Les Mœurs du jour (Cooper)/Chapitre IV

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 30p. 38-54).



CHAPITRE IV.


Que mes actions retombent sur ma tête ! La loi, la peine et les clauses stipulées dans mon billet, voilà tout ce que je réclame.
Shylock.



Les yeux de Dunscomb se fixèrent avec attention sur l’étrangère à mesure qu’elle s’avançait vers la place occupée par les témoins. Ses traits dénotaient l’agitation à coup sûr, mais il n’y vit pas les indices d’un crime. Il était si peu probable d’ailleurs qu’une jeune femme de cet âge et de cet extérieur fût coupable d’un si noir forfait, et cela pour de l’argent, que toutes les chances étaient en faveur de son innocence. Pourtant il y avait, sans aucun doute, dans sa situation, des circonstances qui provoquaient le soupçon ; il avait trop d’expérience dans les voies étranges et inexplicables du crime pour n’être pas circonspect dans ses conclusions.

La figure de Marie Monson était en ce moment tout à fait découverte, car l’usage veut que les femmes qui servent de témoin ôtent leur chapeau, afin que les jurés puissent observer leur physionomie. Et quelle physionomie que la sienne ! Délicate, ouverte, ayant à peine une trace des passions ordinaires, inspirée comme par une lumière intérieure, ainsi que nous l’avons déjà donné à entendre. La jeune fille pouvait avoir vingt ans, bien que plus tard elle déclara en avoir un peu plus de vingt-un la période la plus intéressante peut-être dans l’existence de la femme. Les traits en détail n’étaient pas réguliers, et un artiste aurait pu découvrir dans sa beauté, sinon des défauts positifs, du moins quelques imperfections ; mais nul être humain ne pouvait lui disputer l’expression et l’éclat. C’était un mélange d’intelligence, de douceur, d’animation, de candeur féminine qui ne manqua pas de faire impression même sur une foule déjà presque convaincue de son crime. Quelques-uns commencèrent à le mettre en doute, et la plupart des assistants trouvèrent la chose des plus étranges.

Les journalistes prirent des notes en jetant des regards empressés sur le témoin, et John Dunscomb, assis auprès d’eux, découvrit qu’il y avait des différences matérielles dans leurs descriptions ; mais tous s’accordaient dans l’éloge de sa grâce et de sa beauté.

Marie Monson trembla un peu lorsqu’elle prêta serment, mais elle avait évidemment fortifié ses nerfs pour l’épreuve. Les femmes sont très-capables de se maîtriser, même dans des situations aussi étrangères à leurs habitudes, si elles ont le temps de se composer et de s’avancer sous l’influence de résolutions mûrement prises. Telle était probablement la disposition d’esprit de cette jeune femme solitaire et en apparence sans amis ; bien que pâle comme la mort, elle avait l’air calme. Nous disons — sans amis, — car mistress Jones elle-même avait donné à entendre à tous qu’elle avait recueilli l’étrangère dans sa maison par un sentiment de devoir général, mais nullement poussée par un intérêt particulier ou individuel pour sa position : elle lui était aussi inconnue qu’à tout autre dans le village.

— Voulez-vous avoir la bonté de nous dire votre nom, l’endroit de votre résidence ordinaire et voire occupation habituelle ? demanda le coroner d’un ton sec et froid, après toutefois avoir offert un siège au témoin par déférence pour son sexe.

Si la figure de Marie Monson était pâle un moment auparavant, elle devint alors écarlate. La teinte du ciel, dans une soirée du mois d’août, quand des rayons de feu embrasent l’horizon, est à peine plus brillante que ne le fut celle qui remplaça sur ses joues la pâleur première. Elle ne voulait pas plus dire son vrai nom qu’en donner un faux sous la solennelle responsabilité d’un serment. Dunscomb comprit l’alternative où elle se trouvait.

— Comme membre du barreau, j’interviens en faveur du témoin, dit-il en se levant ; selon toute évidence, elle est ignorante de sa véritable position ici, et conséquemment de ses droits. Jack, procurez-vous un verre d’eau pour la jeune dame ; — et jamais Jack n’obéit avec plus de vivacité à une injonction de son oncle. — Un témoin ne peut convenablement être traité comme un criminel ou comme suspect sans être informé que la loi n’exige pas de lui, dans de semblables circonstances, des réponses qui puissent le compromettre.

