or, dont une lui fut donnée à elle.

— Marie Monson, alors, garda l’autre ?

— C’est ce que j’ai compris, Monsieur.

— Savez-vous quelque chose vous-même, à ce sujet ? S’il en est ainsi, exposez-le au jury.

Autre pause, plus longue même que la précédente ; de nouveau le témoin met la main sur son front. Puis s’exprimant avec une précaution extrême, elle semble chercher à se reconnaître au milieu des faits.

— Je crois avoir un peu — oui, quelque peu avoir vu la bourse de Marie Monson, et je crois y avoir vu une pièce d’or semblable à celle-ci.

— N’êtes-vous pas sûre du fait ?

— Peut-être le suis-je.

Ici la figure de Dunscomb s’éclaira d’un sourire ; évidemment il était encouragé.

— Fûtes-vous présente, mistress Burton, à l’examen de la bourse de Marie Monson, lors de l’enquête ?

— Oui, Monsieur.

— En vîtes-vous le contenu ?

— Oui, Monsieur, dit-elle après une pause, la plus longue de toutes.

— Eûtes-vous cette bourse entre les mains, Madame ?

Un nuage passa de nouveau sur son front ; elle sembla mettre ses souvenirs à contribution.

— Je crois l’avoir tenue. Elle circula parmi nous, et je présume l’avoir touchée, comme les autres.

— En êtes-vous sûre ?

— Oui, Monsieur. Maintenant que je réfléchis, j’en suis convaincue. La pièce d’or trouvée dans la bourse de Marie Monson passa de l’une à l’autre, et à moi parmi le nombre.

— C’était très-mal, fit observer le juge.

— C’était mal, Monsieur ; mais pas à moitié aussi mal que les meurtres et l’incendie, fit remarquer Williams froidement.

— Continuez, Messieurs ; le temps est précieux.

— Maintenant, mistress Burton, je désire vous poser une question très-essentielle, et je vous prie de me donner une réponse distincte et mûrement réfléchie. Eûtes-vous jamais la faculté de toucher cette pièce d’or trouvée, ou qu’on prétend avoir été trouvée dans la bourse de Marie Monson, sans compter la fois de l’enquête ?

Il se fit une pause, la plus longue de toutes, et le front du témoin devint des plus sombres. La délibération intérieure dura tellement cette fois, qu’elle provoqua une légère rumeur parmi les spectateurs. Cependant il n’y avait que de la prudence à être circonspect, dans un cas de cette importance.

— Sans aucun doute, Monsieur, répondit-on à la fin. Je la vis plusieurs fois dans le bas de Dorothée Goodwin ; je l’eus dans ma main, et l’examinai. C’est ainsi que je vins à découvrir l’entaille. Nous en parlâmes, la tante Dorothée et moi, comme je l’ai déjà dit à la Cour.

— C’est très-vrai, Madame, nous nous le rappelons ; toutes vos réponses sont soigneusement enregistrées.

— Je suis sûre qu’on n’a pu rien enregistrer de ce que j’ai dit, qui ne fût vrai, Monsieur.

— Nous devons le supposer. Maintenant, Madame, permettez-moi de vous demander si vous avez jamais vu cette pièce d’or en toute autre occasion que celles que vous avez mentionnées ? Soyez précise dans la réponse.

— C’est possible, dit-elle après une longue pause.

— Ne le savez-vous pas ?

— Non, Monsieur.

— Affirmerez-vous par serment que vous ne pouvez vous rappeler avoir vu et tenu cette pièce d’or d’autres fois que celles que vous avez mentionnées ?

— La fois que la tante Dorothée me la montra, puis devant le coroner, enfin ici à l’audience. Je ne m’en rappelle pas d’autres.

— Laissez-moi vous poser la question de nouveau, mistress Burton, vous faisant ressouvenir de la solennité du serment que vous avez prêté ; avez-vous ou n’avez-vous pas vu la pièce d’or en d’autres occasions que celles que vous avez mentionnées ?

— Je ne me rappelle pas l’avoir jamais vue une autre fois, répondit la femme avec fermeté.

Marie Monson tressaillit légèrement, et Dunscomb parut désappointé. Timms se mordit la lèvre et regarda le jury d’un air inquiet, tandis que Williams leva le nez de nouveau, et promena autour de lui des regards triomphants. Si le témoin avait dit la vérité, il était probable qu’elle s’y tiendrait ; sinon, le témoin avait passé le Rubicon, et persisterait dans son mensonge avec plus de témérité encore qu’elle ne l’eût fait même pour la vérité. Le reste du contre-interrogatoire fut de peu d’importance.

