Les Mémoires de Footit et Chocolat/Chapitre II


Pierre Lafitte et Cie (p. 17-24).


CHAPITRE II

Le Pudding de Mme Fips



Le pudding de Mme Fips était le fond de l’alimentation d’Arnold College, il en formait le principe et la base.

Invariablement, chaque repas débutait par ce pudding ; on apportait le pudding, et Mme Fips, qui présidait la table, remplissait les assiettes, impitoyablement ; et c’est seulement lorsqu’on était bourré de pudding : (— Mangez, mangez, insistait Mme Fips : il n’y a rien de plus sain que le pudding et de plus nourrissant !) — après cette cure de pudding, alors seulement apparaissait le maigre menu, — vraiment maigre, et vraiment menu — mais qu’importait, le pudding n’avait-il pas pris toute la place ?

Détestable et encombrant pudding de Mme Fips, moins détestable peut-être qu’encombrant : pendant quatre ans Footit a mangé ce pudding, et après trente ans passés, il lui semble parfois qu’il en mange encore !

Et voilà pourquoi Mme Fips, — Mme Fips à table : — Mangez, mangez, il n’y a rien de plus nourrissant ! — voilà pourquoi la physionomie de Mme Fips a toujours hanté les rêves de Footit, et pourquoi chaque fois qu’il a dû, pour quelque pantomime, se grimer en vieille dame, tout naturellement, inconsciemment presque, il a imité le bonnet, et les lunettes, et les anglaises encadrant la figure, et la façon de s’habiller, et la démarche, et les attitudes, et les tics de la respectable et redoutable Mme Fips.

Ah ! du moins, les vacances délicieuses que, loin de Mme Fips, de ses œuvres et de ses puddings passait alors le jeune Footit !

Pendant ces mois d’été, qui sont les mois de vacances, le cirque paternel ne séjournait pas à Manchester ; on allait de ville en ville, au gré d’une tournée fructueuse, mais aventureuse ; si bien que, la première année, le prévoyant M. Fips, ne sachant où diriger exactement son jeune élève, et dans la crainte que, de l’adresse qu’on lui avait indiquée, le cirque de M. Footit ne fût peut-être parti, — le prévoyant M. Fips avait mis le petit Footit dans le train à Nottingham, avec, suspendue autour du cou, une petite pancarte sur laquelle il avait écrit de sa plus belle ronde : Footit great allied circus.

Et sans doute l’homme de cheval qui dormait au fond du régent d’Arnold College enviait, à part lui, l’heureux collégien qui, pendant deux mois, pourrait se livrer réellement aux joies profondes de l’équitation : et le doux M. Fips s’en revenait de la gare en faisant tourner sa cravache avec plus de mélancolie…

Le meilleur temps des vacances du jeune Footit était en effet consacre à l’équitation ; il ne paraissait plus sur la piste, mais, presque chaque jour, on lui faisait monter les petits poneys qui figuraient le soir, dans la « chasse au Renard », le classique numéro des cirques d’alors ; et sa grande fierté était de pouvoir accompagner ainsi à la promenade l’écuyère remarquable qu’était sa mère : quelles jolies chevauchées, quelles équipées étonnantes, à raconter, à la rentrée, à ses petits camarades ! quels admirables souvenirs de vacances !

Cette fois, par exemple, où il revint au collège, le visage tout balafré par les griffes d’un ours : oui, l’ours du cirque, l’ours cavalier, qui tournait sur la piste, monté sur ce même petit poney que, dans la journée on prêtait au jeune Footit ; il y avait peut-être de la jalousie, en effet, de la jalousie équestre dans la façon dont il avait égratigné son jeune rival qui avait culbuté dans la fosse où on le tenait enfermé !…

Mais quelles balafres glorieuses pour un collégien, au milieu d’autres collégiens qui tout au plus furent égratignés par le chat d’une vieille tante, ou par quelque impatiente et taquine petite cousine !…

Et le jeune Footit grandissait ainsi parmi l’admiration de ses petits camarades, et, sans éclat mais non sans prestige, sur les bancs d’Arnold College, usait ses premières culottes, qui n’étaient pas cependant culottes de clown… Et puis un jour, comme il allait atteindre sa quatorzième année, un jour, en pleine étude, il fut brusquement mandé dans le cabinet où M. et Mme Fips tenaient leurs audiences.

Le vieux gentleman avait l’air plus triste et solennel que de coutume, et une émotion pas habituelle semblait colorer le visage d’ordinaire impassible de Mme Fips.

Une dépêche venait d’arriver, annonçant que le père de Footit était mort, et que la mère, d’urgence, rappelait son fils auprès d’elle.

L’enfant ressentit un gros chagrin, et, comme il ne faisait pas encore profession d’être clown, il n’eut pas à cacher ses larmes.

Son père, son maître, il songea qu’il ne le verrait plus, avec son maillot tout étincelant de paillettes, et sa perruque de folie, en haut de laquelle un papillon se balançait, — ce papillon qui l’intéressait tant, lui avait-on conté, lorsque son père, au moment de la représentation, se penchait sur son berceau pour l’embrasser, tout petit…

Il se rappela leurs exercices ensemble, et le grand mouchoir, dans lequel il lui sembla que, sur le moment même, il le serrait bien fort, — si fort que c’était son cœur qui, maintenant, s’en trouvait tout serre !

Et lorsqu’il eut fait ses adieux, rangé son bagage d’écolier, Footit descendit au jardin, — dans son jardin ; le fuchsia y était encore, le beau fuchsia donné par son père ; l’enfant cassa une petite branche…

Cette tige desséchée et ces feuilles fanées, Footit ne s’en sépare jamais.