Dunscomb avait plus écouté ses sentiments que ses connaissances légales en faisant cette objection, d’autant plus qu’on n’avait pas encore adressé à Marie Monson une question bien insidieuse. Le coroner le comprit, et ne manqua pas de faire entendre qu’il sentait toute la faiblesse de l’objection.

— Les coroners ne sont pas précisément astreints aux mêmes règles que les magistrats ordinaires, fit-il observer tranquillement, quoique nous respections également les règles de l’évidence. Nul témoin n’est tenu, dans une enquête, de répondre à une question qui puisse l’incriminer. Si la dame déclare qu’elle ne désire pas dire son vrai nom, comme pouvant l’incriminer, je n’insisterai pas moi-même sur la question, et ne permettrai pas à d’autres d’insister.

— C’est très-vrai, Monsieur ; mais la loi ne requiert, dans ces formalités préliminaires, que les renseignements convenables pour dresser le procès-verbal. Je conçois que, dans ce cas particulier, on puisse varier la question en demandant : « Vous êtes connue sous le nom de Marie Monson ? »

— Quel grand mal peut-il y avoir pour cette jeune femme à donner son vrai nom, monsieur Dunscomb, puisque j’apprends que vous êtes cet avocat distingué ; si elle est parfaitement innocente de la mort des Goodwin ?

— Une personne parfaitement innocente peut avoir de bonnes raisons pour désirer cacher son nom. Ces raisons se corroborent en regardant autour de nous, et en apercevant un comité de journalistes, tout prêts à donner de la publicité à tout ce qui se passe ; — mais, on servirait mieux la fin de la justice, si l’on me permettait de conférer avec le témoin en particulier.

— Très-volontiers, Monsieur. Emmenez-la dans une des salles du jury, et je ferai comparaître un autre médecin à la barre. Quand vous aurez terminé votre consultation, monsieur Dunscomb, nous serons disposés à poursuivre avec votre cliente.

Dunscomb offrit son bras à la jeune fille ; et la conduisit à travers la foule, pendant qu’un troisième médecin prêtait serment. Ce témoin confirma toutes les opinions du docteur Coe, traitant avec très-peu de respect les suppositions que les squelettes étaient ceux de deux femmes. Il faut convenir que l’étrangère soupçonnée perdit beaucoup de terrain dans le cours de cette demi-heure : d’abord, la discussion à propos du nom fut reçue en grande partie comme un aveu de culpabilité ; car l’argument de Dunscomb, que des personnes très-innocentes pouvaient avoir bien des raisons de cacher leur nom, n’eut pas beaucoup de poids auprès du bon peuple de Biberry ; de plus, tous les doutes levés par la suggestion du docteur Mac-Brain concernant la nature des squelettes, furent de fait écartés par le témoignage du docteur Short, témoignage qui corroborait et soutenait si pleinement celui du docteur Coe. Tellement les Américains sont accoutumés, dans toutes les questions, à en référer de leur décision au nombre ! Et ce n’est pas exagérer la vérité sur ce point, que de dire que l’opinion d’une demi-douzaine d’arpenteurs campagnards, touchant un problème de géométrie, serait bien capable de l’emporter sur celle d’un professeur des observatoires de Paris ou de Londres. Les majorités sont le premier mobile de la plupart des esprits, et celui qui peut avoir le plus grand nombre de son côté a tout ce qu’il faut pour paraître dans le vrai, et recueillir les avantages de cette position.

Un quatrième et cinquième médecins furent interrogés, et partagèrent l’opinion du docteur Coe et de ses voisins. Tous donnèrent comme résultat de leurs recherches, que, selon eux, les deux crânes avaient été brisés par le même instrument, et que le coup, s’il ne causa pas une mort instantanée, avait dû éteindre tout sentiment. Au sujet du sexe, les réponses furent données d’un ton quelque peu hautain :

— La science est une bonne chose à sa place, fit observer l’un des derniers témoins ; mais la science travaille sur des faits connus. Nous savons tous que Pierre Goodwin et sa femme vivaient dans cette maison ; nous savons tous que Dorothée Goodwin était une forte femme, et que Pierre Goodwin était un petit homme ; qu’ils étaient à peu près de la même taille, en réalité, et que ces squelettes représentent exactement leur stature respective. Nous savons aussi que la maison est brûlée, que le vieux couple n’est plus, que ces os furent trouves dans l’aile de bâtiment où ils dormaient, et qu’on n’y trouva pas d’autres os. Maintenant, à mon jugement, ces faits ont beaucoup de poids, et même plus de poids que tous les raisonnements de la science. J’en conclus donc que ce sont là les restes de Pierre et de Dorothée Goodwin, et je n’ai pas le moindre doute à cet égard.