Les limites de cet ouvrage ne nous permettent pas de donner un compte-rendu détaillé de toutes les preuves apportées en faveur de l’accusation. Tout ce qui avait été consigné dans l’enquête fut alors introduit, ordonné et disposé par Williams, procédure qui donna à ces documents une plus grande importance qu’ils ne semblaient le comporter. À la fin, ce fut au tour de la défense à faire son exposé ; Dunscomb se chargea lui-même de cette tâche, car, à son jugement, Timms n’était pas digne de la remplir. Son exposé fut très-remarquable sous le rapport des arguments, quoique nécessairement peu concluant, le cas n’étant pas favorable à sa cliente.

Le public s’attendait à des révélations importantes sur la vie passée de la prisonnière ; Timms en avait informé Dunscomb, mais Marie Monson s’était maintenue toujours dans sa réserve, et Millington n’était pas de retour. La cause était maintenant si avancée qu’il était peu probable qu’on pût obtenir des faits de cette nature pour en faire usage à temps, aussi le conseil vit-il la nécessité de donner une nouvelle tournure à ce point essentiel de la cause. En conséquence il se plaignit de ce que l’accusation avait négligé de montrer dans la vie passée de l’accusée quelque chose qui autorisât à la déclarer coupable des crimes dont elle était accusée. « Marie Monson apparaît ici, continua-t-il, avec une aussi bonne réputation qu’aucune autre femme de notre population. C’est une présomption de la loi, et vous aurez raison, Messieurs, de regarder la prisonnière comme innocente jusqu’à ce qu’on ait prouvé qu’elle est coupable. » La conséquence tirée du silence de l’accusation n’était pas absolument logique peut-être, mais Dunscomb voulait préparer le jury à entendre une défense qui ne s’expliquerait pas à ce sujet, et à laisser croire que ce silence devait être imputé à l’accusation. Tandis qu’il traitait cette partie de la question, Williams prenait rapidement des notes, et Timms prévit qu’il avait l’intention de s’en servir au moment voulu.

Dunscomb fut naturellement obligé de déclarer à la Cour et au jury que la défense s’appuyait surtout sur l’insuffisance des preuves de la partie adverse. Ceci était tout à fait circonstanciel, et les circonstances, comme il espérait pouvoir en convaincre le jury, étaient de nature à admettre plus d’un sens. Toutes les fois que ce cas se présentait, c’était le devoir du jury de donner à l’accusée tout le bénéfice du doute. Le reste de l’exposé fut dans la forme hahituelle ; c’était un appel à la sympathie et à la justice du jury, présenté avec beaucoup de sagesse et de convenance.

Le docteur Mac-Brain parut alors à la barre. Après avoir répondu aux questions ordinaires, il fut interrogé de la manière suivante :

— Avez-vous vu les deux squelettes ici présents, et qui, dit-on, ont été trouvés dans les ruines de la maison des Goodwin ?

— Oui, je les ai vus avant l’enquête, et je les ai de nouveau examinés ici, à l’audience.

— Que dites-vous quant à leur sexe ?

— Je les crois deux squelettes de femmes.

— Êtes-vous certain de ce fait ?

— D’après la raison, oui, mais non d’une manière absolue. On ne peut se prononcer avec une certitude complète dans un cas semblable, surtout quand les restes sont dans l’état où on les a trouvés. Nous sommes principalement guidé par la grandeur comparative des os, et comme les os sont modifiés par l’âge du sujet, il y aurait témérité à être positif. Tout ce que je puis dire, c’est que je les crois tous deux des squelettes de femmes, le plus court surtout.

— Avez-vous mesuré les squelettes ?

— Je l’ai fait, et je trouve l’un un peu plus d’un pouce et demi plus court que l’autre. Le plus long a cinq pieds dans l’état actuel, tandis que le plus court a un peu moins de quatre pieds dix pouces et demi. Si ce sont des femmes, toutes deux étaient d’une grande taille, surtout la première. Je crois que les os des squelettes indiquent que ce sont ceux de deux femmes, et j’aurais eu la même opinion si je n’avais rien su des rapports parvenus à mes oreilles au sujet des personnes dont ce sont les restes présumés.

— Quand vous vous êtes d’abord formé une opinion sur le sexe des personnes dont voici les restes, aviez-vous appris qu’une Allemande demeurait dans la maison des Goodwin à l’époque du feu ?

— Je ne le crois pas, quoique j’aie tenu si peu compte de ces rumeurs que je ne sais trop où je fus la première fois instruit de cette circonstance. Je me rappelle néanmoins que j’étais sous l’impression que ces restes étaient sans contredit ceux de Pierre Goodwin et de sa femme quand je commençai à les examiner, et je me souviens parfaitement de ma surprise quand la conviction traversa mon esprit que c’étaient deux squelettes de femmes. D’après la nature de ce sentiment, je suis assez porté a croire que je puis bien n’avoir pas entendu parler de l’Allemande à cette époque.