La prospérité du « Footit great allied Circus » ne devait pas survivre longtemps à son directeur ; la mère de Footit manquait de l’activité nécessaire pour assurer le succès de la considérable et difficile entreprise qu’est, avec son personnel, son matériel, ses chevaux, un grand cirque ambulant.

Et puis, le jeune Footit n’avait point tardé à sentir une autre influence grandissante dans la maison, une autorité à laquelle il se heurtait et dont il souffrait, celle de l’écuyer Batty, qui, par la suite, devait d’ailleurs épouser sa mère.

Ce Batty n’était pourtant pas un méchant homme, mais avec lui, sans savoir pourquoi, Footit n’arrivait pas à s’entendre ; c’étaient constamment des discussions et des scènes où le jeune Footit s’irritait de voir que sa mère ne lui donnait pas toujours raison.

Tant qu’un beau jour Footit quitta brusquement le cirque maternel et se rendit à Londres, auprès de son oncle Sanger, dont la compagnie équestre était également fort avantageusement connue en Angleterre, et même sur le continent.

L’oncle Sanger, quand son neveu lui eut fait part des difficultés qu’il rencontrait chez lui, et de l’honneur qu’il sollicitait d’être engagé dans sa troupe, tout d’abord ne répondit rien ; ce n’était pas un bavard, ni un expansif, que l’oncle Sanger, c’était un homme d’action.

Donc, sans cesser de mâchonner le cigare éteint qu’il avait toujours au coin de la bouche — et que les jaloux l’accusaient même de « chiquer » un peu, — le directeur de la Sanger’s Company dit que l’on allât chercher Tom o’Shanter et qu’on l’amenât sur la piste.

Tom o’Shanter était un cheval admirable, mais qui avait la réputation solidement établie et justement méritée de n’être pas commode.

Quand les hommes d’écurie virent, sur l’ordre de son oncle, Footit enfourcher Tom o’Shanter et piquer des deux, ils se poussèrent du coude, clignèrent des yeux, et se mirent à regarder tout de suite à terre, pour apercevoir aussitôt l’endroit où ce jeune téméraire allait infailliblement rouler dès le premier tour.

Mais la perspicacité des hommes d’écurie fut ici en défaut : contrairement à tout espoir et à toute apparence, Tom o’Shanter, sous la direction de Footit, s’était soudainement humanisé, — si tant est que l’on puisse dire d’un cheval qu’il s’« humanise » ; — le certain est qu’il avait trouvé son maître, et un maître qui lui plaisait.

Et quand, après quelques classiques exercices de haute école exécutés avec la sûreté et l’aisance la plus parfaite, Footit eut ramené devant son oncle un cheval qui se laissait conduire, vraiment, de la meilleure grâce du monde, l’oncle Sanger, ayant pris le temps de rallumer son cigare, ce qui était la seule façon qu’on lui connût de traduire ses émotions, l’oncle Sanger dit simplement :

— Tu débuteras demain soir, mon garçon !

Et c’est ainsi que Footit entra au cirque Sanger, et c’est comme écuyer du cirque Sanger qu’il allait faire sa première tournée en France.

Ah ! cette vie du cirque en tournée, l’arrivée dans les villes, la cavalcade !

Footit devait prendre part à la cavalcade, debout sur un char traîné de six chevaux ; et il n’a jamais oublié son angoisse quand, dans la première ville, à Dunkerque, il s’aperçut, au moment de partir, que ses camarades — farce classique et que l’on ne manque jamais de faire aux débutants — ses camarades s’étaient amusés à embrouiller ses rênes : et je vous laisse à penser s’il est facile de s’y reconnaître parmi les rênes embrouillées dont s’attellent six chevaux !

Footit ne se fâcha pas, en quoi il fut sage ; car il est important, dans cette existence nomade, de prendre allègrement les choses et de montrer que l’on a bon caractère ; c’est que l’on a sans cesse besoin les uns des autres, au hasard des étapes, selon les exigences de la route, et les mauvais coucheurs risqueraient de coucher parfois à la belle étoile…

En général, on compose des escouades de quatre, dont chacun, tour à tour, a mission d’assurer le vivre et le couvert de ses trois compagnons.

L’escouade de Footit ne fut pas la moins joyeuse.

Un soir, qu’après le spectacle ils regagnaient l’auberge où Footit, « fourrier » de semaine, était venu, dans la journée, retenir deux chambres, comme ils s’étaient un peu attardés, que l’aubergiste avait le sommeil dur, ou qu’il était peut-être sourd, ou pour toute autre raison, — bref, ils ont beau sonner, carillonner, la porte reste close.

— Sommes-nous bêtes, dit Footit, qui, levant le nez en l’air, aperçoit, entr’ouvertes, deux fenêtres au premier : voilà nos chambres !

La courte échelle, un rétablissement, et Footit est dans la chambre, en effet, mais dans une chambre dont le lit est déjà occupé par un voyageur, lequel, réveillé brusquement, pousse un cri, prêt à bondir sur l’intrus ; mais Footit s’excuse :

— Pardon ! nous nous trompions d’étage !

Et comme une apparition, ou mieux une disparition, il disparaît, d’un saut, par la fenêtre, retombe au milieu de ses compagnons, et constate tout bonnement :

— Ce n’est pas au premier, les chambres, c’est au second !

Et voilà pour montrer que, malgré l’avis de certains médecins, il n’est pas toujours bon de dormir les fenêtres ouvertes…