— M’est-il permis d’adresser une question à ce témoin, monsieur le coroner ? demanda le docteur Mac-Brain.

— Très-volontiers, Monsieur. Le jury désire avoir toutes les certitudes possibles, et notre seul objet est la justice. Nos interrogations ne sont pas très-rigides, quant à la forme, et il vous est loisible d’interroger le témoin à votre aise.

— Vous connaissiez Goodwin ? demanda directement le docteur Mac-Brain au témoin.

— Oui, Monsieur, parfaitement.

— D’après vos souvenirs, avait-il toutes ses dents ?

— Je le crois.

— Supposé que toutes les dents de la mâchoire supérieure soient tombées, et que le squelette que vous supposez être le sien ait encore toutes ces dents, regarderiez-vous encore les faits que vous avez avancés comme une preuve meilleure, ou même aussi bonne que l’évidence donnée par la science, qui nous dit que l’homme qui a perdu ses dents ne peut plus les avoir ?

— J’ai peine à appeler cela un fait scientifique en aucune manière, Monsieur : le premier venu peut juger de cette circonstance aussi bien qu’un médecin. S’il en était comme vous le dites, je considérerais la présence des dents comme une assez bonne preuve que le squelette était celui d’une autre personne, à moins que les dents ne fussent l’œuvre d’un dentiste.

— Alors pourquoi ne pas mettre tout autre phénomène anatomique, d’une certitude égale, en opposition avec ce qu’on rapporte généralement touchant l’aile du bâtiment, la présence de l’homme, et toutes les autres circonstances que vous avez mentionnées ?

— S’il y avait quelque autre fait anatomique avéré, je le ferais. Mais dans l’état où se trouvent ces restes, je ne crois pas que le meilleur anatomiste ose dire qu’il peut distinguer s’ils ont appartenu à un homme ou à une femme.

— J’avoue que le cas a ses difficultés, répondit tranquillement le docteur Mac-Brain ; cependant, j’incline vers ma première opinion. J’espère, monsieur le coroner, que les squelettes seront soigneusement conservés, aussi longtemps qu’il peut y avoir quelque raison de continuer cette enquête légale.

— Assurément, Monsieur. Une boîte a été faite à ce dessein, et ils y seront enfermés avec soin, dès que l’enquête aura fixé un jour. Il n’est pas extraordinaire, Messieurs, qu’il y ait désaccord entre docteurs.

Ceci fut dit avec un sourire, et eut pour effet de maintenir la paix. Le docteur Mac-Brain, pourtant, avait toute la modestie du savoir et ne cherchait jamais à faire montre de la supériorité de ses talents devant des personnes qu’on pouvait supposer moins instruites que lui-même. D’ailleurs, il n’était ici nullement certain de son fait, quoique très-enclin à croire que c’étaient deux squelettes de femmes. Le feu avait été assez violent pour déranger, jusqu’à un certain point, sinon pour effacer ses preuves entièrement ; et il n’était pas homme, dans un cas de cette importance, à préciser un fait sans une suffisante justification. Tout ce qu’il voulait pour le moment, c’était de réserver un point qui pouvait plus tard avoir une influence matérielle, en passant à l’état d’une conclusion formelle.

Il s’écoula une bonne heure avant le retour de Dunscomb conduisant Marie Monson à son bras. John suivait cette dernière d’assez près ; car, bien qu’il n’eût pas été admis dans la salle où cette longue conférence avait en lieu, il n’avait pas cessé d’arpenter tout le temps la galerie qui se trouvait devant la porte. Dunscomb avait l’air soucieux, et, suivant la pensée de Mac-Brain, très-habile à interpréter le langage de la physionomie de son ami, Dunscomb semblait désappointé. La jeune fille avait évidemment pleuré, et même à chaudes larmes. Il y avait sur son visage une pâleur, et dans sa personne un tremblement, qui firent supposer au clairvoyant docteur, que pour la première fois elle avait été à même de comprendre qu’elle était l’objet d’une si affreux soupçon. Ils ne furent pas plus tôt assis tous deux sur leurs sièges, que le coroner s’apprêta à renouer l’interrogatoire interrompu.