Le contre-interrogatoire du docteur Mac-Brain fut très-long et méticuleux, mais il n’affectait pas essentiellement la substance de son témoignage, au contraire, il le fortifiait plutôt, puisqu’il avait été à même de s’expliquer plus catégoriquement dans l’interrogatoire de Williams qu’il ne pouvait le faire dans l’enquête. Toutefois il ne put aller plus loin que de donner son opinion, refusant de se prononcer positivement sur le sexe de l’un ou de l’autre individu dans l’état où se trouvaient les restes.

Quoiqu’on n’obtînt rien de positif par ce témoignage, l’esprit des jurés se porta avec attention sur la circonstance de la disparition soudaine et inexplicable de l’Allemande ; ce qui permettait d’élever des doutes sérieux concernant le sort de cette personne. C’était une chose triste à penser qu’indépendamment du témoignage de Mac-Brain, on ne pouvait guère présenter d’autres preuves positives en faveur de l’accusée. Il est vrai que l’insuffisance de celles qu’avait produites l’accusation pouvait être d’un grand secours à la prisonnière, et Dunscomb vit bien que sur ce point reposait tout espoir d’acquittement, mais il ne put s’empêcher de regretter, et cela avec amertume, que la résolution inébranlable de sa cliente de rien faire connaître de sa vie passée dût nécessairement affaiblir la cause, si Marie Monson était innocente, et dans la supposition contraire, fortifier l’accusation. Un ou deux autres médecins furent interrogés pour appuyer l’avis de Mac-Brain ; mais les restes étaient dans un tel état qu’ils rendaient tout témoignage discutable. Un témoin alla même jusqu’à dire, il est vrai, qu’il croyait pouvoir distinguer certains signes indubitables du sexe dans la longueur des membres inférieurs, et autres preuves de cette nature ; mais Mac-Brain lui-même fut forcé de convenir que de semblables distinctions étaient très-vagues et peu satisfaisantes. Son opinion, à lui, reposait plutôt sur la petitesse des os en général que sur toute autre preuve.

Ce fut le cœur gros et non sans avoir jeté plus d’un avide regard vers la porte, dans l’espoir de voir entrer Michel Millington, que Dunscomb déclara que la prisonnière n’avait pas d’autres témoignages à présenter.

Le résumé de part et d’autre offrit un débat grave et solennel. Ici Williams fut mis de côté, et, dans une occasion aussi sérieuse, l’attorney du district préféra remplir lui-même son devoir. Dunscomb fit un noble appel à la justice de la Cour et du jury, les avertissant tous deux du danger de se rendre trop facilement à une évidence circonstancielle. C’était la meilleure preuve possible, il en convenait, quand les circonstances étaient suffisamment claires, quand on montrait suffisamment qu’elles étaient hors de doute. Que Marie Monson habitât avec les Goodwin, qu’elle fût dans la maison à l’époque de l’incendie et du meurtre, si jamais pareils crimes avaient été commis, qu’elle se fût échappée et que ses effets eussent été sauvés, tout cela en soi n’avait aucune valeur. En effet, sur plusieurs de ces points les dépositions étaient plutôt favorables que contraires. Les témoins pour l’accusation avaient démontré qu’elle était dans sa chambre sous le toit quand l’incendie avait éclaté, qu’elle avait été sauvée avec peine. Cela était un fait essentiel, et Dunscomb en tira grand parti. Une incendiaire irait-elle se mettre dans une position où sa propre vie serait en danger, et cela dans des circonstances qui ne rendaient nullement cette mesure nécessaire ? Puis tous les faits concernant la résidence et les habitudes de Marie Monson parlaient en sa faveur. Pourquoi serait-elle demeurée si longtemps dans le cottage, si son dessein n’avait été que de voler ? L’idée de la faire appartenir à une bande qui l’avait envoyée à la découverte pour l’exécution de ses plans était absurde ; car qui aurait empêché un homme de cette troupe d’exécuter ces crimes d’une manière plus expéditive et sans la moindre perte de temps ? Non, si Marie Monson était coupable, sans aucun doute elle l’était pour son compte ; elle avait agi dans un but incertain et avec une main de femme. Le jury devait écarter toute idée de complicité et ne tenir compte des dépositions que pour ce qui regardait les actes de l’accusée. Des complices, surtout de la nature qu’on les supposait, auraient beaucoup simplifié toutes ces misérables menées, ils eussent rendu inutiles le meurtre et l’incendie ; les hommes hardis et forts ne commettent ces crimes que quand la résistance les y oblige. Évidemment il n’y avait pas eu de résistance, comme le démontrait la position où les squelettes avaient été trouvés. Si un meurtre avait été commis directement, ce devait être par suite du coup qu’on remarque sur les têtes, et on priait le jury de considérer si une femme délicate comme Marie Monson avait même la force physique nécessaire pour frapper un tel coup, avec quelque instrument qu’il fût donné. On n’avait rien trouvé près des cadavres, et aucun preuve d’un pareil coup n’était devant le jury. Un témoin avait déclaré que le soc d’une charrue gisait près des restes, et on avait montré que Pierre Goodwin gardait de semblables objets dans un grenier au-dessus de sa chambre à coucher. Il avait insinué la possibilité que le feu eût commencé dans ce grenier où aboutissait le tuyau d’un poêle. Selon lui, il pouvait se faire que le feu eût consumé les poutres du plancher, et que le soc de la charrue fut alors tombé et eut frappé les têtes du couple endormi d’un coup qui les aurait étourdis, s’il ne les avait pas tués, les rendant ainsi incapables de se soustraire à l’action de l’élément destructeur.