— Témoin, répéta le fonctionnaire avec une affectation marquée, quel est votre nom ?

La réponse fut donnée d’une voix tremblante, mais avec assez de promptitude, comme si elle avait été préparée à l’avance.

— Je suis connue à Biherry, et dans les environs, sous le nom de Marie Monson.

Le coroner fit une pause, passa la main sur son front, réfléchit un instant, et renonça au projet à demi formé qu’il avait eu de pousser, aussi loin qu’il le pouvait, cette enquête spéciale. À dire vrai, il redoutait un peu M. Thomas Dunscomb, dont la réputation au barreau était trop bien établie pour avoir échappé à son attention. Aussi se décida-t-il, après tout, à accepter le nom de Marie Monson, se réservant le droit de pousser plus loin, dans la suite, son investigation.

— Quel est le lieu de votre résidence ?

— Pour le moment, ici ; dernièrement dans la famille de Pierre Goodwin, dont les restes sont supposés être dans cette salle.

— Combien de temps êtes-vous restée dans cette famille ?

— Neuf semaines jour pour jour. J’arrivai le matin, et le feu prit dans la nuit.

— Racontez tout ce que vous savez concernant ce feu, Mademoiselle, s’il vous plaît. Je vous appelle mademoiselle, parce que je suppose que vous n’êtes pas mariée.

Marie Monson se contenta d’incliner légèrement la tête, comme on le fait pour reconnaître qu’une remarque est entendue et comprise. Ceci ne satisfit qu’à moitié le coroner ; car sa femme, pour des raisons à elle, avait surtout désiré qu’il demandât à la jeune Monson, lorsqu’elle serait à la barre, si elle était mariée ou non. Mais il était trop tard alors de s’informer de ce fait intéressant, et l’interrogatoire continua :

— Racontez tout ce que vous savez concernant le feu, je vous en prie, Madame.

— J’en sais très-peu de chose. Je fus éveillée par une vive clarté ; je me levai et m’habillai comme je pus, et je me disposais à descendre les escaliers, quand je vis qu’il était trop tard. Je m’approchai alors d’une fenêtre, dans l’intention de jeter mon lit dehors et de me précipiter dessus, lorsque deux hommes apparurent, et dressèrent une échelle grâce à laquelle je sortis saine et sauve.

— Quelques-uns de vos effets furent-ils sauvés ?

— Tous, je crois. Les deux mêmes personnes entrèrent dans ma chambre et en jetèrent dehors mes malles, une boîte, un sac de nuit, une écritoire, et d’autres articles, ainsi que la plus grande partie de l’ameublement. C’était la partie du bâtiment qui prit feu la dernière, et on put impunément entrer dans la chambre que j’occupais, pendant près d’une demi-heure après ma sortie.

— Combien de temps avez-vous connu les Goodwin ?

— Depuis le jour où je vins pour la première fois habiter dans leur maison.

— Avez-vous passé dans leur compagnie la soirée de la nuit de l’incendie ?

— Non, je passais très-peu de temps dans leur compagnie, si ce n’est aux repas.

Cette réponse causa une légère agitation dans l’auditoire, dont la plus grande partie pensa qu’il y avait là une observation à noter. Pourquoi une jeune femme, qui vivait dans une maison si écartée de tout voisinage, ne passait-elle pas la majeure partie de son temps en compagnie de ceux avec qui elle habitait ?

— S’ils étaient assez bons pour demeurer ensemble, il me semble qu’ils pouvaient être bons assez pour se réunir, murmura une des plus actives bavardes de Biberry, d’un ton de voix assez haut pour être entendue de ses voisins.

Ceci était une simple allusion à une susceptibilité nationale augmentant de jour en jour et ayant trait à des prétentions personnelles : on considère généralement comme aristocratique de refuser de se mêler avec tout un chacun, lorsque la personne sujette à être remarquée a en apparence quelques avantages qui rendent ce commerce désirable. Tous autres peuvent agir suivant leur fantaisie.

— Vous n’étiez pas, alors, un membre ordinaire de la famille ; mais vous n’y étiez que pour un besoin tout personnel ? reprit le coroner.

— Je pense, Monsieur, que vous verrez, en y réfléchissant, que cet interrogatoire prend un cours très-irrégulier, dit Dunscomb en intervenant. Cela ressemble plutôt à l’interrogatoire d’un accusé qu’à une enquête.

— La loi permet les formes les plus libres dans tous les interrogatoires de cette nature, monsieur Dunscomb. Rappelez-vous, Monsieur, qu’il y a eu incendie et meurtre, les deux plus grands crimes dont les lois fassent mention.

— Je ne l’oublie pas, et je reconnais non-seulement tous vos droits, Monsieur, mais tous vos devoirs. Toutefois, cette jeune dame a des droits aussi, et elle doit être traitée d’une manière distincte suivant qu’on la considère ou comme témoin ou comme accusée. Si c’est à ce dernier titre, je vais l’avertir une fois pour toutes de ne pas répondre davantage aux questions dans l’état où sont les choses. Mon devoir, puisque je suis son conseil, m’oblige à le faire.

— Elle a donc régulièrement fixé son choix sur vous, monsieur Dunscomb ? demanda le coroner avec intérêt.

— Ceci est une affaire entre elle et moi. J’apparais ici comme conseil, et je réclamerai tous les droits de ce titre. Je sais que vous pouvez poursuivre l’enquête, sans que j’intervienne si vous le jugez convenable ; mais on ne peut priver un citoyen du bénéfice d’un conseil. Même le nouveau Code, l’invention la plus folle et la plus extravagante qu’enfanta jamais le génie égaré de l’homme, admettra ce point.

— Je n’ai nulle envie, monsieur Dunscomb, de vous créer aucun obstacle. Que chaque homme fasse son devoir. Votre cliente peut certainement refuser de répondre à toute question qu’il lui plaira, du moment que la réponse peut tendre à l’incriminer.

— Je vous demande pardon, Monsieur ; la loi est encore plus indulgente dans ces formalités préliminaires. Quand la partie se sait soupçonnée, elle a le droit d’éviter les questions qui peuvent militer contre ses intérêts ; autrement la protection si vantée que la loi étend si loin sur tout le monde qu’elle ne permet à personne d’être son propre accusateur, devient une pure fiction.

— Je m’efforcerai de poser mes questions de manière à lui laisser le bénéfice de tous ses droits. Miss Monson, on dit que, depuis ce feu, on vous a vu de l’or entre les mains ; avez-vous quelque objection à laisser voir cet or par le jury ?

— Pas le moins du monde, Monsieur. J’ai quelques pièces d’or elles sont ici dans ma bourse. Elles ne forment pas une grande somme. Vous avez toute liberté de les examiner à votre aise.

Dunscomb avait trahi un peu de malaise à cette question ; mais la manière calme et ferme dont répondit la jeune femme, et la froideur avec laquelle elle mit sa bourse dans la main du coroner le rassura, ou plutôt le surprit. Aussi resta-t-il silencieux, sans faire d’objection à cet examen.

— Il y a, dit le coroner, sept demi-aigles, deux quart-d’aigles et une pièce étrangère que je ne me rappelle pas avoir jamais vue auparavant. Comment appelez-vous cette pièce, monsieur Dunscomb ?

— Je ne saurais le dire, Monsieur ; je ne me souviens pas moi-même d’avoir jamais vu semblable pièce.

— C’est une pièce italienne, de la valeur d’environ vingt dollars, m’a-t-on dit, répondit tranquillement Marie. Je crois qu’elle prend le nom du souverain régnant, quel qu’il soit. Je la reçus d’un émigrant européen en échange de quelques pièces de notre monnaie, et je l’ai gardée comme une chose curieuse.

La simplicité, la distinction, pour ne pas dire la fermeté avec laquelle ces paroles furent prononcées, mit Dunscomb encore plus à l’aise, et dès lors il laissa l’interrogatoire suivre librement son cours. Tout cela ne l’empêcha pas d’être étonné qu’un être si jeune, et en apparence si privé d’amis, pût déployer tant de froideur et se posséder aussi bien dans des circonstances si critiques. C’est ce qui était, cependant, et il fut obligé d’attendre de plus complets développements afin de mieux comprendre le caractère de sa cliente.