Mac-Brain avait été interrogé sur ce point ; nous n’en avons pas fait mention alors pour éviter des répétitions, lui et les deux autres docteurs favorables à la défense avaient essayé de placer le soc de la charrue sur les crânes, et ils furent d’avis que les coups pouvaient bien avoir été assénés par ce soc ; mais Marie Monson ne pouvait faire usage d’un semblable instrument, cela ne faisait pas l’ombre d’un doute. Si le soc de la charrue avait porté le coup (et le témoignage à ce sujet méritait toute considération). Marie Monson était alors innocente de tout meurtre commis par des moyens directs, mais si elle avait mis le feu à la maison, elle était probablement coupable du meurtre aussi bien que de l’incendie. Mais l’eût-elle fait sans pourvoir à sa sûreté ? Or, on avait démontré jusqu’à l’évidence qu’elle avait été retirée au moyen d’une échelle et à travers une fenêtre, et qu’il n’y avait pas d’autres moyens de se sauver. Dunscomb raisonna sur ces différents points avec beaucoup de force et d’adresse, ses déclarations étaient si nettes, ses déductions si logiques, sa manière d’argumenter si franche, qu’il avait produit un grand effet avant de terminer cette partie de son sujet. Il est vrai qu’il lui restait encore une difficulté plus grande à résoudre, et il ne l’aborda pas sans crainte.

Nous voulons parler de la pièce d’or qu’on alléguait avoir été trouvée dans la bourse de Marie Monson. Dunscomb n’eut pas de peine à se débarrasser de la frétillante veuve Pope ; mais la famille Burton lui donna plus de mal. Cependant c’était son devoir de chercher à s’en délivrer, ou du moins d’affaiblir assez leur témoignage pour donner à sa cliente le bénéfice du doute. Il n’y avait en vérité qu’une manière de le faire, c’était de faire entendre au jury qu’il était probable que la pièce avait été changée en passant de main en main. Il est vrai qu’il n’était pas facile d’insinuer quelque raison plausible qui aurait poussé à commettre cette tromperie, mais c’était un point légal et important de montrer que cette pièce n’avait pas été constamment sous l’œil et le contrôle du coroner. S’il y avait possibilité d’échange, le fait parlerait et devait parler en faveur de sa cliente. Mistress Burton avait sur ce point fait des révélations qui donnaient à la prisonnière le droit d’insister sur ce fait devant les jurés, et son conseil ne manqua pas de le faire avec clarté et énergie. Après tout c’était là le point le plus délicat de la cause, et il était difficile d’obtenir une solution tout à fait satisfaisante.

La péroraison de Dunscomb fut digne, touchante, éloquente même ; il montra cette femme, si jeune, seule et sans défense, entourée d’étrangers et traînée à la barre sous le poids de charges aussi graves ; il fit ressortir tout ce qu’il y avait de noble et de distingué, de délicat et de charmant dans sa tenue, sa personne et ses manières ; et il demanda s’il était quelqu’un qui, avec l’âme et les sentiments d’un homme, pût croire qu’un être semblable eût commis les crimes imputés à Marie Monson.

L’appel fut puissant et dura juste assez pour produire un effet complet et favorable. Tous, juges, membres du barreau, jurés auditeurs, étaient en larmes. La prisonnière seule resta l’œil sec, mais sa figure était émue et animée : son empire sur elle-même était presque surnaturel.