— Mistress Pope est-elle présente ? demanda le coroner, la dame qui nous a dit hier avoir vu les espèces de feu mistress Goodwin, pendant la vie de la défunte.

Il était presque superflu de demander si une personne en particulier était présente, vu que tout Biberry à peu près était dans le palais de justice ou dans les environs. La veuve se leva donc à cet appel, et s’avançant avec empressement, prêta serment sur-le-champ, ce qu’elle n’avait pas fait la veille, et vint à la barre comme un témoin régulier.

— Votre nom ? demanda le coroner.

— Abigaïl Pope ; on ajoute : veuve de John Pope, décédé, dans tous mes papiers légaux.

— Très-bien, mistress Pope ; le simple nom suffira pour le moment. Votre résidence est-elle dans ce voisinage ?

— À Biberry. J’y naquis, j’y fus élevée, mariée ; j’y devins veuve, et je l’habite encore, et le tout à un demi-mille d’ici. Mon nom de fille était Dickson.

Tout absurdes et inconsidérées que ces réponses puissent paraître à bien des personnes, elles influèrent sur l’interrogatoire qui se poursuivait à Biberry. La plus grande partie de l’auditoire vit et sentit la différence entre les franches déclarations du présent témoin et les réserves manifestées par le précédent.

— Ah ça ! pourquoi cette Marie Monson ne pouvait-elle pas répondre à toutes ces questions aussi bien qu’Abigaïl Pope ? dit une bavarde à une troupe d’auditeurs. Elle a une langue assez bien pendue, quand elle juge à propos de s’en servir. Je parierais que personne ne peut répondre plus vivement qu’elle, quand elle veut obtenir quelque chose. Il y a une terrible histoire derrière le rideau, à mon avis, si l’on pouvait le soulever.

— M. Sanford le soulèvera, avant d’en avoir fini avec elle, je vous le garantis, répondit un ami. J’ai entendu dire que c’était le coroner le plus perspicace de l’État, quand il s’occupe chaleureusement d’une affaire. Il sera très-apte à se tirer de celle-ci, car nous n’avons jamais eu à Biberry rien d’à moitié aussi émouvant que ces meurtres. J’ai longtemps pensé jusqu’à ce jour, que nous étions en dehors du reste du monde ; mais notre temps est venu, et nous ne sommes pas encore à la fin.

— C’est déjà dans tous les journaux, s’écria une troisième. Biberry est en aussi gros caractères qu’York et Albany dans les colonnes de chaque journal de ce matin. Je déclare que cela me fit du bien de voir que notre petit endroit élevait sa tête parmi les grandes cités de la terre…

On ne peut savoir tout ce qui serait échappé à notre particulière en voie de patriotisme local, si le coroner ne lui eût enlevé ses auditeurs par la question suivante, adressée à la veuve :

— Avez-vous vu jamais quelque pièce d’or entre les mains de mistress Goodwin ?

— Plusieurs fois. Je ne sais si je pourrais dire souvent Cinq ou six fois au moins. J’avais l’habitude de coudre pour la vieille dame, et vous savez que lorsqu’on travaille de cette manière dans une famille, on devient, en fait de secret, presque aussi familier qu’un médecin.

— Reconnaîtriez-vous quelques-unes de ces pièces, si vous les revoyiez, mistress Pope ?

— Je pense que oui. Il y en a surtout une que je reconnaîtrais partout. C’est une pièce merveilleuse, et en vrai Californie, je crois.

— Quelques-unes des pièces d’or de mistress Goodwin ressemblaient-elles à celle-ci ? montrant un demi-aigle.

— Oui, Monsieur, c’est une pièce de cinq dollars ; j’en ai possédé une moi-même dans le cours de ma vie.

— Vous dites donc que mistress Goodwin avait des pièces semblables à celle-là ?

— Elle en avait au moins cinquante, je pense ; en somme, elle me dit qu’elle avait bien quatre cents dollars dans ce bas ; je me rappelle la somme, car cela sonne bien haut pour quelqu’un qui n’a jamais été dans la banque.

— Y avait-il quelque pièce semblable à celle-ci ? montrant à la veuve la pièce italienne.

— Voilà la pièce, la voilà. Je la reconnaîtrais entre mille. Je l’ai tenue dans mes mains plus de cinq minutes, essayant de lire le latin qui s’y trouve, et de le traduire en anglais. Tout le reste était de l’or américain, me disait la vieille dame ; mais cette pièce, disait-elle, était étrangère.

Cette déposition produisit une grande sensation dans la salle ; quoique mistress Pope fût bavarde, commère, et très-connue pour se mêler des affaires de ses voisins, personne ne la soupçonna d’avoir fabriqué une telle histoire après avoir prêté serment. La pièce d’or passa de main en main sur le banc des jurés, et chacun d’eux se sentit convaincu qu’il reconnaîtrait la pièce après une intervalle de plusieurs semaines. Dunscomb ajoutait probablement moins de foi au témoignage de la veuve Pope que toutes les personnes présentes, et il était curieux d’en examiner l’effet sur sa cliente. À sa grande surprise, elle ne manifestait aucun embarras : sa physionomie conservait un calme qui en ce moment lui semblait même aller jusqu’à l’adresse, et il témoigna le désir d’examiner lui-même la pièce d’or. Elle fut mise entre ses mains, et devint l’objet de sa plus vive attention. C’était une pièce rare, mais elle n’avait aucun défaut, aucune marque particulière, qui pût permettre à quelqu’un de la distinguer d’une autre pièce du même modèle. Le coroner devina ce qui se passait dans son esprit, et suspendit l’interrogatoire de la veuve, pour s’adresser à Marie Monson elle-même.

— Votre cliente, dit-il à M. Dunscomb, voit l’état de la question, et vous défendrez tous ses droits ; les miens m’autorisent à lui faire quelques questions, en rapport avec cette pièce de monnaie.

— Je répondrai à vos questions, Monsieur, sans aucune hésitation, répliqua l’accusée avec un degré de calme que Dunscomb trouvait étonnant.

— Depuis combien de temps cette pièce d’or est-elle en votre possession, Mademoiselle ?

— Depuis environ un an ; c’est à partir de cette époque que j’ai fait collection de l’or que je possède.

— A-t-elle été en votre possession sans interruption depuis lors ?

— Oui, Monsieur, autant du moins que je sache. Dans l’intervalle, cependant, elle n’est pas toujours restée dans ma bourse ; mais je ne pense pas que personne ait pu la toucher lorsqu’elle se trouvait ailleurs.

— Avez-vous quelques observations à faire sur la déposition que vous venez d’entendre ?

— Elle est parfaitement vraie. La pauvre mistress Goodwin avait certainement l’amas de pièces dont parle mistress Pope, car elle me l’a une fois montré. Je suis portée à croire qu’elle avait du plaisir à amasser, et non moins de plaisir à compter ses pièces et à les montrer à ses voisines. Je les ai examinées avec elle, et voyant qu’elle aimait beaucoup celles qui étaient rares, je lui en ai donné une ou deux qui m’appartenaient. Sans doute mistress Pope a vu une pièce semblable à celle-ci, mais certainement pas cette pièce elle-même.

— Vous prétendez donc qu’elle avait une pièce semblable à celle-là, laquelle pièce vous lui auriez donnée vous-même ? Qu’est-ce que mistress Goodwin vous a donné en échange ?

— Monsieur ?

— À quoi estimez-vous la valeur de la pièce italienne, et en quelle monnaie mistress Goodwin vous l’a-t-elle payée ? Il est nécessaire de ne rien oublier dans des cas de cette nature.

— Elle ne m’a rien rendu, Monsieur ; c’était un cadeau de ma part, et, par conséquent, il n’y avait rien à recevoir en échange.

La réponse fut accueillie avec peu de faveur. Il ne paraissait pas probable au peuple de Biberry qu’une femme inconnue et isolée donnât sans rétribution une pièce d’or de cette dimension, elle surtout qui s’était contentée de demeurer pendant deux mois sous les toits de la maison Goodwin, faisant maigre chère, et renonçant à tant de logements et de tables supérieures, qui auraient pu être à sa disposition. Le coroner lui-même partageait à cet égard les pensées du public, et Dunscomb vit que l’explication donnée par sa cliente aggravait les soupçons.

— Êtes-vous dans l’habitude, Mademoiselle, de faire ainsi des cadeaux de pièces d’or ? demanda l’un des jurés.

— La question est inconvenante, s’écria M. Dunscomb ; personne ne peut avoir le droit de la poser.

Le coroner reconnut la vérité de cette objection, et aucune réponse ne fut faite. Comme mistress Pope avait dit que d’autres voisines avaient vu le bas de mistress Goodwin, quatre autres témoins furent interrogés sur ce point. C’étaient quatre femmes qui avaient été admises par la défunte à régaler leurs yeux de la vue de son trésor. Une d’entre elles cependant avoua qu’elle avait un souvenir exact de la pièce particulière, qui était devenue le pivot de l’enquête ; encore ses souvenirs n’étaient-ils pas aussi précis que ceux de la veuve. Elle croyait avoir vu une pièce semblable en la possession de mistress Goodwin, quoiqu’elle convînt qu’il ne lui avait pas été permis d’y toucher ; chaque pièce lui passant devant les yeux sans sortir des mains de la propriétaire. Dunscomb crut devoir profiter de cette déposition pour faire remarquer au coroner qu’il n’était pas du tout surprenant qu’une femme si disposée à faire étalage de son trésor eût été volée et assassinée. » Cette remarque, cependant, manqua son effet par suite des développements que prenaient les soupçons à chaque déposition. L’impression générale faite sur le public fut qu’il y avait eu une longue préméditation, et que l’étrangère était venue, demeurer dans la maison, tout exprès pour avoir les facilités de commettre le crime.

Il restait encore à interroger un témoin, parent de la défunte, qui pour le moment se trouvait absent, mais qui avait été averti par le télégraphe de se rendre à l’enquête. Il y eut donc encore une suspension d’une heure, afin de donner le temps à la diligence d’arriver de la ville. Pendant cet intervalle, Dunscomb put voir avec quelle force les soupçons s’étaient enracinés dans l’esprit public ; mais ce qui lui semblait le plus étrange, c’était la parfaite tranquillité de la jeune fille, accusée de crimes si odieux. Il lui avait fait connaître la nature des soupçons qui pesaient sur elle, et elle avait reçu cette confidence avec un degré d’émotion qui l’avait d’abord alarmé, mais un calme inexplicable avait bientôt succédé à cette première explosion, et il avait besoin de chercher des preuves d’innocence dans cette physionomie si étrangement inspirée, qui semblait devoir soumettre tous les hommes à sa puissante influence. Lorsqu’il regardait l’étrangère, il ne pouvait la supposer coupable, mais lorsqu’il réfléchissait à tous les faits de la cause, il voyait combien il était difficile de faire partager aux autres la même opinion. Différentes circonstances, d’ailleurs, faisaient naître des doutes. Marie Monson avait refusé d’entrer dans aucun détail sur sa vie antérieure ; elle avait évité d’avouer, même à lui, son nom, son véritable nom ; elle s’était soigneusement abstenue de toute allusion qui aurait pu faire pressentir l’endroit de sa résidence antérieure, de tout fait qui aurait pu trahir son secret.

À l’heure fixée, la diligence arriva avec le témoin attendu. Sa déposition ne fit que confirmer ce qui avait été dit sur le petit trésor de sa parente, et sur l’endroit particulier où elle le renfermait. La commode avait été sauvée, car elle n’était pas dans la chambre à coucher de la défunte, mais formait le meuble principal de son petit parloir, et, ainsi que nous l’avons dit, on n’y avait pas trouvé l’argent. Ce qui semblait étonnant encore, c’est que chaque tiroir était soigneusement fermé à clef, et aucune clef n’avait été trouvée. Comme ces articles n’étaient pas susceptibles d’être fondus, quelque intense que fût la chaleur, on fit de longues et inutiles recherches parmi les ruines, on ne les trouva nulle part.

Vers neuf heures du soir, le jury revint pour prononcer le résultat de l’enquête. C’était un verdict de meurtre avec préméditation commis dans l’opinion des jurés, par la femme connue sous le nom de Marie Monson. Quant à l’accusation d’incendie, l’enquête du coroner n’y avait aucun rapport.

Un mandat fut immédiatement rédigé, et l’accusée mise en état d’arrestation.